dimanche 22 novembre 2020

Les choses de la vie

 

                 Les choses de la vie

Un objet ? Quel objet ?

Objectum : ce qui est placé devant. Ce qui est jeté en avant.

Il y a toujours eu des objets en travers de mon chemin, devant moi, depuis toujours. Chaque fois que quelqu’un prononce ce mot j’ai envie de m’enfuir. D’objecter. Objection votre honneur, pourrait être mon cri de guerre ou plutôt de résistance. Il n’y a pas de bons objets, ils sont tous maléfiques, ils sont tous ligués contre moi. Dès ma naissance, le Grand Comploteur en Chef des Objets a décidé de me nuire et ma vie n’est plus depuis qu’un long combat perdu d’avance contre l’univers entier des objets inanimés. Il est donc hors de question d’en trouver le moindre qui m’évoquerait autre chose qu’un souvenir cuisant. Heureusement j’ai une grande faculté d’oubli, c’est sans doute mon arme la plus redoutable.

Ai-je une tête de bricoleur ? d’artisan habile ? de manipulateur dégourdi ? de magicien de la disparition et de la réapparition ? Peut-être, nous n’avons pas toujours la tête qui nous ressemble. Mais je suis certain de n’être rien de tout cela : un objet ne disparaît que lorsque je le perds au moment où j’en ai un besoin urgent, et s’il réapparaît je n’y suis pour rien et seulement quand il est redevenu inutile. Je n’ai jamais ramassé une feuille avec un râteau alors que je m’en suis pris beaucoup. Et la tasse de café que tu vois là devant moi, je ne la boirai pas : dans vingt secondes et peut-être moins elle va se renverser sur mon pantalon blanc. Voilà, qu’est-ce que je te disais !

Pour cette raison, je ne porte jamais de pantalon blanc, ils sont complices, la tasse et lui, je le sais. Tous les objets du monde sont complices, ils se donnent le mot, ils se donnent la main, ils se passent la consigne. Je suis cerné. L’armée des ombres m’entoure, qu’ils soient fabriqués, artisanaux ou industriels, en cristal ou en plastique, décoratifs ou utilitaires, ou bien qu’ils soient naturels, cailloux vulgaires ou précieux, bois mort ou flotté, ossement ou rosier grimpant. Même un grain de sable trouvera le chemin de mes machines. Une fois j’ai été attaqué par des pétales de tulipes, une autre j’ai presqu’été asphyxié par des ognons.

Il y a longtemps que les ognons ne me font plus pleurer. J’ai acquis au bout de toutes ces années, ces soixante-quinze ans d’expérience, une résistance à toute épreuve. Je sais où trouver instantanément la trousse à pansements dès que je m’empare d’un couteau, d’un marteau ou d’une hache. Je précise que, dans ces cas là, je suis le seul en danger, je n’ai jamais blessé personne. Je ne bois que des liquides de la couleur de mes habits. Je n’écris qu’avec le stylo à bille juste acheté chez le papetier, les autres sont secs à tous les coups. Je regarde l’heure au clocher, ma montre retarde ou avance selon son humeur. J’ai toujours un serrurier qui attend mon retour pour m’ouvrir la porte de ma maison.

Et naturellement, cela va de soi, je ne m’assois jamais sur une chaise sans avoir au préalable longuement négocié sa bienveillance provisoire.

Ainsi, il faut que les choses soient parfaitement claires : je ne désignerai jamais un objet générationnel, d’enfance ou de vieillesse, du bon vieux temps ou du mauvais temps jeune, sur lequel m’attendrir et rêvasser, il en profiterait pour me jeter son venin, son écharde, son huile bouillante ; et je n’en choisirai aucun pour en décrire la nuisance quand bien même tout serait vrai, et en l’occurrence tout sera vrai forcément, car derechef il se vengerait même à dix-mille kilomètres de distance en plein confinement.

Voilà. Je suis désolé les amies et les amis, tous inclusivement accordés dans la règle de proximité, mais cette fois-ci et malgré toute ma bonne volonté, je n’écrirai rien.

mardi 17 novembre 2020

Paul et Pablo

 

Description du tableau – Monologue - Dialogue

Vous l’avez reconnu. C’est un tableau de Cézanne, les joueurs de cartes. Deux personnages enchapeautés jouent aux cartes. Ils sont assis de part et d’autre d’une table rouge recouverte d’une toile cirée rouge aussi, vermillon peut-être, il faut faire attention pour nommer les couleurs, j’ai affaire à de sérieux connaisseurs. Deux rouges voisins, tirant sur l’orange, mais pas identiques, rendant distinctes les deux matières, le bois peint et la toile cirée. Cézanne était un bon peintre, le saviez-vous ?

Ils tiennent leur jeu en main, l’air absorbé. Par le jeu ou par leurs pensées ? Je penche pour les pensées. Je ne sais pourquoi, une mélancolie dans les expressions, d’ailleurs la partie n’a pas commencé et personne ne semble vouloir taper le carton. Une bouteille entamée coupe le tableau en deux parties égales, ils sont sans doute dans un café aux murs rouges, d’un rouge violacé cette fois. Un miroir au mur reflète la fenêtre derrière le peintre, car il y a un peintre pour les peindre, ces deux hommes, et ce serait Cézanne que je n’en serais pas plus étonné que cela. Il ne s’est pas montré dans le miroir où pourtant il doit bien se refléter, ne suivant pas ainsi l’exemple du Velázquez des Menines, mais il n’y a pas oublié le lampion rouge, encore, qui éclaire la salle, ni les rideaux tirés pour protéger de la nuit extérieure.

L’homme à gauche fume la pipe. Il a pignon sur rue et ne vient pas très souvent dans ce café. Il est peut-être clerc de notaire. Voilà, clerc de notaire. « Je n’aime pas rentrer trop vite chez moi, je préfère m’arrêter ici quand mon travail ne me retient pas, pour passer le temps et fumer la pipe. Je ne sais pas pourquoi ce gars, client du café, un habitué visiblement, m’a proposé de jouer contre lui pour savoir qui paierait la bouteille. L’enjeu est modeste mais je ne suis pas trop mauvais aux cartes. Je ne me doutais pas que l’autre serait si fort. Parce qu’il est fort, le bougre, il a pris de l’avance et il va falloir que je me remue. C’est rare de tomber sur des jeunes à la fois subtils et chanceux. C’est un gars du coin malgré son accent, tout le monde a l’air de le connaître, finalement je comprends pourquoi il ne trouvait personne avec qui jouer. Trop net pour être ouvrier sortant de son atelier, trop flou pour être employé sortant de son officine, voilà, je devine, c’est un artiste. Du genre à être copain avec Paul Cézanne, qui nous croque depuis son chevalet et que j’ai reçu naguère à mon étude ».

Il regarda son jeu un instant et avant de se décider à entamer la partie, songea encore un peu à son adversaire : « Comment s’appelle-t-il déjà ? Ah oui, je me souviens, Pablo. ».

Il posa l’as de carreau, celui qu’on voit dans sa main, et dit à Pablo :

La Pipe : « Il me semble que c’est à vous de jouer, monsieur Pablo.

Pablo : « Oui, excusez-moi, j’avais la tête ailleurs. Figurez-vous que ma femme vient de découvrir que j’ai une copine et qu’elle m’a mis dehors il n’y a pas plus d’une heure.

La Pipe : « Mais aussi, ce n’est pas raisonnable !

Pablo : « Qu’est-ce qui n’est pas raisonnable ?

La Pipe : « De se faire prendre, monsieur Pablo. Alors, que comptez-vous faire ? Car si votre agilité matrimoniale vaut celle que vous avez aux cartes, vous allez vite trouver une solution !

Pablo : « Pour le moment je n’en ai pas, de solution comme vous dites, surtout que ma copine, pas plus tard que ce matin, m’a annoncé qu’elle était enceinte et qu’elle veut se marier.

La Pipe : « Je vois que vous avez tous les atouts dans votre jeu, félicitations ! Il va y avoir du grabuge au moment de l’héritage. On connaît la chanson et les chanteuses.

Pablo : « Ne m’en parlez pas. Toutes mes femmes m’ont déjà fait signer plein de papiers auxquels je ne comprends rien et j’aurais bien besoin d’un notaire pour m’aider à y voir clair.

La Pipe : « Clair de notaire, en quelque sorte, et je le suis, clerc. Spécialiste du monde artistique à l’étude Belin, Belin & Belin associés.

Pablo : « Vous tombez pile alors, car je suis, moi, artiste, artiste peintre, comme l’autre olibrius qui nous travaille sur sa toile. J’ai déjà ma petite réputation mais une grande carrière m’attend, pour sûr. Tenez, échec et mat !

La Pipe : « Attendez, ce n’est pas aux échecs que nous jouons !

Pablo : « Mais si, le jeu de cartes n’est qu’une couverture et Monsieur Cézanne déteste les damiers.

La Pipe : « Alors, pour la couverture, je surcoupe.

Pablo : « Inutile, vous avez perdu.

La Pipe : « Tant pis pour moi, la bouteille est à mettre sur mon compte et je vous la laisse terminer. Vous savez, ennuis pour ennuis, je ne sais pas si les vôtres sont pires que le mien, parce que visiblement vous, vous ne vous ennuyez pas dans vos ennuis, alors que je ne peux même pas vous raconter ma vie.

Pablo : « Comment cela ?

La Pipe : « Parce que je n’en ai pas, de vie, voilà tout. Maintenant, il faut que je rentre chez moi. Un bouillon, et au lit ».

Tristement, le clerc de notaire déplia son grand corps maladroit, salua son partenaire et s’éloigna dans la nuit sans regarder l’ébauche du tableau. Il pensa que ce n’était pas une si mauvaise soirée, de perdre une bouteille et de gagner comme client Monsieur Pablo Picasso.