dimanche 28 mai 2023

L'ancêtre que je ne connais pas

 

 


Pour en avoir entendu parler, j’en ai entendu parler. Et depuis tout petit. A côté du tintamarre familial où il trônait au bout de la table des souvenirs, auréolé de prestige, il y avait la voix de ma mère, pudique et tristounette qui me changeait de son autorité insubmersible, et qui me pénétrait bien plus que ses injonctions quotidiennes justement par cette étrangeté de ton, sans doute le plus émouvant maintenant que j’y repense. Pour être juste avec elle, je n’ai pas été encombré par ce qu’elle m’a raconté de son père, car j’ai peut-être oublié de commencer par lui, mon grand-père maternel. Elle était secrète à son sujet et je me souviens de ce qu’elle en disait et de sa relation à lui à cause de la force que je devinais en elle qui la poussait à nous en parler, à nous ses enfants.

Hormis de petites anecdotes de son enfance où le père n’était pas directement concerné et que j’ai oubliées, un évènement est resté gravé là sans y penser. Combien de fois a-t-il été évoqué ? Deux, trois quatre ? Disons quatre et n’en parlons plus, sur tout le temps que nous nous sommes frictionnés, de la naissance de son aîné, moi, à la fin de sa vie, à elle. Et quand elle en parlait, de son père, elle disait « mon père ». Papa était réservé à son mari quand elle nous le désignait, par exemple pour aller chercher une autorisation ou présenter nos résultats. Débonnaire, il nous regardait arriver inquiets, il faisait semblant de froncer les sourcils, et nous repartions avec une absolution non méritée mais définitivement efficace. Le reste du temps, il avait son prénom et on l’entendait retentir dans la maison pour le dîner.

Alors ce sera quatre fois. Quatre fois au cours de nos âges, elle m’a expliqué qu’un jour, elle avait vingt ans juste sonnés, elle a dit au revoir à son père et en l’embrassant, elle a reçu la certitude que c’était la dernière fois, une sorte d’éblouissement tragique. Ce fut la dernière fois.

Mon grand-père était un soldat. Pire. Un légionnaire. De ceux dont le départ à son travail de colonel consistait à se hisser sur un chameau pour partir plusieurs mois en méharée dans le désert, comme on le voit dans de vieux ciné-club qui passent des films en noir et blanc avec Jean Gabin. Bon, on peut avoir en tête que les combats au Maroc avaient une forte odeur de colonialisme, mais je n’ai pas envie ici de polémiquer avec moi-même. Avec son régiment ou seul ou en petite troupe, il parcourait ergs, hamadas, montagnes, défilés et grands espaces, et quelquefois il dormait là-haut en laissant l’animal trouver seul le chemin. D’oasis en oasis il rencontrait les chefs traditionnels et tissait des liens entre les cultures autour d’un thé ou d’un narguilé.

Il était connu comme son képi blanc dans tout le grand sud marocain, algérien, sahraoui. Mais ce n’est pas maman qui m’a vanté cet homme-là. Elle laissait dire les repas de cousinade, les grandes tablées d’été, les panégyriques et les apologies. Comptait pour elle celui qui revenait régulièrement et qui veillait à ce qu’elle et ses sœurs fussent élevées comme leurs frères, instruites comme eux, et qu’elles aillent aux universités comme ils voulaient le faire, comme elles voulaient le faire. Elles n’étaient pas nombreuses en ce temps-là, surtout chez les bonnes gens de la bonne société de Rabat, les filles qui partaient loin et seules pour des études supérieures, mathématiques ou médecine. Sa sœur fit médecine, maman mathématiques, et je suis encore vivant aujourd’hui bien sûr par maman mais aussi par sa sœur qui m’a soigné in extremis en un bas-âge de pénurie.

Mais vint cette fois-là qu’il n’est pas revenu. Orgueilleux comme le sont parfois les colonels qu’on voit dans ces vieux films, il s’est exposé à une embuscade dont il avait parfaitement conscience, par un caprice de cour de récréation, laissant sa femme et leurs cinq enfants continuer leur vie sans lui. Juste pour prouver qu’il avait raison à un imbécile de général. La haie d’honneur que ses ennemis lui ont faite s’apercevant qu’ils l’avaient tué ne l’a pas ressuscité.

Il est le héros, oncles et tantes l’ont ainsi transmis à mes cousins, vie glorieuse, mort glorieuse, souvenir glorieux, plaque de marbre dans son village natal, monuments ici et là dans le désert aujourd’hui recouverts de sable. Admiration familiale perpétuelle depuis tout petit. Mais moi, je sais bien que ma mère est restée inconsolable, et si elle n’a jamais hurlé avec les loups, le vacarme n’a pas cessé en elle-même. Je ne peux pas l’aimer, ce grand-père là qui m’a juste légué son orgueil mal placé.


 

jeudi 25 mai 2023

Une brève histoire de chêne

Je ne comprends pas. J’étais bien, au milieu de mes fourrés, mes fougères et mes ronces. Mes collègues se tenaient à bonne distance, laissant assez de lumière pour que tout ce que la cellulose compte de broussailles foisonne et prospère. La vie grouillait dans ce petit monde obscur, je la sentais sur mes racines et mon écorce.

Ça gratte, ça galope, ça murmure, ça couine, ça piaille, impossible de s’ennuyer, et le grand que j'étais savait faire l’impassible ; mais je ne m’en régalais pas moins. Et pas un roseau à l’horizon.

Et voilà qu’une bande de malotrus bruyants, brutaux, bravaches, a débarqué avec d’énormes machines, qu’ils ont tout rasé autour de moi et que, à l’aide d’une grue grise et grinçante, ils m’ont arraché à ma terre natale. Quarante ans effacés d’un coup, quarante fois trois-cent-soixante-cinq passages du soleil à mon zénith, sans compter les 29 février.

Ils m’ont coupé mes plus belles branches pour faciliter le transport comme ils disaient, m’ont basculé sur la remorque en m’enlaçant de cordes râpeuses sans ménager ma peau fragile, et le convoi exceptionnel a traversé tout le pays, escorté de son lot de gyrophares, pour entrer dans la grande ville. La grue qui m’avait arraché m’a suspendu dans le vide, racines en bas et tête en l’air, encore heureux, et m’a laissé tomber dans un trou qui se trouvait là, comme par hasard, au milieu du parc. Sans doute avait-il été creusé là exprès, va savoir.

Au milieu du parc. C’est le mot qu’ils employaient, le parc. Est-ce que j’ai une tronche à être parqué ? J’ai l’air malin maintenant, tout dénudé en ce début décembre encore doux, j’ai ma pudeur. Rien ne me cache, une immense plaine de graviers m’entoure et j’aperçois là-bas, derrière un étang morose, quelques bouleaux maigrichons et deux sapins dépressifs. Je ne peux même pas leur faire signe et je ne suis pas sûr que mes signaux racinaires leur parviennent, les parois du trou sont compactes et ils sont bien éloignés. Parlons-nous seulement la même langue ?

On m’a dit, c’est un écureuil du bon vieux temps qui me l’a dit, que des arbres comme moi il en existe tout autour de la terre. Il avait beaucoup voyagé, en vrai, pas comme ces écureuils de pacotille qui pédalent sans avancer dans leur cage tournante. Alors pourquoi m’a-t-on planté là, à grands renforts de moyens mécaniques et sans être sûr que je survive, vous croyez qu’ils auraient pris soin de mes milliards de radicelles ? A vrai dire, je ne me sens pas très bien.

Deux jours de coma. Au petit lever, un homme était assis tout près de mon tronc et il grattait doucement, comme naguère les blaireaux et les moineaux. Il grommelait d’un air mécontent et c’est cela qui m’a réveillé : son air mécontent. Je ne peux me l’expliquer, mais d’emblée il m’a paru sympathique. J’entendais mal, je ne suis pas très entraîné aux grommelis. Mais j’ai deviné qu’il était inquiet pour ma santé qu’il appelait bizarrement « la reprise », et il était en colère contre le transporteur, il l’appelait « les sauvages ». C’est ainsi que j’ai su avoir cessé de vivre deux jours et même qu’il m’appelait, moi, « le chêne ». Il allait bien falloir que je les apprenne, tous ces mots dont je n’avais pas besoin dans la forêt.

Ils m’éviteront d’avoir l’air gland.