lundi 25 octobre 2010

Par coeur !

Un très vieux commentaire sur un très vieux billet me revient en mémoire. Une vieille soupe dans un vieux pot, une vieille rengaine, un bon lieu commun de derrière les fagots. C’est l’heure de la récré, dernière station avant l’autoroute, histoire de faire le plein.

Il est de bon ton de dénigrer les apprentissages par cœur. Les scolophobes y vont de leur couplet sur le formatage de ces malheureuses têtes blondes embrigadées dans la violence étriquée des enseignants routiniers, et sur cette insupportable compétition dont ils ne sortiront pas vivants. Un des points de fixation de leur détestation est cet apprentissage là, par cœur, et la phrase de Montaigne revient à chaque instant dans leur langage, une histoire de tête bien faite et de tête bien pleine.

Quand je vous disais qu’il fallait faire le plein.

Or, contrairement à une idée très répandue ici, le "par cœur" n'est pas nul et je peste derechef contre tout ce que j'ai lu sur les ondes et dans la toile, sans parler des livres savants et des discours libertaires. Je dois m'absenter quelque temps et je fais dans la précipitation un billet sur le sujet. J’en connais du monde qui va vouloir m’écharper, je serai loin et je contemplerai des paysages paisibles en vous ayant oubliés. Déchaînez-vous, ma modération viendra tardivement et je n’ai même pas peur.

D'abord c'est une gymnastique. Tu vois le monsieur là-bas au fond de la salle, il prend un poids dans chaque main et il ne cesse de monter et descendre pendant dix minutes chaque matin, bon, 1.5 kg chaque poids, faut pas exagérer non plus, mes biscotos sont plutôt des biscottes. Il n'empêche qu'une journée sans ces poids tôt le matin, vers 10h30, est une journée qui boîte. Gymnastique, donc.

C’est aussi un confort mental aussi. Oui parfois on apprend sans comprendre ; on ânonne un texte, on recopie dix fois une formule alambiquée, on se répète cent fois une date. Et un beau matin, deux jours, deux mois deux ans deux décennies plus tard, pouf, bon sang mais c'est bien sûr, la pièce du puzzle qui s’était endormie dans l’oubli tombe pile dans le trou qui avait sa forme, et le voile se lève, comme le mécanisme secret d’un coffre-fort bien gardé se met en marche après avoir appuyé sur la tête de méduse posée à l’autre bout du séjour. Celui qui n'a jamais appris par cœur sous prétexte que c'est nul n'aura jamais connu cette sorte d'illumination subite, et aura perdu la connaissance de grandes joies, mais si messie.

Faculté de pensée enfin. Qui a appris par cœur se trouve débarrassé des contingences de la synthèse, lorsqu'il faut tout à coup penser, trouver le pourquoi du comment, le détail qui cloche, la parole menteuse qui semble si limpide, démêler le vrai du faux. Le « par cœur » devient un outil d'une efficacité redoutable, qui permet d'aller directement de la cause à l'effet sans passer par la case factuelle, sans passer par les lacets, les dérives, les apprentissages, tout ce qui faut connaître pour comprendre et qui ne peut, parfois, n'être connu qu'avant de comprendre.

Alors oui, il faut lister les verbes irréguliers, les tables de multiplications, qui prétendra parler anglais s'il ne connaît pas les verbes irréguliers, ou l'italien s'il n'en connait pas les pluriels, qui comprendra l'histoire s'il ne sait pas énumérer les faits dans le bon ordre, s'il ne sait que ceci est contemporain de cela, s'il ne se souvient pas de la dépêche d'Ems et de la défenestration de Prague, qui saura les enjeux internationaux de l'Iran et de la Chine d'aujourd’hui s'il n'en connaît pas les montagnes, les déserts, les climats, ne serait-ce qu'un peu ?

Il ne suffit pas de laisser la curiosité s’emparer spontanément du cerveau pour avancer dans la rieuse descente, il faut aussi, quand la pente devient montée raide, pousser un peu celui qui traîne, et non seulement le pousser, mais lui expliquer comment il peut faire cet effort sans trop de mal, car le geste appris est parfois, souvent, toujours, plus économe que le geste inné.

Nous sommes tous là à déblatérer sur Haïti ou sur Almadinejab, et nous ne savons ni l'altitude géographique de Téhéran ni la distance entre l’île blessée et Cuba ou la Floride. C'est le « par cœur » et lui seul, pourtant, qui nous donnera ces informations, qui nous les mettra assez profondément dans l'esprit pour nous aider ensuite, mais seulement ensuite, à comprendre ou du moins à se forger des outils pour ne pas se laisser embarquer dans les propagandes des uns et des autres.

Tant qu'on n’a pas appris par cœur, on ne sait pas à quoi servira cet apprentissage que l’on dit « nul ». Je n'aime pas ce que tout le monde dit : « cela ne sert à rien et il vaut mieux apprendre à comprendre ». Apprendre à comprendre, la formule magique, et vous voilà contents de vous. Content de vous, certes, mais pour comprendre, il en faut aussi, du « par cœur ». La comprenette ne naît pas sous le sabot du cheval mais aussi du vague savoir qu'on a emmagasiné dans sa petite tête. Sans forcément la gaver, il a bien fallu y mettre un peu de lest, un peu de plomb, à chacun ensuite de le changer en or. Il ne suffit pas de taper un mot clé dans gogueule ni se promener en dilettante dans Wiki-piéton pour accéder à « el connocer », comme me disait mon ami espagnol.

Vous ne connaissez pas mon ami espagnol. Fils de paysan du plus aride Aragon qui soit, il marchait avec moi dans les champs secs quelque part vers Teruel. Et il se plaignait de la dureté des temps et du temps, et de la terre ingrate, du soleil écrasant qui brûle tout pendant trois mois et du vent fou qui gèle tout pendant six mois. Comme je lui demandais ce qu’il lui faudrait pour que ce soit moins dur, il m’a répondu « el connocer ». Et pour l’obtenir, ce connocer dont rêve le paysan aragonais, il ne suffira pas de faire du par cœur, je le sais comme tout le monde et je ne vais pas prétendre ce qui n’est pas, mais il en faudra, bel et bien, et un peu plus que juste un peu. Quand le vent à décorner les taureaux souffle sur la Sierra de Gudar, sans le plomb dans la cervelle impossible de garder pied à terre, tu seras éparpillé aux quatre horizons façon puzzle et plus personne ne saura qui tu es, pas même toi.

Voilà, c'était ma mauvaise humeur d'avant que je parte. Bises à toutes et salut à tous, à dans trois semaines.

mardi 19 octobre 2010

Le portefeuille et le cerveau.


Naturellement, il faut se mettre dans le contexte pour y comprendre quelque chose. Alors, un petit effort de résumé des épisodes précédents, s’il te plaît.

Il y a actuellement un pays en Europe où les dirigeants momentanément élus tentent d’imposer une réforme des retraites, s’appuyant sur une confortable majorité dans les deux chambres du parlement. L’approche idéologique de cette réforme la rend injuste et incertaine et provoque, avec des arguments plus ou moins recevables, une forte résistance dans le pays.

Personne n’est dupe de cette bataille. Ce n’est pas la protestation par la grève ni par la manifestation que la réforme sera annulée, ajournée, amendée, refondue. Il faudra un nouveau parlement et de nouveaux dirigeants. Il faudra que ceux-ci aient compris que le pays est prêt à accepter une réforme, mais que celle-ci doit être convaincante et pérenne. Pérenne, pour toute société humaine, signifie au mieux deux générations. La bataille est donc non point une bataille technique, à coup d’année butoir et d’âge canonique ou non, mais une bataille d’opinion publique, une bataille en vue d’un rendez-vous démocratique dans dix-huit mois.

Non que les arguments techniques échangés ne servent à rien. Les syndicats, qui connaissent la question, sont dans leur rôle de vouloir négocier, car ils ont leur mot à dire et ont des compétences qu’on feint d’ignorer, et ils sont prêts à accepter bien plus qu’on imagine dès lors que certains fondamentaux sont respectés. Mais on ne veut pas les entendre. Les politiques qui aujourd’hui combattent aux côtés des syndicats feront bien de les écouter dès maintenant, car un jour ils seront face à face pour travailler la question, si la bataille tourne en leur faveur.

Il résulte de ce qui précède que l’utilisation des arguments, et des mots pour habiller ces arguments, est tout sauf négligeable. On sort ici de la seule technique comptable, démographique, économique, pour entrer dans la validation des postures des une et des autres. Et l’on voit bien que ce que chacun cherche, c’est à disqualifier le discours adverse. Surtout les arrogants du haut du pavé, à mon sens, mais je sais de quel bord je suis, et si je dis que le ministre du travail de ce pays dont je parle est totalement disqualifié à mes yeux pour défendre sa réforme, je sais bien que je participe à ce que désormais je vais nommer le discours ambiant.

Une de mes blogueuses amies, Akynou, a récemment et vertement répondu à un blogueur connu, Thomas Legrand, au sujet d’une remarque qu’il a formulée sur le niveau de vie des parents des lycéens qui manifestent, disant que ces parents avaient eu une vie plus confortable que celle qui s’annonce pour les lycéens. Cette remarque, qui n’a aucune pertinence vis-à-vis de la réflexion sur la réforme des retraites, est très clairement inscrite dans le discours ambiant. Je n’ai pas pu discerner pourquoi Thomas Legrand l’avait formulée, car le reste de son billet était plutôt convaincant. Il est ainsi des dérives qui s’instillent dans la pensée, et il faut les déceler à temps.

Akynou, dans sa réponse, a plaidé que le soi-disant confort des parents était très surestimé, et que beaucoup de lycéens manifestent justement parce qu’ils voient bien à quel point leurs parents doivent se battre pour assurer une vie correcte et boucler les fins de mois. Elle donne son exemple personnel à l’appui de sa réponse.

Voilà l’état des lieux. J’avais commenté une première fois la réponse d’Akynou qui en a été surprise. J’ai donc récidivé, je suis un récidiviste forcené comme on les aime dans ce pays dont je parle, et le présent billet longuement introduit est le texte de cette récidive. Pour plus de détails, il y a le site du billet d’Akynou en cliquant (avec douceur et parcimonie) sur son nom.
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Bonjour. C'est peu de dire que le sujet est d'abondance, et je ne crois pas pouvoir clarifier les choses en un commentaire. Je vais donc me contenter d'aggraver mon cas.
Luciole a raison, c'est le discours ambiant que je ne supporte pas. Cette façon de jeter à la tête des gens, qu'ils soient parents d'élève, fonctionnaires, ouvriers, chômeurs ou cadres supérieurs, l'épaisseur de leur portefeuille pour décider de ce qu'ils doivent penser et de ce qu'ils doivent faire est parfaitement inacceptable. Mais Akynou a bien lu ce dont il s'agit, sauf que cela reste bien dans le sujet.
Je m'explique. Akynou, c'est à toi que ce discours s'adresse (comme dit l'autre).
Ton plaidoyer bien écrit, sincère et véridique, vise à réfuter l'argument selon lequel les parents des lycéens ont connu une vie meilleure que celle qui s'annonce. Entre nous, je ne sais pas à quoi sert cet argument dans le texte de Thomas Legrand, et c'est peut-être pour cela que je semble être hors sujet. Je crains de trop bien le savoir, en réalité.
Or, pour revenir au discours ambiant évoqué au début et auquel ne participe que trop la remarque de Thomas Legrand à laquelle tu as répondu, j'ai effectivement trouvé les germes de ce discours ambiant dans ta réponse, Akynou. Tu restes sur le terrain glissant de nos ennemis et ce faisant, j'ai eu l'impression que tu validais leur posture.
Ce n'était pas intentionnel de ta part, évidemment, et je suis un peu trop chatouilleux sans doute. Mais j'ai voulu exprimer l'idée que ce n'était pas exactement la réponse qui convient aux arguments des gens qui cherchent à disqualifier le combat contre les retraites. Probablement Thomas Legrand non plus ne veut pas disqualifier ce combat, mais c'est bien ce qui au final arrivera si l'on continue à se jeter des arguments sur les revenus des uns et des autres, et sur la belle vie du passé et sur le sombre avenir.
Je ne demande qu'une chose, moi, c'est le vivre, cet avenir, et être là dans cent ans pour assister à la montée des eaux que nous prédisent les apocalypteurs, pour voir le triomphe de l'Europe éclatée en guerre, et les ouvriers à 1 euro par jour sans sécu.
Je raille, hein, et je déraille aussi. L'avenir sera celui auquel nous aussi nous travaillons, auxquels les jeunes commencent déjà à travailler, et il sera différent de ce que nous vivons, il sera très difficile mais ils sont mieux armés que nous ne le serons jamais, il sera plein d'espoirs aussi. Tant de choses enthousiasmantes se mijotent dans les arrière-cours, que nos arrogants du haut du pavé ne sauront empêcher.
Alors j'ai pris comme exemple mon cas personnel de, comment dis-tu déjà, Akynou, nanti, voilà, c'est le mot que tu me plaques, nanti. Et ta réaction vient bien sûr confirmer mes craintes, je l'ai bien cherché, il y avait forcément de la provocation dans mes mots.
Ce ne sont pas mes revenus qui me poussent à considérer que cette réforme des retraites est injuste, ratée, inefficace et brutale, et qu'il faut la mettre au panier (pas la main, hein, la réforme, la main c'est pour mettre à la pâte). C'est une réforme idéologique qui ne garantit rien sur l'avenir, sinon plus de pression sur les plus fragiles, pour une société de plus en plus déglinguée. Or, ce que devient la société m'importe plus que tout, car de ce devenir là dépend le devenir de nos enfants et probablement aussi, mais je ne garantis rien, leurs fins de mois.
Tu le sais si tu me lis, que le fonctionnement de la société est un de mes péchés mignons.
Pour rebondir sur Clopine (si je peux me permettre, Clopine, je ne vous prends pas pour un ressort, quoique), les trente glorieuses de nos parents et de notre enfance n'ont pas été si glorieuses et elles laissent même quelques goûts amers, de récents films en sont le témoignage. La vie qui s'annonce pour les nouvelles générations nous inquiète à juste titre, ce n'est pas une raison pour prétendre que c'était mieux avant, avant quoi, avant qui, d'ailleurs.
La référence à un passé récent soi-disant confortable n'est qu'une des nombreuses manières de disqualifier le discours de ceux qui combattent ces sortes de réformes, et de dresser les unes contre les autres les générations successives, en prétendant par exemple que les anciens vivent à crédit sur les nouveaux. Le pire est que ce genre de propos est pratiqué tout autant à droite qu'à gauche.
Il leur appartient de combattre, aux nouvelles générations, ce qu'elles font visiblement, et sans se faire manipuler malgré les provocations dont même sans preuves je vois bien l'origine, comme nos parents le firent, avec les provocations de leur temps, Papon n'était pas là pour rien, et comme nous l'avons fait et le faisons parfois encore mais j'avoue ma maladie de la foule qui m'en écarte chaque jour un peu plus.
Et pour commencer, aller voter comme il faut, car contrairement à la légende détestable, le vote a son importance et le blanc bonnet n'a pas la même couleur que le bonnet blanc.
Dernière phrase avant la panne sèche: Platon était un noble riche de la haute société athénienne. Aristote le conseiller du prince, Montaigne était un grand propriétaire terrien (et vigneron) anobli aussi depuis son père. Montesquieu était un seigneur tout aussi vigneron et son vin est encore un grand vin, Marx est mort plutôt miséreux.
Ils n'en sont pas moins tous des phares de la pensée humaine, et si je tends à réfuter Platon et Aristote, à aimer Montaigne, à suivre Montesquieu et à retravailler Marx, ce n'est pas pour leur niveau de vie mais pour ce qu'ils ont écrit.
Alors, comme je me prends simultanément pour eux cinq en un seul, mon niveau de vie ne fait rien à l'affaire, seule compte l'épaisseur de mes chevilles.
Ben quoi ? Si on peut plus rigoler ...
...

dimanche 17 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Quatorzième mouvement : le chant du départ.

Quatorzième mouvement : le chant du départ.

C’était le dernier soir sur la place. Je me faisais ces remarques et je n’en étais pas attristé. Ce ne sont que banalités associées au nombre des années, et même si l’on se sait immortel, rien n’est plus apaisant que de considérer sa mort. J’étais heureux de constater que les musiques que j’aimais, que j’aime, et le mot ne suffit pas à dire à quel point elles me sont vitales, ne végétaient pas au creux d’un microcosme édenté, mais qu’elles marchaient tête haute sur le pavé sonore des rues de la cité, des cités, et que le danger de les voir mourir étouffées dans la prolifération des paillettes était un tigre de papier. De savoir qu’elles continueraient d’être vitales pour tant de monde sous une forme qui ne m’appartient pas de décrire ni même de rêver, me consolait de l’inévitable décompte.

C’était le dernier soir, la dernière séance, la dernière séquence. Cohen et Zorn nous attendaient là-bas dans l’angle sud-est. J’avais volé un programme en échange de trois euros, il était temps si je voulais ensuite faire mon savant. Le lendemain, nous devions partir, éviter le Cullum déchaîné, je suppose qu’il s’est taillé un franc succès, la jaserie de demain n’aura pas besoin de lui il remplit bien assez le présent ; nous devions du coup renoncer à Kyle Eastwood qui piquait ma curiosité. Les raisons n’étaient pas musicales, je ne connais de Kyle que les musiques des films de son père, et bien sûr c’est le fait du père qui m’attire. Ce n’est pas sérieux n’est-ce-pas ?

Ce n’est pas sérieux du tout, où donc sont passées les théories musicales les hologrammes et l’an zéro ? J’aime le cinéma, et dans le cinéma j’aime le cinéma américain, et dans le cinéma américain j’aime le cinéma de Clint. J’aime aussi le cinéma italien, et le western, et le western italien, et Sergio Leone, mélanger le tout, faire chauffer un bon quart d’heure, on obtient une forte curiosité pour assister à un concert de Kyle Eastwood.

Des mystères de la motivation des gens.

Mais Jim m’a regardé en rigolant, il a placé Jamie Cullum en travers du chemin, sa voix de stentor, son souigne de pachyderme. Alors j’ai mis ma curiosité dans ma poche, mon mouchoir par-dessus, et je me suis inscrit dans un hôtel à Bazas, histoire de visiter le Sauternais avec des amis venus du Nord. Il paraît qu’on y trouve de bonnes choses, dans le Sauternais.

Je chanterai en partant « it-don’t-mean-a-thing-if-it-ain’t-got-that-swing ». Ce sera moins bien que par Louis et Duke, mais ce sera une leçon que le bel anglais devrait faire sienne. Même cette chaussette noire d’Eddie Mitchell sait ce que placement de voix veut dire et il n’a pas tord de reprocher aux chanteurs anglais en général de ne jamais être au bon endroit dans le tempo. J’ai dit anglais, je n’ai pas dit écossais ni américains, mais bien anglais comme on dit Élisabeth Windsor. C’est une affaire que je laisse aux spécialistes mais je l’entends bien de mon oreille : Sinatra m’est conté, Jon Hendricks, Ray Charles, Stacey Kent, ils sont nombreux les élus du camp du souigne, ils sont de tous bords. Mimi Perrin elle-même est là, dans la liste. Inutile d’aller chercher dans le sud profond ou dans Harlem, ce n’est ni une question de géographie ni une question de gènes ni une question de langue maternelle. C’est un savoir, qui se découvre si l’on a de la chance, qui s’apprend si l’on a du talent, et qui se bichonne comme on bichonne un vieux vin ou un petit jardin. Il faut être humble pour atteindre un jour le balancement du rêve, humble et patient, l’oreille grande ouverte, et ne pas battre des pieds ou plutôt, ne pas croire qu’il suffit de battre des pieds.

« It-don’t-mean-a-thing-if-it-ain’t-got-that-swing », camarade Jamie, camarade Johnny, camarades Beatles, vous me la recopierez cent fois de vive voix.

Le dernier soir s’est évanoui dans notre fatigue. Il fallait partir le lendemain. Quitter les lieux. Laisser place nette. Renoncer au concert gratuit debout qui était offert avec l’abonnement de six soirées. Nous avons donné les billets un peu précipitamment à des gens dont nous avons découvert qu’ils n’iraient pas. Trop tard, on ne reprend pas. J’ai regretté cette spontanéité étourdie, mais tout le monde sait que les regrets n’ont aucun sens. D’autres peut-être profiteront de l’aubaine, l’histoire ne nous appartient pas quand bien même nous y aurions contribué si peu que ce soit. Bagages faits, coffre bien rempli jusqu’au dernier mouchoir à laver, nous sommes sortis de la cour de nos hôtes et avons directement pris la route de la place.

Il n’était pas question de ne pas saluer Jim pendant son heure de vacance, quand le monde dort encore de la nuit blanche qui précède. Nous sommes arrivés félinement le long du lac, nous nous y sommes attardés, enfin nous pouvions y rêvasser un peu, nous avons louvoyé entre les allées et venues des campeurs affairés, puis nous avons trouvé un coin surveillé pour poser l’auto chargée de tous nos trésors.

Un pianiste jouait avec entrain sous les arbres à côté de l’église. Nous nous sommes arrêtés pour écouter, encore écouter, quelques autres promeneurs se sont groupés dans le silence qui entourait les notes fragiles. Nous avons visité l’église que nous avions négligée depuis le début. Il faut toujours visiter les églises des villages, sept à huit siècles nous y contemplent. Nous avons rejoint la place. La musique aussi se reposait. Les marchands du temple grignotaient au bord de leurs étals, qui ses planches, qui ses frusques, qui ses verroteries. On sentait l’odeur du foie gras frais dans la brise. Nous avons mangé du foie gras frais au son de la cloche de la Mairie. Nous avons posté encore trois cartes, puis continuant le tour, nous avons mangé des acras de morue. Bu du Jurançon pour pousser le Ti-Punch. Essayé la jupe bouffante serrée aux chevilles tant à la mode, enfin pas moi, je ne sais pas comment on nomme cet accoutrement, un truc ethnique, sarouel, non ? Salué les touareg. Remonté la rue de l’Est.

Nous avons pris tout notre temps. Bazas n’est pas loin et nous n’y sommes attendus que le soir, nos amis venus du Nord y arriveront très tard. Comme le lièvre, nous avons musardé. Il n’y avait aucun enjeu sinon celui de la politesse du cœur. Voilà. Nous avons salué Jim sans lui promettre de revenir. Peut-on prendre de telles promesses ? L’enthousiasme du moment, l’émotion du départ, conduisent à des serments sans lendemain qu’on pourrait vouloir tenir à toute force. Le lendemain pourrait ne pas s’en remettre. Laissons le lendemain se débrouiller avec ce que nous serons sans lui dicter la conduite à suivre.

Il y va de notre liberté.


FIN. Le 10 octobre 2010.

vendredi 15 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Treizième mouvement : Jean-Marie d’Ossau.

Treizième mouvement : Jean-Marie d’Ossau.

Il n’y a plus d’oublié. Tout le monde a reçu son paquet et je peux partir en ballade. Quatorze à la suite, finalement, ce n’est pas un exploit, juste un peu trop de gourmandise. Il y a eu du boire et du manger, du lard et du cochon, du midi à quatorze heures, encore ce quatorze pourquoi ne dit-on pas dix-quatre comme tout le monde, de la vessie et de la lanterne, du bien et du mal. Jim se moque ; où est le bien, où est le mal, qui es-tu qui prétends les reconnaître ? Voilà trois mille ans et plus qu’un énergumène inconnu a posé la question, personne n’a encore trouvé la réponse et dans trois mille ans on cherchera toujours, et tu décrètes ceci et cela dans ce que je t’ai donné à entendre ? L’un ne va pas sans l’autre, et si je dis qu’il y eut du bien et qu’il y eut du mal, Jim ne pourra pas me reprocher d’avoir dit quel était l’un et quel était l’autre.

J’ai seulement dit ce que les uns et les autres me faisaient et comment je m’accordais à ce qu’ils me faisaient. Jim hoche la tête et prends l’air dubitatif. Ne surtout pas lui dire qu’en réalité j’ai ma petite idée ou ma grande idée, sur ce qui a été bon et ce qui a été mauvais. Prétendre que tout est relatif relève de l’honnêteté en général et de la paresse en particulier. Tôt ou tard il faut choisir son camp et décider ce qui doit être et ce qui ne doit pas être, pour soi, s’entend, pour soi seul. Et Jim lui-même, sans me l’avouer de son côté, sait bien ce qui lui a convenu et ce qui n’a pas répondu à ses attentes. Il le gardera pour lui mais lui aussi aura fait ses choix.

Dans dix ans, ce qui ne lui aura pas plu aura été oublié. Et si par extraordinaire le concert décevant devenait mythique, il sera content de n’avoir rien dit et préférera annoncer qu’il y était. J’ai donc déjà trop écrit, je ne peux plus revenir en arrière, mais je sais que j’ai choisi mon camp et si je me suis trompé, si j’ai laissé passer un hologramme fabuleux sans le voir, tout le monde le saura avant moi. De toute façon, l’hologramme est déjà perdu, alors le savoir ou ne pas le savoir, quelle importance ?

Pendant quelques heures, nous avons fui le monde de Jim. Trop dense, trop riche, trop présent, tout à coup il nous fallut trouver de l’air rare, aspirer du vide pour parler l’oxymoron. Où que l’on soit dans ces campagnes règne un petit vent sournois soufflé par Jim, et en parisiens indécrottables nous sommes allés nous cacher à la ville et ses plaisirs simples : attendre dans la file des moteurs qui fument, pester au feu, brûler des priorités, terroriser des piétons, tourner à la recherche d’un créneau, et mettre un paquet de pièces dans la machine à stationner. Puis traîner sur les trottoirs à la recherche d’une gargote, flâner parmi les touristes dans le château royal, s’assoir dans un transat à l’ombre sur le boulevard et déguster une bonne glace gigantesque aux mille parfums. Il fait très chaud et l’air sent l’asphalte récent. La glace est crémeuse à souhait et en face, dans le monde parallèle de l’autre côté de la balustrade, les deux dents de la molaire me font un signe d’amitié.

Je ne me lasserai jamais de la ligne des montagnes vue du boulevard et des rêves qu’elle m’a inspirés. Aujourd’hui encore, elle vient me voir de temps à autre quand je dors et j’ai douze ans à mon réveil.

Il fallait revenir chez Jim. Il nous avait donné la permission de 18 heures. Nous étions à l’heure sur la place pour découvrir un certain Samy Thiebault, j’espère ne pas en écorcher le nom, nouveau venu dans ma liste qui ne cesse de gonfler. La question de la relève ne se pose plus une fois qu’on a fréquenté Jim, et je serais presque davantage inquiet de la pléthore que de la rareté. Ils sont tous si jeunes, si réussis, si habiles, si énergiques, et si bons élèves, que je crains de me poser la question de leur avenir à eux, le mien et celui de la musique n’ayant aucun sens. Est-ce une pépinière d’où sortira le nouveau génie des alpages ? Est-ce plutôt un nouveau monde dont je n’ai pas la moindre idée et que je ne connaîtrai jamais, qui s’efforce d’éclore sous la coquille, et où la jaserie dont je procède ne sera pas de mise, une musique encore inouïe qui se mijote sous le regard complice des valeurs sûres du jour, comme le très bon batteur qu’il faudra que j’identifie. Tiens, Rémi Vignolo, rien que lui, justement lui. L’ami Thiebault pouvait plus mal tomber.

Je peux les aligner, tous les noms qui construisent ce monde ignoré, il suffit de recopier le programme. Je n’en ai pas entendu beaucoup, trop occupé par Jim et ses mille faces. Je donne ceux qui m’ont atteint : Thiebault ici présent, mademoiselle Teychéné, le Tara Petit Pas quartet avec mademoiselle Abati. Mais ils sont nombreux, ces petits jeunes, et je sais bien que je ne les verrai pas grandir. Autant apprécier ce qu’ils font sans imaginer ce qu’ils feront, je fais confiance aux vieux loups de mer pas si âgés pourtant, qui les accompagnent, le Vignolo de bon augure, et ce pianiste que j’entends, là, entre deux portes, et que je sais avoir déjà entendu, bon sang mais c’est bien sûr, Alain Jean-Marie qui vient donner la réplique à la belle Abati. Les voilà pourvus et parrainés, prêts pour le grand saut, et je n’ai plus besoin d’accumuler les galettes à leur noms, je n’en saurais que faire, ils ne m’accompagneront pas aussi longtemps que leurs aînés m’ont accompagné, nous ne vieillirons pas ensemble, et je ne pourrai pas les retrouver dans cinquante ans comme le dimanche soir j’avais retrouvé monsieur McCoy après une si longue absence.

mercredi 13 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Douzième mouvement : Rambla et paseo.

Douzième mouvement : Rambla et paseo.

J’ai oublié beaucoup de choses. Mais faut-il les retrouver ? Faut-il gratter mes notes de musique jusqu’au sang sous prétexte de montrer qu’on a été bon élève, qu’on a fait tout comme il fallait, tout lu tout vu tout su, et qu’aucune étoile montante ne nous a échappé ? Je n’ai pas été bon élève, je n’ai pas tout lu tout vu tout su, et nombreux sont les artistes de talent qui se sont évertués sur la place ou dans les recoins sans que je les remarque. Le brouhaha, la fatigue, la faim, les ivresses, m’attiraient trop loin même lorsque j’étais à côté. Je vis en désordre et mon cerveau éponge ramasse par hasard bien plus que par calcul.

Comment apprécier Jim autrement que dans ce désordre ? Plutôt que de déambuler de boutique en pacherenc, de tartine en verroterie, d’artisan touareg en chapelier, j’aurais volontiers posé mon cul dans un fauteuil en rotin pour mieux savourer un grain de voix de raisin, pour mieux suivre la courbe du Jurançon, pour mieux caresser le foie onctueux et le saxophone râpeux. Un petit carnet de notes à la main, j’aurais humé la gueule d’atmosphère et j’aurais écrit mon paquet de cartes postales depuis le monde à l’envers.

J’aime écrire des cartes postales. C’est un exercice périlleux et délicieux. On dispose de 15 lignes tout au plus et de 10 mots par ligne en pattes de mouches. On n’a droit qu’au premier jet. Dans une habile progression, il faut décrire l’ambiance du lieu et l’humeur de l’écrivant, demander des nouvelles du petit dernier et de la grand-mère, prendre rendez-vous pour le prochain BBQ du retour, évoquer l’image au dos de la carte, parler des projets d’avenir et des derniers épisodes de la chasse aux roms. Une pointe d’humour, deux calembours aussi laids que possible, et, raffinement suprême et pirouette finale, conclure par ce par quoi on a commencé. Adresse, timbre, et hop glisser dans la boîte à l’angle Nord-Ouest de la place.

Trop facile.

J’aurais vraiment aimé faire tout cela. A tel point aimé que finalement je l’ai fait. J’ai déjà révélé mon quartier général d’où l’écoute était bonne mais la visibilité mauvaise. Pour écrire, il suffisait d’écouter et les voisins, dans ce lieu, était calmes et peu nombreux. De ne pas voir, sans doute. Les serveurs ne parlaient pas un mot de français ce qui renforçait le charme de l’établissement. Avant de prendre position nous faisions le tour de la bastide de Jim, des avant-postes aux arrière-cours, histoire de repérer les moindres indices et croiser des regards.

Nous nous sommes fâchés avec le vendeur de panamas. Le panama est très porté chez Jim. Je ne sais pas si le millésime y est pour quelque chose et si l’année prochaine sera chapka ou casquette blanche, ou bien si chaque année le petit monsieur nerveux vend ses chapeaux à tout le monde. Il faut reconnaître que ‘Aliénor n’avait pas parlé dans la dentelle. Ils sont trop chers vos chapeaux, dans six mois je vais à Panama et je les achèterais là-bas. Le petit monsieur n’était pas content de la remarque. Déjà, le touriste qui achète sur place des produits So-typics achète toujours trop cher une cochonnerie qui ne résistera pas au retour. De plus, le panama comme son nom l’indique est fabriqué en Equateur. Alors à quoi bon acheter un panama à Panama, il faudra payer aussi le transport, on peut aussi bien acheter chez Jim. Le monsieur était très fâché, nous sommes partis sans rien lui prendre.

Nous avons longuement philosophé avec les touaregs, ce qui nous a coûté trois paires de boucles d’oreille, cinq bagues et deux colliers. Honni soit qui Mali pense, peut-être venaient-ils de Montreuil. La sagesse du désert à deux pas de chez moi. A vrai dire, il y a à boire et à manger dans cette sagesse là, mais il faut des sujets de conversation pour faire connaissance et le marchandage ne suffit pas. Ils ne s’en laissent pas conter et leurs répliques sont acérées, prend garde à toi et n’oublie jamais de réfléchir. Ils étaient beaux dans leur houppelande.

Nous nous sommes arrêtés dans le coin des guadeloupéens. J’ai eu cette impression d’un chef qui surveillait tout son petit monde, un grand bonhomme coiffé multicolore au sourire de neige. Je l’ai vu interpeler une fillette traînée par sa mère. Quel âge as-tu comment t’appelles-tu, bien à sa hauteur, accroupi comme il faut, les questions qu’on pose pour que l’enfant réponde. La fillette un peu surprise et la mère un peu pressée. J’ai quakran. J’ai quatre ans moi aussi répondit le grand noir, et elle ouvrit de grands yeux. Je me mets derrière les yeux étonnés de la fillette pour avoir la vision qu’elle eut de la tête hilare au milieu des masques multicolores.

Elle recule dans les jambes de sa mère qui ne remarque rien trop branchée sur je ne sais quelle robe quelle étoffe quelle bibelot, elles s’éloignent l’une tirant l’autre et disparaissent. Le chef se redresse et s’avise du petit gros qui regardait la scène. Elle a raison, la petite, je n’ai pas quatre ans. En effet, vous ne les faites pas, dit le petit gros qui portait un sac noir à surpiqûres blanches justement acheté dix ans plus tôt en Guadeloupe. Non je ne les fais pas, reconnais le chef, en réalité j’en ai quatre cents.

Et vous savez pourquoi j’en ai quatre cents, insiste-t-il ?
C’est à force de réfléchir, répond le sac de Guadeloupe.

Le noir partit d’un grand éclat de rire à couvrir la musique qui continue au milieu de la place et sur les côtés aussi. Et il ajouta, après avoir tapé dans la main de l’homme au sac, celle-là, on ne me l’avait encore jamais faite. Et chacun repartit dans sa vie à lui.

C’était dimanche. Il restait un peu de temps à tuer avant que Jim nous présente à Monsieur McCoy. J’étais encore sous le charme de Virginie Teychéné que je ne connaissais pas le matin même et qui avait réussi à franchir la barrière des bavards de la place. Je humais l’air de l’heure, les airs et les rumeurs, le petit goût de sang du dernier foie gras encore en bouche. Laissant le grand noir à son rire, nous avons fait quelques pas pour nous rapprocher des frères Marc zéro-zéro-sept, installés chez Challan du coin sud-ouest sur le petit podium où officient des artistes de passage. De la jaserie manouche qui ne dépareillait pas l’endroit, aussi boui-boui que les puces.

Nous pouvions les écouter debout sans gêner les dîneurs ni les serveuses. Une vingtaine de personnes étaient là, petit groupe compact goûtant les nuages, les manoirs de rêve et le souigne mineur. On n’aurait pu y glisser une feuille de cigarette. Un petit gitan a su pourtant se faufiler, ils se faufilent partout ces gens là, six ou sept ans je ne sais pas lire l’âge des enfants, regard profond et mèche rebelle. Il était là pour entendre de toutes ses oreilles et s’était mis devant tout le monde, il n’était pas plus gitan que moi, pas moins non plus, pantalon un peu trop court de qui a grandi trop vite, cotonnades kaki ou grises ou vaguement bleues, j’ai la mémoire daltonienne et ce n’est pas important. Je me souviens de la mèche et du regard farouches.

Survient un second larron. Je savais d’avance qu’il surviendrait et qu’il aurait une tête bouclée. Il avait la tête bouclée avec une micro tresse sur le côté. Je n’avais pas prévu la micro tresse sur le côté. Cinq ans tout au plus, ou six, va savoir. C’est à cet instant précis qu’est apparu le regard farouche du premier, genre tiens voilà Concurrence. Il avait déjà deviné la suite. Le petit lui tire la manche et lui murmure à l’oreille qui écoutait ailleurs. Il lui murmure l’appel de la vraie vie, loin des musiciens qui ne jouaient que pour lui, loin de la découverte, il lui murmure le renoncement, Thanatos au lieu d’Eros. Il lui murmure l’appel de l’autorité probable, de l’autre côté du groupe compact. Il fallait partir, abandonner la jaserie à son sort, lui faire perdre sa raison d’être. Ils disparurent du côté des acras de morue et je ne les ai plus revus.

Ils m’ont donné la joie de faire mentir la prunelle de mes yeux qui dans ses habits de petite peste des beaux quartiers me serine que ma jaserie est une musique de vieux. Elle me le dit en prenant sa tête de merveille du monde façon phare d’Alexandrie, englouti à jamais. Il faut avouer qu’elle ne jure que par Renan Luce. Chacun sa croix et il n’y a plus d’enfant.

mardi 12 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Onzième mouvement : l’éternité selon Jim.

Onzième mouvement : l'éternité selon Jim.


Le troisième sommet. Le point culminant d’où Jim, aux heures lasses, doit sans doute s’asseoir et allumer sa cigarette dans le noir contemplant les lumières de la ville. La rumeur du monde monte jusqu’à lui, l’immensité qu’il est devenu lui pèse, il craint l’embolie, il n’est pas dupe de sa gloire, il se demande parfois ce qu’il a gagné d’avoir à ce point conquis tant de territoires, être celui chez qui tout ce qui compte de l’autre côté de la mare aux canards se doit d’avoir été invité, pas de Jim sur ton CV et tu n’es rien au fond de Harlem ou à Kansas City. Etrange destin que celui de ce campagnard nourri au foie gras devenu le centre du monde de la musique la plus invraisemblable qui fût, partie des champs de coton pour s’étaler dans les tournesols.

Chaque fois, un sommet est à gravir qui lui seul justifie tout le remue-ménage. Ce peut être un inconnu qui surgit dans la lumière, ou bien un petit maître qui soudain chavire les têtes, ce peut être un grand de grand qui, pétri d’humilité vient, sans crier gare, montrer son âme et réveiller les morts. Il est des valeurs dites sûres qui, assises sur leur réputation, donnent à entendre leur satisfaction paresseuse, il en est qui jamais ne sont rassasiées de s’ouvrir les veines. Monsieur McCoy est de celles-ci, et je ne nommerai pas celles-là.

Monsieur McCoy. Je ne saurais nommer autrement ce monsieur, amaigri mais souriant que j’avais déjà croisé il y a bien longtemps en compagnie de JC, du temps de l’an zéro. En vérité, je n’attendais rien d’exprimable ici, ou bien je n’osais rien attendre de ce qui avait suffit à me faire venir ; tout le reste, le temps passé en tours et détours, les mille concerts, la libre jaserie et les manouches, les latins, les orchestres et les verres de bière, tout cela n’était que pour être là, au concert de Monsieur McCoy. Je ne pouvais pas me l’avouer, je ne pouvais pas charger mes oreilles de cette attente. Alors je tentais de ne rien savoir de ce soir là et je feignais de m’intéresser aux comparses, à la deuxième partie, je feignais de croire que la première partie de la soirée ne serait que l’habituelle formalité de ce qu’autrefois on appelait la vedette américaine.

La vérité est que je n’étais chez Jim que pour écouter le concert de Monsieur McCoy Tyner. La vérité est que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici n’existe que pour écrire maintenant sur le concert que m’a donné Monsieur McCoy Tyner. La vérité est que je ne sais pas comment écrire sur le concert de Monsieur McCoy Tyner. J’ai l’air malin.

Quatre-vingt-dix minutes de magie plus un rappel historique, pendant lesquelles je n’ai remarqué aucune nuque, ressenti aucun étouffement, subi aucune chaleur, senti aucun battement de pied. Il n’y eut aucun déluge de notes et je n’ai même pas entendu les applaudissements. Il y avait deux personnes sous le chapiteau, lui et moi, et je ne sais pas comment les choses se sont passées, alors comment les dire ?

Est-ce le souvenir d’un certain « Love Supreme » à Antibes, qui chassa tant de monde ce soir de juillet 1965 ? Il faisait partie de l’équipe qui commençait à se désagréger ; JC cherchait son Golgotha, il se préparait à de formidables ascensions ; l’homme aux tambours furieux encombrait sa route de sombres pressentiments ; la contrebasse traquait la juste note dans l’air marin qui gonflait le bois ; et notre pianiste du milieu de la tempête était celui qui garde le cap, attentif et inflexible. Je me souviens de son inflexibilité. Ce fut un concert mémorable et l’hologramme devenu fou doit encore errer dans la pinède.

Il avait vieilli, il avait maigri. J’avais vieilli, j’avais grossi. Nous nous sommes pourtant retrouvés, non point semblables à ce que nous étions alors, mais semblables entre nous comme nous l’étions alors. Nous avions changé pareillement en quelque sorte mais qui aurait pu le deviner dans les six mille en foule ? Ce n’est pas le souvenir qui nous unissait mais ce que chacun était devenu. Plus que jamais il était là pour moi et il a pu convoquer le vieux fantôme.

Comme s’il m’avait deviné, ce ne furent pas les fantômes attendus qu’il fit venir, ce ne furent pas les fantômes de la pinède. Ceux-là, il les avait enterrés depuis belle lurette, il avait eu sans doute assez de mal à les enfermer sous sa casquette. Non, à la place des fantômes convenus il appela le fantôme qui convenait. Un fantôme de moine, le fantôme du Moine. Peu après, le Barron terrifié s’efforcera de chasser à grands coups de doigts sur son clavier ce maudit Moine. Mais là, en compagnie de Monsieur McCoy, sans même exhiber je ne sais quel improbable chapeau, il a pu doucement commencer à danser autour du piano de son collègue sa ronde ursuline et j’ai même cru entendre de petits grognements.

Ce n’était pourtant pas la musique du moine qui se jouait mais celle du bon Monsieur McCoy, sa propre musique, dépourvue de toute influence, de toute imitation, hormis l’influence de deux siècles de musique noire mêlée au reste du monde. Il ne jouait pas la musique du fantôme mais la sienne, qu’il l’ait composée, qu’il la construise à travers quelques standards, ces airs si connus qu’on n’arrive plus à en formuler le titre. Ils étaient là tous les deux, le vivant dans sa musique à lui, le fantôme attendant l’âme. Il y avait comme une mélodie de mort joyeuse et apaisée, de mort acceptée. On comprend bien que le Barron ait pu avoir peur, mais Monsieur McCoy savait parfaitement à quoi s’en tenir et il a transformé en plaisir pur pour moi et pour cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix neuf autres vivants le tremblement métaphysique.

Le concert a duré nonante minutes à ce que dit ma montre. Au diable les montres et les breloques même fabriquées en Suisse. Parfois en me réveillant, toutes ces nuits depuis, je me dis que le concert a duré mille ans, un parfum d’éternité. Le dernier morceau du dernier rappel, comme un envoi comme un aveu, je le savais j’en étais sûr, fut une composition du moine. Il a attendu la fin du fin, le bougre.

J’en ai entendu, des banalités sur le silence après Mozart. Le silence qui a suivi le dernier morceau de la musique de Monsieur McCoy, le silence qui ne dura qu’un instant et que nul applaudissement prématuré ne vint rompre, pour une fois mais est-ce le seul hasard, le silence qui est tombé comme un dernier soupir, ce silence était du Thelonious Monk.

N’est-ce point cela, l’éternité ?

lundi 11 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Dixième mouvement 3.

Dixième mouvement.

3. De la perfection.

Il fallait écrire sur la perfection. Ecrivons. J’aime bien me perdre d’idée en idée et ne retrouver le fil que in extremis, quand tout semble égaré. De la perfection en musique ? Certaines formes ont longtemps fermenté dans les esprits, dans les champs ou dans les antichambres, ont tâtonné, ont divagué. Et un beau matin, au bout d’un siècle ou bien de mille ans, un musicien inspiré rassemble tout ce travail en une œuvre magistrale et toutes les hésitations passées ne sont plus de mise. La musique devient irréfutable, changer une seule note serait détruire tout l’équilibre. Bien malin qui aurait pu deviner l’événement, bien malin qui le découvre quand il arrive, il faudra des années, des décennies, parfois des siècles, pour comprendre que ce fut un moment de perfection et qu’on ne le retrouvera pas. Ce n’est pas grave, la musique qui suit relèvera le défi en parasitant cette perfection et en transformant l’immuable en ductile, en inventif, en mille nouveaux sons imparfaits et bâtards qui nous enchanteront.

C’est étonnant comme imparfait rime avec bâtard, avec beauté, avec plaisir.

Dire du musicien qu’il a été parfait dans son œuvre n’est pas le mettre au dessus des autres, ni le réduire à un monde glacial et désert. Il rend possible tous les futurs par sa perfection même, il rassemble et concrétise tout le travail accompli par ses prédécesseurs, souvent inconnus faute d’enregistrement ou de notation, faute de tradition écrite et de copyright. Bien sûr que je vais donner des noms, on veut toujours des noms, des exemples, il faut faire un exemple. Alors en voici deux.

Tout le moyen-âge et la renaissance ont été une longue maturation musicale et instrumentale dont il reste assez peu de connaissances et beaucoup de reconstitutions hasardeuses : sommes-nous certains d’entendre ce qu’entendaient les gens rassemblés dans les églises ou sur les places publiques d’alors ? Quelques noms sont passés dans l’histoire ; les rois de la polyphonie, les inventeurs de la musique profane, les chants populaires encore chantés aujourd’hui sans qu’on sache qu’ils viennent de si loin, troubadours, ménestrels, maîtres de chapelle. Et voici que justement, au sortir de ce long hiver et sans que ses contemporains aient démérité, un maître de chapelle à la prodigieuse force de travail a mis tout le monde d’accord sur les fondements de la musique savante occidentale européenne, un certain Jean-Sébastien Bach. Que l’on me pardonne mais je ne peux m’empêcher de trouver parfaite la musique qu’il a composée. Toutes ses musiques. Une perfection mathématique et bouleversante dans sa perfection, qu’on ne me dise pas indifférent, je l’écouterais des jours entiers sans m’ennuyer un instant. Mais que personne n’y change la moindre note ! Tu regardes mais pas touche ! On ne touche pas à la perfection.

Ses successeurs des siècles suivants dont le flux s’est tari quelque part vers l’apparition du dodécaphonisme, ne seront pas parfaits. Ni Mozart, ni Beethoven, ni les autres. Leur imperfection leur est et nous est richesse et volupté. Dans ce genre musical, la perfection est commencement et fin, elle est l’articulation entre une longue préparation et l’avènement d’un genre. Aujourd’hui nous vivons au milieu d’un bouillonnement étrange et insaisissable, entre les musiques du monde, les musiques simplistes, les chants populaires, les traditions orales et les métissages fous, et la perfection apparaîtra là où personne ne l’attendra et surtout quand personne ne la cherchera.

Je peux aussi donner un autre exemple. Ce sera une copie de ce qui vient d’être écrit, en ramassant le temps et en changeant de monde. Dans les champs de coton et dans les usines du nord, des esclaves ont tenté de surmonter leur souffrances en chantant, ils ont entendu les musiques de leurs geôliers, ils se sont souvenus des tambours de leurs ancêtres, ils ont subi les rythmes des machines et des rails, et lentement dans tous les sens se sont préparés les quadrilles, les bleus à l’âme, le ragtime, et tous les autres tâtonnements que nous transmet la légende plus noire que dorée. Alors un musicien un jour a pris son cuivre étincelant et a proclamé sa vérité. Louis Armstrong a joué de la trompette et personne ne s’y est trompé : il jasait et personne encore ne l’avait fait. Comme avec Jean-Sébastien, on peut toujours trouver quelques noms qui l’ont précédé dans le genre mais il est le seul phare de Cordouan qui vaille dans cet immense estuaire musical.

Quelques années plus tard en l’écoutant sur les vieux rouleaux sauvés des brocantes on s’aperçut qu’il avait atteint, lui aussi, la perfection. Changer une note à une improvisation de Louis le Grand ? Inconcevable. Au commencement de l’histoire de la jaserie se trouvait ainsi, comme quatre siècles plus tôt, celui qui par sa seule force mentale avait pu rassembler en une musique tous les tâtonnements de naguère. Tous les autres seront imparfaits mais de cette belle imperfection sans laquelle il n’y aurait pas de musique vivante. Il faut une perfection et par définition elle est une. Sans elle, point de musique à venir. Mais il ne faut plus attendre qu’elle revienne, la perfection, une fois lancée la machine.

Les mélanges annoncés sont désormais à l’œuvre et la perfection annoncée viendra aussi de ce côté ci, de la jaserie. Mais je suis bien incapable de dire de quoi elle sera faite, et personne ne le sait, pas même celui par qui elle viendra, s’il est déjà.

dimanche 10 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Dixième mouvement 2.

Dixième mouvement.
2. Le deuxième sommet.

Roberto Fonseca. Juste un petit détroit à traverser, à contre sens des radeaux, de Key West à la Havane. Roberto Fonseca est cubain. Il est donc, est-ce que je peux l’écrire ainsi, naturellement, enfant de la jaserie et du son, prononcer sonn. Comme avec mes nomades, est-ce une bonne idée de prétendre que c’est naturel, est-ce une bonne idée de prononcer le mot latino. La jaserie latinale, latina, les latinos. Ces mots ont-ils un sens, ne sont-ils pas autant de prisons, de cages dorées ? Le mot ne me dérange pas, il est bien commode, il place, il cerne, il précise. Mais il enferme, et si je le garde, je tâcherai que les barreaux de ma cage soient des barreaux mous.

La jaserie et ses avatars ont toujours combattu les mots qui les désignaient et tous les jaseurs sachant jaser refusèrent ce mot ci et ce mot là, tous ces mots laids. Il me faut pourtant bien les employer, je me perds assez en discours pour ne pas empirer avec des périphrases. Jaserie latino, latina plutôt selon la règle espagnole, latinale pour une translation perdue, de Chano Pozo jusqu’au club social de Bellevue, de Barbieri le chat argentin au bandonéon d’El Sur, Astor le mélancolique. Jaserie latinale, l’invention me plaît bien, elle ouvre la cage, elle vole à tire d’aile. Je la garde, au diable les latinos, longtemps je me lèverai de bonne heure pour écouter la musique latinale en fin de soirée.

Je comptais bien écouter ce soir là Chucho Valdès. Ce n’est pas nouveau dans mon histoire, je viens pour Pierre et c’est Paul qui me chavire. Pierre m’ennuie ou me navre pour qui j’avais vidé ma besace à sous, et Paul me console, parfois avant que Pierre ne sévisse, ou en même temps. J’ai conté l’aventure avec Galliano qui suivit Trottignon, ou Sanchez qui neutralisa le Barron. Les latinales furent de cet acabit. Enfin j’allais pouvoir entendre en vrai l’ami Chucho fils de Bebo, et ce fut Fonseca qui vint. J’ai déjà oublié Valdès et son vacarme, sa pitoyable chanteuse, j’ai honte de l’écrire mais je ne trouve pas d’autre mot, comment puis-je juger ainsi une personne qui s’efforce d’exister, pourtant je la juge et seul le mot pitoyable me vient, à moi qui ne connais pas la pitié, sentiment détestable, il faudrait en faire tout un plat de ce sujet j’irai en parler à mon moine, un de ces quatre.

Roberto Fonseca était le dernier accompagnateur d’Ibrahim Ferrer. Il arrivait chez Jim tout auréolé du souvenir qu’y avait laissé le chanteur à la casquette blanche avant de mourir. Tout le monde attendait le pianiste comme une sorte de résurrection ; pour ma part, j’étais en deuil non seulement du chanteur mais de son accompagnateur véritable, Ruben Gonzales, dont Roberto n’était que le remplaçant. Porté par la foule bienveillante, il avait devant moi un sérieux handicap, me faire oublier le vieux pianiste méconnu sans qui Monsieur Ibrahim n’aurait pas tout à fait été Señor Ferrer.

Après cette forme d’apogée que fut l’aventure du Buena Vista Social Cloube, je me demandais de quoi serait fait le futur de cette musique, comment ce bâtard saurait procréer à son tour. Tous les vieux de la vieille qui avaient porté au firmament de la perfection le sonn cubain devaient laisser la place aux petits jeunes, les laisser partir dans tous les sens au-delà des accords bien sentis et des décharges folles, en y mettant tous les parasites qui remplacent une musique parfaite par une musique nouvelle et passionnante, une musique imparfaite, bâtarde, notre musique de maintenant. Il faudra en parler, de la perfection en musique.

Le Buena Vista Social Cloube représentait une certaine forme de perfection dans la jaserie latinale. Et ma curiosité était grande d’entendre comment les successeurs des vieux fous cubains allaient échapper au carcan. Naïf, inconséquent, irréfléchi, je comptais sur Valdès pour me montrer ce paysage, au seul motif de sa notoriété et de sa qualité de fils. C’est Roberto Fonseca qui apporta la réponse, et quelle !

La moindre des choses était qu’il se souvînt de monsieur Ibrahim. Il en fit surgir le fantôme à travers l’hologramme lorsqu’il a, dans un rappel d’anthologie, commencé à tourner autour des deux gardénias. Jim n’est jamais aussi plaisant que lorsqu’il est visité par des fantômes. Ne surtout pas avoir peur des fantômes, ici. Roberto a convoqué le fantôme de Ruben Gonzales, et à eux trois ils m’ont montré comment la latinale n’était plus enfermée dans son ghetto et qu’elle était prête à conquérir le monde. Un indice ? En plein déroulement de la cubaine inspiration, parmi les échos des bongos et des congas, derrière le remue-ménage des rythmes de Santiago et des sauvages rumbas, non je ne rêvais pas, il y avait dans la flûte, la clarinette ou le saxophone, joués par Javier Zalba, une réminiscence, un écho, une transparence, un reflet, un effluve, comme échappé des Rosenberg de la veille mais en négatif, au lieu du noir Créole perdu dans le blanc Carpatique, il y avait perdu dans la mer Caraïbe une sorte de bleu klezmer.

Chucho Valdès pouvait toujours cogner, le concert d’après. En vain.

mardi 5 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Dixième mouvement 1.

Dixième mouvement.

1. Le premier sommet.



J’ai tout dit des six concerts à la suite, j’ai même dit qu’ils étaient quatorze au total. Mais j’ai laissé quelques oublis. Trois noms que j’ai cité incidemment dans mes histoires mais qui, tel le hallebardier de la tragédie, n’existe qu’en arrière plan silencieux. Pour le moment. Car la vérité est que je me les suis gardés pour la fin, pour la bonne bouche. Comme on garde le Sauternes pour le meilleur moment du repas, comme on réserve le coup de théâtre pour le troisième acte ou l’avant-dernière scène. Tout est dans le choix des enchaînements et des saveurs. Ils vont occuper le terrain de tout ce qui suit, les trois oubliés.

Pour commencer, je nommerai évidemment le quatrième d’entre eux, histoire de m’en débarrasser, l'oublié oubliable. John Zorn. La jaserie juive. Encore un métissage, un de plus, tous les concerts étaient sous le signe du mélange, pourquoi celui-ci aurait-il échappé à la règle puisqu’il était réservé à ce mélange là ; commencé par Cohen il pouvait continuer avec Zorn, et au lieu de franchir Méditerranée et Atlantique entre Israël et Manhattan, il franchissait juste l’East River entre Harlem et Brooklyn par le pont de Williamsburg aux glorieuses réminiscences. Musique en creux, étrange association de John Cage et de Woody Allen ; il lui ressemble de dos, assis sur sa chaise à faire des signes un peu comiques pour, semble-t-il, diriger un petit monde qui pourrait tout aussi bien jouer sans lui. Je n’aime pas qu’on me tourne le dos.

C’est une musique plutôt composée, rigide, et dans le genre je préfère de très loin celle que nous donnent le monde de Kota ou Rocking Chair, des groupes inconnus mais qui travaillent aussi bien. John Zorn n’avait jamais réussi à tenir longtemps mon attention : ce soir là non plus. Dernier soir, fatigue ultime, et ne pas gâcher le Cohen : polis mais pas obséquieux, nous avons attendu la fin pour nous glisser jusqu’à l’allée, comme tout le monde était parti dans la rangée ce ne fut pas difficile, et nous avons négligé les rappels. Nous sommes sortis sans espérer que le monsieur assis de dos daigne se lever et saluer. Nous avons promis à Jim de repasser le lendemain pour un au revoir digne de ce nom. En arrivant chez les anglais, Zorn m’était sorti de la mémoire et je gardais Cohen au creux de l’oreille.

Il me reste toujours mes trois noms annoncés. Si un jour Jim disparaît de mes souvenirs, ils seront encore bien présents, ils seront à eux seuls les raisons définitives de mon passage ici, s’il n’en fallait sauver que trois. Les trois émergences du déluge à venir, quand tout aurait été noyé, dissout, pulvérisé. Les trois sommets de ma semaine de vérité. Oubliés les malotrus, le chapiteau immense, le logement précaire, les embouteillages nocturnes, la foule pressante, les bénévoles épuisés, je repars plus riche que j’étais venu. Les voici : Evan Christopher, Roberto Fonseca, et Monsieur McCoy.

On ne pourra pas dire qu’ils se ressemblent, et les émotions furent bien éloignées les unes des autres. Mais voilà, ne cherchons pas de logique, de fil rouge, de cohérence. Ils furent les plus forts, ils trouvèrent mes faiblesses, mes attentes, ils me terrassèrent et me portèrent, ils firent que toute l’énergie dépensée chez Jim le fut pour eux, pour ces trois rencontres, ces trois face à face avec moi et moi seul ; ils surent convoquer cette magie déjà évoquée par laquelle soudain une certitude s’installe en moi au milieu de l’océan du doute, ils jouent pour moi et je suis seul à les entendre.

Evan Christopher. Le poids du passé sur ces instruments, clarinette et saxophone soprano, fait craindre le pire quand un musicien les dégaine. Imitation, plagiat, inspiration téléguidée, lieux communs, répétitions et trucs. Naima ou petite fleur, les oignons et les rues d’Antibes, noircir les yeux et commencer la biguine. Toute l’histoire de la jaserie entre Caraïbes et Riviera, entre Louisiane et Ukraine. Le fond nomade venait renforcer la méfiance, on se méfie toujours injustement des nomades. Il a dégainé ses anches et il a su déjouer tous les pièges, il s’en est joué, il les a joué, déroulés, roulés dans la farine et nous avec, il a frappé de plein fouet la belle gitane à coups de son créole, de subtilité cajun, de réminiscences acadiennes. Un mélange de paprika et de colombo, du rhum dans la slibovitz. Je croyais traverser les plaines hongroises et les Carpates, et j’ai franchi l’Atlantique en même temps que le lac Balaton. Sans le moindre grand écart, sans dissonance, sans désaccord, comme si soudain tout n’était devenu qu’un seul continent.

Cavelier de la Salle en aurait presque ressuscité. Evan Christopher a illuminé la soirée manouche de son Amérique néo-orléanaise, et je ne saurais plus précisément écrire comment il y parvint à travers les ondulations, les phrasés, les délicatesses, de ses tuyaux de sorcier. J’ose à peine l’écrire, je ne connaissais pas son nom avant d’arriver chez Jim.

Répéter après moi : Evan Christopher, incroyable créole.


vendredi 1 octobre 2010

HISTOIRE DE JIM - Neuvième mouvement: les fleurs 2.

Neuvième mouvement : les fleurs.

2. Les fleurs nomades.


Il y a d’autres fleurs. Je ne les oublie pas. Je n’oublie pas les fleurs de la jaserie manouche, fleurs de pavé de Saint-Ouen, fleurs de terrains vagues cernés de policiers. On ne pouvait mieux faire qu’offrir une soirée entière à ce métissage bien de chez nous inventé par Django, mon pote le gitan. Bien de chez nous, bien français, bien de ce territoire du côté de Sannois, et les ordures qui les pourchassent ne l’emporteront pas en paradis. Je ne sais pas ce que recouvre ce nom de rom qui me poursuit ces temps-ci. Tzigane, gitan, romanichel, roumain, manouche, et probablement bien d’autres mots, pour enfermer ceux qui ne veulent pas l’être, ni entre des murs quand ce seraient les leurs, ni entre des papiers qu’ils en aient qu’ils n’en aient pas, ni bien entendu derrière des barreaux. Quels sont leurs mots à eux pour se désigner, je le demande faute de le savoir. Alors qu’ils me pardonnent si parfois j’utilise des étiquettes qui ne devraient fleurir que sur leurs bagages.

Le plus difficile est de comprendre que les ordures procèdent de nous. Nous n’avons pas su faire entendre notre voix, nos champions se sont ridiculisés en s’entretuant plutôt que de se battre où il fallait, et nous n’avons pas su les remettre dans les rails. Le haut du pavé des ordures est notre résultat, ne cherchons pas de mauvaises raisons chez les autres, sans même revenir sur un certain référendoume calamiteux qui leur a ouvert le boulevard qu’aujourd’hui nous regardons effarés. La honte de nos dirigeants est la nôtre, leur abjection nous enveloppe. Bien entendu, Jim et ses amis ont ovationné ostensiblement le combat contre la honte, je n’en attendais pas moins, comme pour tenter de la décoller de nos têtes comme on décolle de ses doigts le poisseux de la saumure.

Je n’ai pas boudé ce bref instant de bonne conscience, mais il fallait laisser la place à la route des roms ; à cette jaserie manouche que j’avais découverte à la chope des puces bien avant d’entendre Django. Il y a longtemps que je ne l’ai vue, la chope des puces ; devenue tendance, je crains le pire pour ce boui-boui minuscule où l’on mangeait sa moule-frite avec les doigts sur une table bancale et poisseuse elle aussi, avec les guitares sans limites de joyeux compères, entre deux visites à micro disque ou quelque autre revendeur aux bacs débordants pour y découvrir la perle rare, l’incunable, le dernier Miles le premier Shepp, dans l’entassement des galettes noires à cinq francs.

Il faut réfléchir à cette musique, cette belle mulâtresse. Une, deux, trois guitares rythmiques accordées du grave à l’aigu, et une guitare mélodique entre les doigts d’un virtuose, un virtuose sinon rien. Cette musique est de celles où la virtuosité est obligatoire, non qu’elle suffise mais ne te dérange pas si tu n’es pas champion du monde. Voilà le socle, sur lequel s’organisent les comparses, les alliés, les complices, les invités, accordéons, clarinettes et autres anches, violons bien évidemment, contrebasse et batterie puisque métissage il y a, et il faut bien des encombrants de service.

On a dit qu’il y avait de la monotonie dans cette musique nomade, de la répétition, et qu’après dix plaisantes minutes, trente suffisantes, en écouter davantage relevait de l’anesthésie. On dit ce qu’on veut et je ne vais pas m’épuiser à expliquer à celui qui ressent ce qu’il ressent qu’il ne ressent pas ce qu’il ressent. Après cinq heures de cette musique je ne m’endors toujours pas et j’en redemande. Il fallut bien partir après le dernier rappel du dernier concert, après la sortie du dernier spectateur, après l’extinction du dernier feu. D’un groupe à l’autre on entend les mêmes bases, la même syntaxe, la même joie et la même mélancolie, et pourtant rien n’est jamais pareil. Ni tout à fait ni tout à fait. On ne se baigne jamais dans le même fleuve manouche. Il y eut trois bouquets de fleurs de Jim, trois mondes distincts à explorer, avec leurs marais et leurs sommets.

Il ne sert de rien de se mettre à décrire chacun des trois monde qui se sont succédés, qui se sont interpelés, et qui, une fois le grand chapiteau vidé, se sont mélangés dans la tête. Décrire. Entreprise de démolition, plutôt. Les mots sont impuissants face au déroulement du temps musical, ce qui ne signifie pas qu’ils sont inférieurs, mais ils procèdent d’une autre logique, d’un autre cosmos. Je ne cherche pas à décrire la musique, je raconte ce que la musique m’imprime, le souvenir qui reste, le souvenir oublié, emmêlé et emmitouflé dans mes substances, et quelques éclairs qui laissent des marques comme un coup de soleil sur un mélanome, un coup d’arc sur une rétine. Le premier monde avait son violon un peu approximatif et sa contrebasse inspirée dans le chant, le deuxième fut enchanteur et j’en reparlerai, le troisième a remis Lagrène en scène et en selle, et là, oubliée la facilité goguenarde, il sortit de ses gonds et nous montra de quoi il était capable. Il oublia la désinvolture de deux soirs plus tôt, et fit la preuve par un son neuf que la bâtarde était fertile.