samedi 28 novembre 2015

Un roman policier

    Où l’on va voir qu’il n’est pas nécessaire d’écrire un polar en entier pour qu’il existe. Il faut bien entendu une première page.

1.    La première page.

Je ne sais pas vous mais moi je déteste les couloirs du métro. Ce n’est pas tant la foule qui y roule, la bousculade, tous ces gens à contre-courant qui me ralentissent ou, à l’inverse, tous ces gens qui me poussent plus vite que ma musique et m’emportent, ce ne sont pas les odeurs, enfin toutes ces choses dont tout le monde se plaint sans même voir que chacun y est bien pour quelque chose dans ces inconvénients du métro puisque chacun en est, de la foule. Non, ce n’est rien de tout cela qui me chagrine et m’oppresse, ce sont les regards, les centaines d’yeux qui me braquent.

Il fallait pourtant bien le prendre, ce foutu métro, tous les matins, tous les soirs, juste à l’heure où tout le monde comme moi le prenait, et chaque fois affronter ces yeux qui savaient, je savais qu’ils le savaient, ce que j’avais fait de ma journée. Ce n’était pourtant pas faute d’être prudent, pas un détail ne m’échappait et bien malin qui aurait pu dénicher un indice, une trace, la moindre poussière, le moindre ADN. Dix ans que chaque jour j’accomplissais ma tâche avec perfection, ce qui justifiait mes tarifs, mais dix ans que je devais défier matin et soir les regards qui savaient enfoncés dans des têtes qui ne savaient rien.

Ce matin là, dans le couloir de la correspondance de la station Trocadéro, plus bousculé que jamais par des employés déjà retardataires, j’ai croisé Madame de. Œil pour œil en un éclair. Le temps de réaliser elle était passée et j’eus un mal fou à la retrouver dans le flot. J’avais vu qu’elle m’avait vu et je ne pouvais pas la laisser disparaître sur un malentendu, si j’ose dire. Ma journée se trouvait en grand danger et je devais rattraper le coup. Comme si elle m’avait deviné, elle revenait sur ses pas elle aussi, on allait pouvoir régler nos comptes.


Puis viennent quatre-vingt pages absolument palpitantes dont personne ne saura jamais rien, ni moi non plus d’ailleurs ne les ayant pas écrites. Arrive ce moment où, inévitablement, le héros-narrateur en difficulté fait un bref retour sur lui-même.

2.    Quatre-vingt-et-unième page.

Je ne contrôle plus très bien mes pensées, et c’est déplaisant. Sans doute l’inconfort de ma cachette et sa précarité, les chiens qui aboient tout autour, à ma recherche et d’autant plus énervés qu’ils me pressentent sans me repérer vraiment, le froid glacial, l’humidité de mes vêtements après ma fuite sous la pluie. Jamais à ce point je n’avais pensé à moi, à mon histoire, drôle de sensation. Il me suffisait de m’appeler Arsène Dahlia, pourquoi s’encombrer d’autre chose ?

Et soudain mon enfance me remontait comme une brûlure d’estomac, une aigreur mal digérée, ma gueule de guingois dont chacun se moquait, mon zézaiement, d’où finalement tout était parti ; école buissonnière, petits larcins, fugues, vie de sauvageon sans amis sans désirs au fond. Je ne peux nommer désirs ni plaisirs ces étreintes fugaces avec des filles aussi froides que moi, aussi perdues et distraites. Tout me revenait en remugle dans ma cachette menacée et ce tout m’apparut vide, étrangement paisible et vide, inutile dans le bien comme dans le mal, et d’autant plus dérisoire que personne n’a jamais rien su de ce que je faisais hormis mes commanditaires, qui ne connaissaient ni mon nom ni ma gueule.

Je n’étais personne et ma seule existence ne tenait qu’à ces chiens qui me sentaient. Qu’ils me découvrent et enfin je serai quelqu’un mais pour être pris, qu’ils me ratent et je retournerai à mon néant, à ma malédiction natale.


L’histoire continue et il faut bien terminer un roman. Alors voici la dernière page. Pour le reste, à chacun de se débrouiller, moi j’ai fait mon travail.

3.    La dernière page.

Il ne me restait plus qu’à revenir sur mes pas, au sens propre du terme. Les traces dans la neige étaient bien visibles et les deux cents mètres à parcourir à l’envers en posant les pieds précisément au bon endroit furent une formalité. Je sortis du petit bois et retrouvai la vieille bicyclette mauve à l’endroit exact où je l’avais cachée, il y a dix ans.

Rejoindre la station de métro du terminus fut un jeu d’enfant. Pourtant, je ne pus me résoudre à abandonner le vélo comme il avait été convenu. Alors je ne me suis pas arrêté et j’ai continué ma course, remontant les unes après les autres les stations que j’avais pendant si longtemps tous les jours inlassablement traversées sans voir, humant l’air frais de ce matin d’hiver comme je n’en n’avais jamais senti l’odeur et bien décidé, s’il faut appeler cela une décision, à disparaître pour toujours des écrans du monde.

FIN

lundi 10 août 2015

HISTOIRE D'HOMERE

HISTOIRE D’HOMÈRE


1.     Sombre dimanche.



Je m’appelle Homère et je hais les dimanches. La vieille chanson est encore vraie dans mon arrière banlieue avec ce crachin glacé sous un ciel bas. Dimanche désert comme toujours, il n’y a pas un rat dans les rues sitôt passées les trois vieilles qui vont à la messe et les cinq poivrots qui rentrent du bistrot. Je traînais mon âme en peine en faisant valser les canettes du caniveau.
Un petit caïd du coin m’a rejoint, Antoine que par ici on nomme l’Antinou ; il m’a proposé de l’accompagner à la fête au Château, une grosse bâtisse en haut de la colline, entre la ville et la Nationale qui longeait la rivière. Le propriétaire que tout le monde appelle le Patron, est paraît-il très riche. Peu après avoir épousé une actrice espagnole de toute beauté, il a disparu. Les rumeurs s’en donnent à cœur joie : qu’il serait un trafiquant notoire, drogues, femmes, armes, mais jamais il n’a été pris la main dans le sac ; qu’on l’aurait vu quelque part au Sud des Dardanelles, qu’il serait en Orient à faire le Jihad, e tutti quanti …
Les fêtes ont commencé à la rumeur de sa mort. Maintenant il y en a tous les dimanches. Tout ce que le canton compte de fils de famille et quelques godelureaux comme l’Antinou y débarquent plus ou moins invités, dès potron-minet jusque tard dans la nuit. Antinou insistait, entre ennui et curiosité j’ai vite choisi, je l’ai suivi. C’était imprudent, je le sais bien, mais à défaut d’autre chose j’ai ce petit talent de sentir, bien avant tout signe avant-coureur, le moment de m’éclipser fissa. Ce que certain désignent par l’art de la fugue. Une sorte d’odorat mental.
Il se pourrait bien que ce sombre dimanche virât au noir.

2.     Le correspondant anonyme.

L’homme ouvrit les yeux encore étourdi par la chute. Que faisait-il dans l’herbe du talus entre la Nationale et la rivière, vêtements déchirés et boueux, visage poisseux de sang, et le vide dans la tête. Je m’appelle personne, se répétait-il machinalement, comme une vieille leçon apprise par cœur.
La borne kilométrique sur laquelle il s’était écrasé était la dernière de ce type, un arrondi rouge sur un cube jadis blanc. Il avait fallu qu’il tombât pile dessus. Cette pensée lui rendit un peu de mémoire, le camion qui l’avait pris en stop, le gros camionneur borgne, sorte de colosse cyclopéen qui lui avait fait des avances, lui pourtant si malin qui n’avait rien vu venir et qui s’était fait jeter en marche, c’est haut un camion.
Il y avait une borne semblable dans sa vie, sa vie d’avant le camion, d’avant le voyage. Voilà, ses souvenirs remontaient, le voyage, la mission secrète au sud des Dardanelles : infiltrer les camps d’entraînement, repérer les filières d’enrôlement, guider les drones, tout lui revenait.
Le grand chef lui avait dit : « Tu seras mon correspondant anonyme, tu t’appelles personne mais si tu te fais prendre on ne viendra pas te secourir. Tu es connu comme baron de la drogue, c’est la meilleure des couvertures, on te croira au Jihad ». Le plus dur avait été de partir comme un voleur sans prévenir Pénélope, elle et son tempérament de feu. La dernière nuit d’hésitation avait été blanche.
La mission avait mal tourné : le collègue aux pieds légers qui devait le protéger l’avait planté. Une fois découvert il avait dû son salut à une ruse de cheval et à un rafiot surchargé de réfugiés, caché dans la foule pendant que les barbus armés le cherchaient pour l’abattre. Ensuite, l’interminable galère à travers la mer, de promesse de passeur en mensonge de naufrageur, des mois sans se dévoiler, sa tête mise à prix, les traîtrises et les double-jeux, se méfier de tout le monde même du chant des sirènes, il avait échappé à tout pour s’échouer contre cette borne historique.
La borne ! Il n’y en a pas deux dans le monde, et elle est en bas de chez lui ! Derrière le rideau d’arbres un petit pont traverse la rivière, il lui suffit de monter la pente pour retrouver les siens.
Mais dans cet état, dépenaillé par la chute et le front ensanglanté ? Autant garder jusqu’à la dernière minute son statut de correspondant anonyme. Il ne savait pas ce qu’était devenu son Château et l’accueil pouvait être rude après son départ de voleur. Il traversa le pont et commença à monter lentement, il trouverait bien un subterfuge pour rentrer incognito à la maison.

3.     Bon appétit, messieurs.

Ce qui me frappa en entrant dans le grand salon du rez-de-chaussée fut l’absence de femmes. Hormis la belle espagnole renfrognée au centre de l’estrade à faire tapisserie, rien que des garçons, ivres pour la plupart, en train de se goinfrer aux frais de la princesse, au frais de la seule femme présente. C’était logique. Ils étaient tous là pour séduire la belle brune. Ils n’allaient pas débarquer avec quelque cavalière qui aurait ruiné leurs efforts. Ils se rattrapaient en vidant les caves du Patron et en sifflant les grands crus. Pénélope laissait faire avec une sorte de détachement irrité.
Antinou s’approchait d’elle qui le voyait venir, agacée. Intéressé, je me suis posté sur le seuil. Un livreur de pizza s’affairait dans un coin de l’estrade. Je remarquai qu’il avait le front ensanglanté, les vêtements déchirés et boueux, ces livreurs payés à la course sont trop imprudents il avait dû déraper dans le chemin détrempé. Après la ripaille, la pizza. Antinou avait posé la main sur l’épaule de la veuve, un geste de possession qui lui déplut. Il tenait un pistolet automatique, un Luger sans doute mais je n’y connais rien aux armes. Je savais que le Patron en avait une de ce type, ancienne mais précise, et que personne ne tirait mieux que lui ni si vite.
Antinou fit feu dans le plafond. Tout le monde se tut et le regarda. Je compris : il m’avait fait venir pour ce moment précis que j’allais devoir ensuite raconter aux générations futures, en prose ou en vers qu’importe. J’ouvris grand les yeux et ma mémoire.
« Il est temps d’en finir, déclara-t-il en regardant Pénélope. Tu nous as menés en bateau. C’est maintenant à toi de choisir car nous avons les moyens de ruiner tes affaires. Tu dois prendre l’un de nous pour mari. Les éconduits soutiendront ton couple et malheur à qui faillira ».
Silencieuse et triste, Pénélope se leva et prit l’arme des mains d’Antinou : « Je n’ai plus la force de résister à ton chantage et le temps a joué contre moi. Je vais choisir. Mon mari était le meilleur au dégainé-tiré avec le pistolet que voici. Celui qui fera aussi bien que lui sera mon choix ». Elle fit coller une pièce de monnaie sur le mur d’en face et ajouta : « il faut percer cette pièce en son milieu, chacun aura droit à trois tirs, un seul coup au but suffira. Que la fête commence ».

4.     Mon tout est un épilogue.

Chacun tira trois fois. Personne ne perça la pièce. Antinou l’écorna ce n’était pas suffisant. On demanda aux domestiques, ils refusèrent, terrifiés à l’idée de réussir par accident. On me demanda aussi, je fis tomber du plâtre du plafond sous les rires de l’assistance. Pénélope avisa même le livreur de pizza qui restait coi dans son coin.


Il prit l’arme entre ses deux mains et la fit tourner lentement devant son visage, un geste étrange et familier. Pénélope tressaillit et se mordit le poing comme pour se faire taire. Il tira sur la cible et transperça la pièce dont toute la salle entendit le cri métallique. Il restait deux chargeurs ; prenant son temps, il logea une balle dans la tête de chacun des prétendants, en commençant par Antinou.
Ulysse, le Patron, était revenu et il m’avait épargné. Vous savez tout, Commissaire.

Printemps 2015

samedi 6 juin 2015

Tableaux pour une exposition #3






Il fait grand soleil. J’ai dû dormir longtemps. Je suppose qu’il est parti faire un tour, c’est étonnant, il n’aime pas trop marcher, il me suit toujours avec un air de chien battu comme si je devais le traîner. Sa cigarette du matin sans doute.


C’est bien d’être venu ici. L’air de la mer me fait du bien, je me demande si on ne va pas rester. On essaiera de trouver un petit appartement dans les parages, ils ont construit des maisons depuis tout ce temps. Avec vue sur le phare et sur les dunes. Je vais le lui dire dès qu’il reviendra, je suis sûre que l’idée lui plaira, toutes mes idées lui plaisent ici, je le sens plus détendu, il est plus tendre.


Je crois qu’il aime bien cet endroit, il a si vite accepté quand je lui ai montré la réservation, malgré son air décontenancé, pour une surprise je lui ai fait une surprise. Il pourra recommencer à peindre. Je ne sais pas quelle surprise à son tour il pourrait me faire, il est si prévisible. Là il doit lambiner dans la rue qui mène à l’hôtel, il vient d’acheter le journal qu’il lit en marchant, traînant les pieds, il ne regarde rien autour de lui, et quand il aura froid il va rentrer.



… Il traîne vraiment …



… Il ne faudrait pas qu’il tarde.

 FIN.

Liste des Tableaux :
#1 : Edward HOPPER:  Room in New York.  Lincoln, Sheldon Museum of Art University of Nebraska-Lincoln.
#2 : Edward HOPPER:  Excursion into PhilosophyCollection particulière.   
#3 : Edward HOPPER:  Morning sun. Colombus museum of Art. Ohio.

mardi 2 juin 2015

Tableaux pour une exposition #2

2 . Edward HOPPER : Excursion into philosophy.

Je me demande ce qu’on est venu faire dans ce trou. Ils sont tous partis à Paris sans moi et on est là avec la lumière du phare en pleine figure. Je n’aurais jamais dû attendre le dernier moment pour Paris, elle avait déjà réservé cet hôtel délabré sur la dune.

La voilà qui dort, c’est toujours la même chose quand on vient ici, elle retrouve son enfance qu’elle me dit, et je sais pourtant que son enfance elle l’a passée dans le Nouveau Mexique, et elle gambade en petite tenue dans l’herbe, sur le sable, et même dans la véranda de l’hôtel.

Elle arrive à réveiller mes envies, parfois ; nos étreintes sont brèves et violentes, j’aime bien, elle boude et s’endort. Qu’est-ce-que je peux faire, je ne sais pas quoi faire. L’air froid de la nuit me saisit, il faudrait partir maintenant, partir seul, se lever, sortir, régler la chambre pour une semaine et disparaître. Nouveau Mexique, Minnesota, Uruguay, qu’importe, pourvu qu’enfin je puisse penser, peindre peut-être.


Oui, voilà, peindre, peindre à perdre haleine, ce monde de silence derrière lequel se cache l’effroyable vacarme. Je vais me lever et partir, à pas de loup. Elle me croira en train de fumer une cigarette. Elle ne remarquera peut-être rien, me voit-elle quand elle me voit ?

lundi 1 juin 2015

Tableaux pour une exposition #1


1 . EDWARD HOPPER - Room in new york

 Elle :
Depuis le temps que je lui réclame de faire accorder le piano, il n’a toujours rien fait. Il ne fait jamais rien quand je lui demande, il est planté là dans son fauteuil à ne rien dire, est-ce qu’il lit seulement ? Qu’est-ce-que je vais bien pouvoir jouer avec ce mauvais ré ? …

Lui :
Si elle pouvait arrêter de taper sur sa touche, j’arriverais peut-être à lire. Il n’y a pas qu’une note sur ce piano quand même, il m’a coûté assez cher. Ce n’est pas déjà facile de démêler le vrai du faux dans le journal, si en plus il faut résister au désaccord parfait ! Tiens j’ai encore oublié d’appeler l’accordeur, j’espère qu’elle ne s’en est pas aperçue …

Elle :
Maria n’a pas bien nettoyé, hier, il y a des traces partout, des traces de doigt. Je suis sûre qu’il a dû pianoter en mon absence sans se laver les mains, avec l’encre du journal qui ne s’en va pas, comme s’il savait jouer. Ça se prend pour Chopin et ça n’entend même pas le ré casserole. Pour un peu je pourrais lire sur les touches l’article qu’il avait lu avant …

Lui :
Elle n’a qu’à l’appeler elle-même, l’accordeur, si c’est si important pour elle. Moi je le trouve très bien ce piano et franchement quand j’improvise je me sens porté, je m’envole par la fenêtre et je me perds dans les étoiles. Ses prétentions de perfection harmonique avec ses doigts gourds dégoûteraient Chopin lui-même de la musique ; il se serait mis à la peinture …

Elle :
En plus c’est une camelote son piano. Sous prétexte que la fenêtre est trop petite il n’a pas voulu du demi-queue de mes rêves qui me poursuit depuis mon enfance, et je suis là à m’étioler dans cette vie inutile, stérile, à m’étouffer. De l’air, il me faut de l’air, vivement que je retourne à Cape Cod …

Lui :
Tiens, ils annoncent que Hopper va faire une expo à Paris. Tant mieux, ce sera l’occasion de prendre l’air, je n’ai jamais visité Paris et le voyage sera tous frais payés, qu’ils disent. Je ne sais pas ce qu’elle va en penser, mais moi je veux qu’ils emmènent aussi mes tableaux, j’ai trop peur qu’on les vole s’ils restent ici. Mais pas le piano, surtout pas le piano …

Elle :
J’aime bien me promener le long de la mer à Cape Cod, ces dunes basses encombrées d’herbes et la maison perdue près du phare. Qu’est-ce que je fais ici, observée par le voisin d’en face ? Je sais bien qu’il est derrière le rideau et c’est moi qu’il regarde, je le devine à son air quand on se croise dans la rue. …

Lui :
A quoi pense-t-elle, là ? Elle ne tape plus sur sa note. Je vais pouvoir m’affaler dans le fauteuil et dormir un peu, le dîner passe mal. Mais si quelqu’un en face me voit de quoi j’aurai l’air ? Elle ne veut jamais fermer le rideau, je ne peux quand même pas aller à côté, il n’y a pas assez de lumière pour lire et me mettre au lit est impossible pour le moment, j’ai mes aigreurs ...

Elle :
Il n’ira donc jamais se coucher ! Je peux tenter un nocturne mais pas devant lui, je connais trop son sourire en coin, comme si les fausses notes étaient de ma faute, alors que le ré n’est pas en place. Il me fait son sucré, son bienveillant, mais le sourire en coin ne me trompe pas. L’autre en face il aime vraiment, il a l’oreille et le goût c’est sûr, il faudrait lui dire que le ré ce n’est pas moi …

Lui :
Je n’aime pas ce silence. C’était mieux quand elle tapait sur le piano. Il faudrait que je dise quelque chose, que je lui parle, elle attend peut-être. Lui annoncer le voyage ? Ce n’est pas une bonne idée, c’est trop tôt.

mardi 17 février 2015

Conte philosophique - C'est arrivé en 2050 #8 et dernier



8.         Renaissance


Elle : « Et l’Amérique, papi, tu m’as souvent parlé de l’Amérique et là tu ne me dis rien ! »

La petite ne me lâche pas aujourd’hui. Et à vrai dire je n’y tiens pas, à ce qu’elle me lâche. Nous en avons beaucoup plus dit que ces dix dernières années, je sens que le papillon apparaît dans la chrysalide, ce n’est pas le moment de flancher.

Moi : « Oui, je ne dis rien, je ne sais rien de l’Amérique. Les nomades n’y sont pas allés et les sismographes ne portent que de mauvaises nouvelles. Un jour il faudra un Christophe Colomb pour refaire le voyage sur les incessants tsunamis, avec retour pour raconter. Mais nous avons tant de pain sur la planche encore, qui songe à des explorations de nouveaux mondes, à des conquêtes de l’ouest ? « Un silence de mort s’est abattu sur ces deux continents, du Nord du Canada jusqu’au Cap Horn. Les rares signaux radios que nos derniers labos en service arrivent à capter proviennent d’Afrique, rien ne vient des satellites, et rien d’au-delà de la mare aux canards : le Far-Ouest est rayé de la carte du jour, KO à OK corral.
   « Je ne nourris aucun espoir pour les Caraïbes, grandes et petites, trop proches de l’impact et déjà instables auparavant, ni pour le Mexique, ni pour tout l’isthme américain. Il ne doit rester dans les parages que le monstrueux furoncle qui est venu se planter là, venu de l’espace il y a dix ans ».

Elle : « Et après, papi ? »

La voilà la vraie question qui attendait de sortir. Voilà ce qui la tourmente, elle qui commence juste à entrevoir ce que signifient les mots d’avenir, de vie entière, et qu’à son tour elle va devoir faire face. Nous sommes encore un peu ensemble mais le temps nous est compté. Pas besoin de discours, je comprends qu’elle commence à comprendre.
   Surtout ne pas se tromper dans le choix des mots ; personne pourtant ne m’a dit quels étaient les bons et les mauvais mots. Alors encore une fois je me jette à l’eau sans trop de précautions oratoires. Je suis obligé de la penser forte et intelligente, sinon à quoi bon. Si elle doit mal me juger, qu’il en soit ainsi pour lui permettre ensuite de vivre. Une idée qui me travaille depuis longtemps, depuis que les nomades m’ont raconté ce qui se passe loin dans le Sud. L’idée n’est pas mûre, elle baigne dans le flou, dans l’imaginaire, dans la supposition et l’invérifiable. Mais elle est indécrochable, obstinée, obsédante. C’est le moment.

Moi : « Tu sais ce que je crois, ma grande ? Il est un continent qui a mieux résisté que les autres et qui regorge de toutes les richesses dont l’homme a besoin pour reconstruire un monde. Hasard de la position, de la structure des plaques continentales, de la propagation des ondes tant sismiques qu’océaniques ; je ne devrais pas dire hasard mais plutôt logique, je t’ai assez abreuvée de mes discours rationnels. Toute une conjonction de circonstances peu probables ont abouti à cela : l’Afrique est le lieu encore vivable de notre terre bien mieux qu’ici ou partout ailleurs, à condition d’en retirer la façade ouest qui elle aussi a été recouverte par la vague et la façade nord en proie aux morcellements géologique. Les déferlements marins sont allés loin dans les déserts, il y a peu de montagnes du côté des grandes vagues, à l’ouest. Les rouleaux se seraient calmés plutôt vers la cote deux-cents, ce qui fait déjà d’immenses savanes ravagées, mais il n’y a pas eu dislocation de l’écorce et peu à peu, à ce qu’on raconte, les survivants se rapprochent respectueusement de la mer.
   « Alors écoute-moi bien, et écoute surtout ce que disent les nomades qui reviennent de ce continent. Le voyage est long qui doit traverser les lignes de feu et faire le tour de la mer. Apprends, entraîne-toi, réfléchis. Un jour tu te sentiras prête, un jour je te verrai prête, et ce jour n’est pas si loin où tu décideras de partir là-bas. Ne me regarde pas ainsi et ne pleure pas, ce sera un grand jour ; la force qui te poussera dépasse toutes les envies que tu as pu connaître, elle s’appelle la force de vie. Tu ne seras pas triste ce jour là mais impatiente et j’aurai alors fini de te donner des outils.
« J’aurai fini mon gai travail ».

Elle : « Tu partiras avec moi ».

C’était bien sûr une question qu’elle me posait et bien sûr que je ne partirai pas avec elle, j’étais déjà si fatigué de ce monde en feu. Alors je le lui ai dit, je lui ai tout dit, de la nécessaire séparation et du définitif. Elle n’a sans doute pas tout compris et elle a beaucoup pleuré, et j’ai dû me retenir.

Elle : « Pourquoi est-ce que je dois partir toute seule ?

Moi : « Tu seras plus grande encore qu’aujourd’hui, et il y aura du beau monde avec toi. Je n’ai pas à le choisir, ce monde là c’est le tien, et tu sauras bien le moment venu avec qui le voyage se fera ».

Je veillerai au grain, on n’est jamais trop prudent avec les fréquentations des enfants. Mais on n’a jamais le dernier mot et mieux vaut garder pour soi les quelques armes dont on dispose encore.

Moi : « Je termine, ma petite. Oui, pardonne-moi, je t’appelle ainsi, laisse-moi croire encore un peu à ton enfance avant la nuit. Un dernier mot et je termine. Tu partiras avec les nomades, tu emporteras ton énergie, tes savoirs, et la curiosité remontée à bloc ; tu traverseras les montagnes et les déserts et faisant à rebours la traversée de la mer rouge, tu atteindras l’Afrique qui, après avoir été le berceau de l’humanité, en est devenu l’avenir ».

Avec cette terre qui tourne n’importe comment, on ne sait jamais comment sera le prochain soir ni le prochain matin. Ce soir-là fut magnifique comme je n’en avais pas vu depuis longtemps, et le matin suivant fut glorieux.



Décembre 2014 – Andrem Rivière