mercredi 31 janvier 2007

‎1945 - Année zéro.‎

1945 - partir, revenir.

1. Comme en 40, Partir.

Bonjour, c’est moi que j’arrive dans cinq ans.

Mais un peu de patience. Il en a fallu, des morts, pour que je trouve ma place.

L’homme avait un sens infaillible de la concordance des temps. La femme avait une capacité célèbre pour déplacer les montagnes. Il se nomme donc Concordance, elle se nomme donc Verbehaud.

Elle lui avait donc écrit une lettre d’amour, remplie d’interpellations, d’ultimatums, et d’exclamations comminatoires, pour le sommer de se déclarer sans le dire vraiment, après cinq ans de relations fugaces il fallait bien ultimer. En ce temps là était le verbe et le verbe interdisait à la femme de parler la première. Mais il n’y avait pas de doute possible sur le sens de la lettre. Elle écrivait du Maroc où elle vivait et d’où elle ne voulait pas sortir, quand lui serait bien parti se chauffer un peu au soleil mais son métier était capital.

De Meknès à Issy-les-Moulineaux, il y a du chemin à se perdre.

D’ailleurs, elle n’était pas du genre à se conformer au verbe, le sien était bien assez haut tout seul, à Verbehaud.

La lettre est arrivée chez Concordance alors qu’il venait de partir à la guerre, tel un Marlborough résigné. Vous voyez, déjà la concordance des temps. La lettre l’a poursuivi d’affectation en affectation, pendant huit mois, le temps de faire le tour de la ligne, inexpugnable qu’ils disaient.

Il put enfin la recevoir et la lire, dans sa casemate, juste le temps de répondre qu’il faisait chaud ce 10 mai et qu’il ne se passait rien, la lettre est datée du 10 mai je n’y peux rien, c’est l’année qui compte, 1940. Et vous voudriez que je m’en foute, de l’an quarante ?

D’abord on n’écrit pas de gros mots. Calme et chaud pour la saison et ma foi ce sera oui à ta question subsidiaire, a répondu Concordance.

La réponse est partie avec le vaguemestre et lui est resté avec son vague à l’âme. Il n’est pas resté longtemps, une semaine plus tard le camion de prisonniers l’emmenait quelque part vers Langres en attente d’un stalag de villégiature autrichienne. Personne ne sait ce qu’est devenu le vaguemestre, mais pour arriver à Meknès, la lettre a mis un an. La femme lut la réponse sans savoir si l’homme vivait encore.

2. Revenir.

Elle tournait en bourrique. De n’avoir aucune réponse, puis sachant la débâcle de ne plus rien savoir, s’il avait reçu quoi que ce soit alors qu’elle attendait déjà depuis quatre ans qu’il veuille bien faire concorder son temps avec elle et qu’on sentait que là ce serait plus difficile avec tous ces gens qui jouent avec le feu. Si la réponse existait quelque part, serait-elle bien oui comme elle croyait si fort au début ? Pourquoi le non ne viendrait-il pas tout détruire, la longue hésitation de naguère n’était peut-être qu’un non qui prenait son élan et allait balayer les brèves rencontres du passé, les complicités, et le goût de trop peu. Le doute s’insinue toujours dans les attentes interminables.

Comme on découvre ne pas savoir même ce qu’on attend, le doute se répand comme le sang du taureau sacrifié. Puis une fois la réponse reçue, après une minute de bonheur, le doute, la peur, le tournis reviennent : serait-ce une réponse posthume ? Je la vois bien, la date de la lettre, 10 mai 1940, et nous sommes au printemps 1941. Où est-il passé, monsieur Concordance ?

Comme la mouche affolée, elle se cognait à toutes les vitres de la région, elle débitait son métier machinalement du matin au soir, et ses nuits tournoyaient dans le vide. Autour d’elle, on devenait inquiet. Elle avait sa réputation, Verbehaud, dans le petit monde des enseignants du Maroc, ce qui se voyait n’était pas normal. Encore heureux qu’ils n’aient vu que ce qui se voyait, la folie derrière le front droit était près de tout saccager. Il fallut la soigner, avec des sels de strychnine et de la belladone. Je ne sais pas l’effet de ces médicaments là, mais la mention en-tête de l’ordonnance ne laissait rien présager de bon.

Un beau matin, mais je dis un beau matin sans savoir, était-ce soir ou matin, midi minuit, elle sut : Concordance était revenu. Une visite opportune de la Croix-Rouge au stalag 17B, un reste de souci de faire semblant de la part des geôliers, une maladie destructrice en phase avancée sur le bout du rouleau de Concordance, et le voici avec son bon de sortie dûment signé par toute la germanique hiérarchie. Retour case départ, case capitale, Métro Mairie d’Issy, la maison dans la rue à gauche après le feu.

Nous voici à l’automne de 1941. Tous les verrous ne sont pas verrouillés, et la nouvelle du retour a franchi l’estuaire au phare de Cordouan, longé l’Espagne enfermée déjà dans son garrot, et s’est posée avec les mouettes sur un quai à Rabat, où le téléphone arabe l’apportera à la femme errante. Il ne reste à Verbehaud qu’à faire le chemin inverse, revenir, ce qui est un peu plus qu’une formalité en ces temps agités, contempler encore le phare de Cordouan signal des retours heureux et des départs à tout jamais ; de son côté, Concordance franchira la ligne entre zono et nono en baissant la tête pour ne pas trop être vu sans son ausweis.

Il faudra quelques mois pour y parvenir, aux retrouvailles. Trouvailles, devrais-je écrire, car jamais le bonheur de se tomber dans les bras ne les avaient encore saisi, qui se regardaient en biais sans rien oser. Verbe haut était au moins aussi coincée que Concordance des temps. Ce qui n’aide rien, en ces années d’urgence.

3. Un été 42.

Ce fut à la fin de l’été 42 que tout fut accompli. La mairie jadis tenue par le sieur de Montaigne entendit l’engagement à la face du monde qui n’entendait plus rien dans le bruit des bombes, et l’orgue de Saint-André la bien nommée vint résonner ce bonheur improbable, et on n’avait encore rien vu.

Ils allèrent cacher leurs découvertes dans une ferme du Poitou, le coq n’y aimait pas la pendule qui se chargeait de leur rappeler qu’ils n’avaient que trois semaines, deux semaines, une semaine, bip c’est fini, chacun chez soi maintenant. Un petit mois pas plus avait dit le grand méchant temps qui passe.

Concordance devait rentrer à la capitale, le travail n’y manquait pas et un bon poste dans l’administration permettait de rendre bien des services plus occultes, et Verbehaud devait faire l’année scolaire à Rabat, nouvelle affectation avec l’HP proche, avant une mutation à Paris. Guerre ou pas guerre, la routine. Je ne raconte pas la séparation, je n’ai pas assez de mouchoirs.

Il remonte à Paris, la ligne, les trains, les arrêts, jamais on n’arrivera, mais si, reprise du poste de combat, derrière le lourd bureau de chêne et les piles de dossiers, maquis plus impénétrable que buissons et taillis du Vercors.

Elle est partie à Marseille pour un long voyage, les côtes Espagnoles n’étaient plus sûres et les sous-marins même pas jaunes aimaient faire des cartons sur les bateaux civils, alors Rabat via Marseille, Oran, Oujda, Fez, Rabat.

Cette fois, Verbehaud à son tour fait dans la concordance des temps, et l’Histoire rattrappe mon histoire. Elle arrive à Rabat, fraîche mais moulue, le 7 novembre 1942. Les voici qu’aussitôt ils débarquent, comme l’ayant attendue, les américains, le 8 novembre. Vérifiez vos anti-sèches : débarquement américain à Rabat le 8 novembre 1942, fermeture immédiate des relations entre métropole et colonies, occupation de nono, et tout ce qui s’ensuit de silence. Elle n’avait pas encore défait sa valise. Il n’y aura plus rien de l’un à l’autre, ni d’elle à lui ni de lui à elle. Deux années de silence de mort.

Ce tournis qui revient, diable au corps et à l’âme, journées de cours machinaux, nuits hébétées. Parfois, pour tuer le diable en elle, se libérer pour toujours du poids qui écrase la poitrine, marcher, marcher, marcher, droit devant elle, au milieu des populations hostiles, des soldats ivres, américains et canadiens, noirs et blancs, red necks et indiens, marcher sur des dizaines de kilomètres de disparition ; on la retrouvera chaque fois saine et sauve et personne ne saura jamais par quel miracle et par quel saint, il faut au moins un archange.

Je passe le temps. Après deux ans et cinq cents lettres, jamais lues, jamais répondues, écrites chacun de son côté, envoyées, et toutes arrivées à la fois, en novembre 1944. Ils les avaient numérotées pour s’y retrouver, sage prudence. Ces lettres n’ont servi à rien sauf à me raconter mon histoire, au moins les lettres qu’ils ont oublié de brûler et que je tiens, là, devant vous, en tremblant un peu. Ils étaient ma mère et mon père.

Je ne sais pas si l’histoire finit bien, mais je sais qu’elle commence. Bientôt ce sera mon tour.

Innombrables sont ceux qui théorisent sur les causes de la deuxième guerre mondiale. Je ne sais rien de ces théories, mais je sais à quoi elle a servi rien qu’à voir le sang sur mes mains.

mardi 30 janvier 2007

La société des hommes.‎

écrit le 29 janvier 2007.
Bonjour Alliolie.




Je suis de très mauvaise humeur. Vous allez le constater. Et je ne crois pas que le temps qui passe va arranger la situation. J’ai décidé d’être de très mauvaise humeur, et comme seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, je ne change pas d’avis.



Hier lundi, une heure d’écriture m’a retenu après l’turbin pour vous commenter la politique comparée du plein emploi chez les huns et chez les autres. J’ai tout inscrit dans la case, j’ai posé mon clic sur publier, j’ai recopié les lettres mouvantes, et hop, disparu sans laisser de trace. Tant mieux, c’était nul.



Je vais donc recommencer, sans plus vouloir réfléchir davantage, et ce sera pire. Tant mieux pour vous. L’heure n’est plus aux subtilités, et l’on sait bien qui gagne toujours dans la grande bataille de la brute contre le maladroit. Il vous fallait une réponse, je ne pouvais me défiler.




Le plein emploi. D’évidence en lisant les programmes les deux discours sont très différents. L’usage de mots semblables et des formules cauteleuses qui s’allongent d’un côté comme de l’autre, il faut bien ratisser large des deux côtés et n’effaroucher personne, ne peut empêcher les deux textes de bien s’ancrer chacun dans son idéologie. N’y voyez aucun blâme, l’idéologie est un des ressorts essentiels de la politique, et prétendre s’en affranchir est une façon comme tant d’autres de tromper le client.




Le PS n’est pas moins idéologue que l’UMP, mais pas davantage non plus, les évidences « libérales » n’ayant d’évidentes que la manie de nous en faire le bourrage de crâne depuis la plus tendre enfance. N’exagérons pas, le lycée suffira pour remonter le temps, les premiers cours de civilisation, d’économie, d’histoire, de géographie, tout est bon pour diffuser la bonne parole de l’évidence future.



Idéologie. Je vous assène un axiome que je ne démontrerai pas, puisque c’est un axiome, sinon j’aurai écrit théorème, ni démontrable ni réfutable, il relève du choix fondamental et le nier revient à me nier. On peut parfaitement me nier, ce n’est pas grave, je suis un soixante millionième du peuple français, un six milliardième de l’humanité, au mieux. On peut le prendre ou le jeter, s’ensuivra ce qui devra s’en suivre.




Axiome. Un ensemble humain ne peut porter ce nom d’humain qu’à partir du moment où chacun de ses éléments y a sa place. L’ensemble peut être une société, une nation, une culture, une langue, une civilisation, une tribu, une entreprise, un clan, une famille, un groupe, un club, une association, une classe, bon, nous ne jouons pas au jeu des inventaires à la Prévert. La préférence que je semble parfois donner au collectif ne va donc pas sans une exigence fondamentale pour l’individu.



Attention, phrase longue.



De ce fait, une société qui se satisfait d’un chômage, même très faible et a fortiori très élevé, une société qui néglige ou méprise ou rejette ceux qui meurent sur les bouches de métro, je ne fais pas du misérabilisme vous savez comme moi qu’ils sont nombreux, et qui s’imagine que l’aumône va suffire à soulager autre chose que la bonne conscience du passant, une société qui se prétend conquérante parce qu’elle va récompenser les gagnants, elle dit les meilleurs, et écraser les perdants, elle dit les paresseux, une société qui pense réussir parce qu’elle se gonfle d’excellence, est perdue, définitivement perdue. Elle crèvera de boursouflure, comme la grenouille de la fable, et nul n’en entendra plus jamais parler.



Ils crèveront tous, les membres de la société, autant ceux qui s’y croyaient vainqueurs que ceux qui courbaient la tête et rasaient les murs, le fichu monde des incapables et des fainéants, mon monde à moi. Une société où le seul souci quotidien d’une grande partie des individus qui la composent est simplement de survivre jusqu’au soir, et sans même que cette partie là soit majoritaire. Elle s’en réjouit, cette société, sous prétexte de mérites à reconnaître et d’excellence à récompenser, mais elle ne peut en aucun cas être qualifiée de société humaine ; elle ne mérite, puisqu’il est question de mérite, aucun respect du pauvre bon qui écrit ici. Elle s’en moque, la société, de mon non respect, et je me moque qu’elle s’en moque.



Une société qui sous prétexte de comptabilité laisse sur le bord de la route toutes ces forces et ces envies qui lui seraient si utiles si elle savait ouvrir l’œil, une telle société aux œillères de chiffres doit être bannie de la planète. La tâche est immense, rien qu’à combattre les évidences, rien qu’à refuser la trahison des calculs.



Je sais de quoi je parle. Vous me demandiez ce que je fais. Voilà ce que je fais : on me donne de grands tableaux de chiffres comme des draps de lits, je ne lis et ne retiens que celui qui est en bas à droite, et je prends les décisions qui fâchent. De ces décisions où, soi-disant, il y en a là-bas qui n’ont plus rien à faire dans la société. Plus j’en trouve, plus la prime est bonne, ce qu’on nomme la récompense du gagneur. Et un jour, je me désignerai moi-même, c’est l’évidence et ce sera le fleuron de ma carrière.



Les grands esprits ricanent, je le sais, au motif que je fais dans la bonnerie. J’ai découvert le mot il y a peu et, bouche bée, je me l’attribue. Trop facile la bonnerie, on se vautre dans l’angélisme et on oublie la dure réalité de la vraie vie. Gonflez-vous les poumons, grands esprits. Profitez tant qu’il reste un peu d’air. Le seul mérite que je reconnaisse à la politique est de vouloir se donner les moyens, dans la dure réalité de la vraie vie, de la rendre moins dure. Depuis le chef de la tribu paléolithique jusqu’au chef de cabinet du sous-ministre de la condition des extincteurs.



Voilà, c’est fini.

jeudi 11 janvier 2007

Alliolie lectrice.

Le11 janvier 2007.

Bonjour Alliolie.

Ce que j’ai écrit est bien plus long que ce que vous avez déjà lu sur votre imêle. Je vais donc poursuivre, mais ici pour que tout soit connu de vous, en direct et en public, en évitant cependant de commenter sur un billet chez vous qui n’aurait aucun rapport : on appelle ce procédé déloyal troller un blogue. Vous auriez raison d’être furieuse, d’autant que j’aime bien quand nous nous disputons devant tout le monde.

Comme je ne vous ai pas encore répondu sur le plein emploi, titre de votre billet présidentiel récent, nos batailles risquent de prendre une tournure un peu gore. Pour éviter cet écueil pourtant rigolo, je me conterai de vous donner ici l’adresse du site de bloghumeur où se trouve la suite dans mes idées.

Il s’agit toujours de votre analyse bienveillante et déstabilisante sur mes histoires de Marie et Bertrand, dont vous avez repéré les points faibles, ce que vous ne manquerez pas de faire savoir chez vous ou chez moi, histoire de m’obliger à plus de réflexion. Je voulais juste vous raconter la genèse du texte, pour expliquer qu’il ait pu être mieux élaboré que la plupart de mes survenances hâtives. Ce détail n’est pas indifférent aux qualités que vous avez bien voulu lui trouver.

Lors des agitations médiatiques sur cette affaire, j’avais cru bon de jeter en pâture à un forum agité (comme ils le sont tous) mes premières impressions sur le sujet, en deux ou trois billets hâtifs, justement. La volée de bois vert qui s’ensuivit fut mémorable. Je m’étais mis à dos la totalité de l’internautie. Les pleureurs de Marie, les accrocs de Bertrand, les vengeurs en robe de chambre et les agités des concerts à briquets, toutes les bonnes consciences en état de marche au pas.

Evidemment, les arguments étaient souvent pitoyables. Mais parfois certaines flèches étaient bien ajustées, qui touchaient une faiblesse de raisonnement, un raccourci mal balisé, une affirmation mal revendiquée comme telle, et donc défaillante car non démontrée. Rien n’interdit d’affirmer péremptoirement, dès lors qu’on affirme que c’est péremptoire, non ?

Il faut alors accepter qu’autrui refuse la proposition assénée, à la seule condition de respect de la cohérence : autrui doit assumer les conséquences logiques de son refus.

Bref, je me suis penché sur mes premières mises en ligne en imaginant derrière moi la horde des contradicteurs, et j’ai tenté de faire taire les grognements qu’ils faisaient résonner dans ma tête, jusqu’à obtenir un relatif silence. Il m’a fallu plusieurs mois.

Qu’en conclure ? Que la contradiction porte en elle sa vérité, et que le combat de la contrariété est le seule qui vaille, que j’ai besoin de vos critiques et de vos objections, même si parfois elles me mettent de mauvaise humeur, je suis soupe au lait plus vite que la musique, et que le vieil Héraklite n’a pas fini de m’accompagner avec sa complice susdite, Contrariété.

Fatigué des agitations de l’agora, je me suis réfugié dans mes blogues, dans le silence de la mer. Mais je sens qu’écrire ainsi devient cotonneux, et j’attends que cesse le silence. En écrivant tant bien que mal les idées qui me hantent et celles qui me viennent, les jours laborieux comme les jours inspirés, je ne sais jamais ce qui en sortira d’inspiration ou de labeur, un peu des deux sans doute, filles d’émoi et fils de soie, yin et yang.

Miroirs, il me faut des miroirs ; surtout pas de miroir magique, juste un miroir qui réfléchisse. J’ai besoin de vous qui me lisez seule, et de vous tous qui me lisez plusieurs. Un petit plusieurs qui compte.

Andrem.