jeudi 18 avril 2024

L'OCEAN ATLANTIQUE

 

Mélanger l’immiscible. A-t-on idée ? Les deux tableaux sont là devant moi, impassibles ils m’attendent. Un tableau, une histoire. Une histoire vraie comme toujours, toutes les histoires sont vraies. Une seule histoire donc un seul tableau : c’est très agaçant d’avoir à choisir. M’en approprier un signifie rejeter l’autre ; pas question. Je n’ai aucune envie de jeter l’autre quel qu’il soit. Au diable qui m’a demandé de choisir ! J’en ferais une mayonnaise, un œil pour chaque tableau, un peu d’huile de toile, et tout va se mélanger. Que la mayonnaise monte ou se liquéfie ne sera pas mon affaire, moi je mélange.

Paris fin de siècle. Des promeneurs sur le boulevard. Au fond de la rue adjacente, un échafaudage pour finir une statue qu’on a déjà vu quelque part mais ailleurs. Immense, elle est par-dessus les toits. Haussmann paraît petit avec ses balcons de quatrième étage, ses mansardes sous zinc. Oui madame, on a construit la statue de la liberté en plein dix-septième arrondissement au bout de la rue Alfred de Vigny, juste là où elle butte sur la rue de Chazelles. Bien malin qui trouverait trace de cet exploit en repassant sur les lieux. Mais en ce temps là le vacarme empêchait tout le quartier de dormir et les estaminets faisaient fortune à la sortie des ateliers.

Le moyen-âge bat son plein et l’amour courtois est à la mode. Un monsieur déjà mûr s’intéresse à moi qui suis venue loin du bruit des rues me reposer au milieu d’une forêt aimable et giboyeuse. On n’a pas trouvé mieux pour décrire la scène que l’expression conter fleurette, et si nous faisons tapisserie nous n’y pouvons rien, seul le support d’haute-lice d’Arras en est la cause, il fallait bien qu’il en restât. Je garde mes distances et trouve le monsieur un peu ridicule bien qu’il soit dans l’air du temps, de ce temps là où je vivais. Je ne suis pas certaine que sa présence me plaise, mais ce n’est que mon idée : quelqu’un est en train de penser par-dessus mon épaule et prend des libertés avec moi. Liberté ! Un drôle de mot dont on pourrait faire une statue. Ne bougeons plus, les oiseaux sortent et les lapins courent.

Les ingrédients de la mayonnaise sont prêts, à bonne température, je vais pouvoir tout mélanger, les siècles, les gens, les industries, les galanteries, toiles et tapisseries, fils d’or et pots de couleurs. Fusionner une tapisserie du moyen-âge courtois avec un chantier de chaudronnerie de la fin du dix-neuvième siècle : j’entends d’ici le vacarme dans les échafaudages, je vois les passants du boulevard las de cette mégalomanie transatlantique, et chacun n’a qu’une envie, partir dans la forêt la plus proche déclarer sa flamme à sa belle, et moi-même je n’attends qu’un prétexte pour m’asseoir dans l’herbe tendre au milieu des lapins.

Je dois faire attention, la dame a repéré ma présence dans son esprit.

A vrai dire, je ne savais pas que la statue de la liberté avait été construite à Paris, à vingt-cinq minutes en métro de chez moi alors qu’il n’y avait pas encore de métro. Je croyais que Bartholdi avait fait un prototype et que les Américains encore sauvages l’avaient prise pour modèle en cédant à leur manie du gigantisme. Je découvre que cette folie venait de chez moi et que les Américains n’ont rien inventé. Fierté, ou désolation ? Le vacarme du dix-septième arrondissement n’a pas cessé après le départ de la statue à travers l’Océan, des véhicules à la bruyante frénésie ont noyé la chaussée où l’on ne peut plus marcher bras dessus bras dessous.

Il n’y a plus que les forêts pour être piétonnes et silencieuses, à condition de pouvoir rester assise à rêvasser sans se faire aborder par un olibrius en cape et collant qui, importun mais courtois, se met à déclamer poèmes, épigrammes, élégies, et en plus il chante faux. J’aurais dû rester à jouer au billard rue de Chazelles, il y a là-bas un bouge où ils m’acceptent, ils sont plutôt rares ceux qui laissent jouer une femme dans leur antre. J’ai fini par m’habituer aux blagues grivoises peu imaginatives, quand c’est mon tour de pousser la boule avec la queue.

Je finis par l’écouter, mon poète. Il me change des braillards de bistrot et sa voix de fausset reste plus vivable que le tintamarre des marteaux à cuivre et des pinces à rivets. Il m’étonne aussi. Nous sommes en ce temps que vous nommerez le Moyen-Âge, je ne suis pas folle je sais bien qu’on est au quinzième siècle, et pourtant on croirait ce monsieur sorti tout droit d’un dessin de Peynet dont plus personne ne se souvient mais qui n’a pas encore vécu. Je ne connais pas ce Peynet mais il a une façon unique de dessiner des amoureux avec un cœur ici ou là, alors je me sens devenir l’ancêtre de toutes les femmes amoureuses qui sortiront de son crayon dans cinq-cent-cinquante ans. Rien que pour cette promotion je me dois d’écouter et de regarder avec bienveillance le visiteur empoté qui paraît tellement plus âgé que moi.

J’en ai soupé, des godelureaux plus ou moins en envahissants, grossiers, malappris, qu’ils sortent du chantier, qu’ils soient archers du seigneur du coin, qu’ils hantent les troquets de la rue de Chazelles ou l’auberge du village. Pressés de faire leur affaire, de forcer le passage, sans même s’inquiéter qu’il puisse exister une tête et un cerveau au-dessus de ce qu’ils convoitent, et ne parlons pas de consentement. Le siècle ne change rien c’est toujours la même chanson laide. Alors pourquoi pas un monsieur plus âgé, avec le cœur sur la main et une voix éraillée par l’émotion ? Pourquoi pas ?

Mais pourquoi donc à la fin ? N’ai-je pas d’autres voyages en tête ?

Je trébuche sur un obstacle pour que cette mayonnaise finisse bien. Je vais être obligée de choisir mon camp, décider dans quel tableau l’idylle pourrait se nouer ou se perdre. Rude obstacle. Le monsieur, visiblement, n’habite pas Rue de Chazelles, ni même rue Alfred de Vigny ou Boulevard de Courcelles. Château de Courcelles, peut-être, pourquoi ne pas l’imaginer, cerise sur ma sauce. Un pied de nez à un impossible choix ou un grand écart ; comment peut-on fusionner une tapisserie et une huile sur toile, un début quinzième avec une fin dix-neuvième, le bucolique et l’industrieux, la ville et la campagne, la toute neuve Amérique et la si vieille Europe ?

Allons donc. L’incendie d’Arras a ravagé toutes mes sœurs de trame et de chaîne, et la statue est finie. J’ai déjà franchi cinq cents ans. Il me reste un vingtième siècle entier à traverser. Je vais poser un lapin à mon amoureux, je tiens trop à ma liberté. A nous deux, l’Océan Atlantique !

 


 

mardi 16 avril 2024

L'Océan Atlantique

 

Mélanger l’immiscible. A-t-on idée ? Les deux tableaux sont là devant moi, impassibles ils m’attendent. Un tableau, une histoire. Une histoire vraie comme toujours, toutes les histoires sont vraies. Une seule histoire donc un seul tableau : c’est très agaçant d’avoir à choisir. M’en approprier un signifie rejeter l’autre ; pas question. Je n’ai aucune envie de jeter l’autre quel qu’il soit. Au diable qui m’a demandé de choisir ! J’en ferais une mayonnaise, un œil pour chaque tableau, un peu d’huile de toile, et tout va se mélanger. Que la mayonnaise monte ou se liquéfie ne sera pas mon affaire, moi je mélange.

Paris fin de siècle. Des promeneurs sur le boulevard. Au fond de la rue adjacente, un échafaudage pour finir une statue qu’on a déjà vu quelque part mais ailleurs. Immense, elle est par-dessus les toits. Haussmann paraît petit avec ses balcons de quatrième étage, ses mansardes sous zinc. Oui madame, on a construit la statue de la liberté en plein dix-septième arrondissement au bout de la rue Alfred de Vigny, juste là où elle butte sur la rue de Chazelles. Bien malin qui trouverait trace de cet exploit en repassant sur les lieux. Mais en ce temps là le vacarme empêchait tout le quartier de dormir et les estaminets faisaient fortune à la sortie des ateliers.

Le moyen-âge bat son plein et l’amour courtois est à la mode. Un monsieur déjà mûr s’intéresse à moi qui suis venue loin du bruit des rues me reposer au milieu d’une forêt aimable et giboyeuse. On n’a pas trouvé mieux pour décrire la scène que l’expression conter fleurette, et si nous faisons tapisserie nous n’y pouvons rien, seul le support d’haute-lice d’Arras en est la cause, il fallait bien qu’il en restât. Je garde mes distances et trouve le monsieur un peu ridicule bien qu’il soit dans l’air du temps, de ce temps là où je vivais. Je ne suis pas certaine que sa présence me plaise, mais ce n’est que mon idée : quelqu’un est en train de penser par-dessus mon épaule et prend des libertés avec moi. Liberté ! Un drôle de mot dont on pourrait faire une statue. Ne bougeons plus, les oiseaux sortent et les lapins courent.

Les ingrédients de la mayonnaise sont prêts, à bonne température, je vais pouvoir tout mélanger, les siècles, les gens, les industries, les galanteries, toiles et tapisseries, fils d’or et pots de couleurs. Fusionner une tapisserie du moyen-âge courtois avec un chantier de chaudronnerie de la fin du dix-neuvième siècle : j’entends d’ici le vacarme dans les échafaudages, je vois les passants du boulevard las de cette mégalomanie transatlantique, et chacun n’a qu’une envie, partir dans la forêt la plus proche déclarer sa flamme à sa belle, et moi-même je n’attends qu’un prétexte pour m’asseoir dans l’herbe tendre au milieu des lapins.

Je dois faire attention, la dame a repéré ma présence dans son esprit.

A vrai dire, je ne savais pas que la statue de la liberté avait été construite à Paris, à vingt-cinq minutes en métro de chez moi alors qu’il n’y avait pas encore de métro. Je croyais que Bartholdi avait fait un prototype et que les Américains encore sauvages l’avaient prise pour modèle en cédant à leur manie du gigantisme. Je découvre que cette folie venait de chez moi et que les Américains n’ont rien inventé. Fierté, ou désolation ? Le vacarme du dix-septième arrondissement n’a pas cessé après le départ de la statue à travers l’Océan, des véhicules à la bruyante frénésie ont noyé la chaussée où l’on ne peut plus marcher bras dessus bras dessous.

Il n’y a plus que les forêts pour être piétonnes et silencieuses, à condition de pouvoir rester assise à rêvasser sans se faire aborder par un olibrius en cape et collant qui, importun mais courtois, se met à déclamer poèmes, épigrammes, élégies, et en plus il chante faux. J’aurais dû rester à jouer au billard rue de Chazelles, il y a là-bas un bouge où ils m’acceptent, ils sont plutôt rares ceux qui laissent jouer une femme dans leur antre. J’ai fini par m’habituer aux blagues grivoises peu imaginatives, quand c’est mon tour de pousser la boule avec la queue.

Je finis par l’écouter, mon poète. Il me change des braillards de bistrot et sa voix de fausset reste plus vivable que le tintamarre des marteaux à cuivre et des pinces à rivets. Il m’étonne aussi. Nous sommes en ce temps que vous nommerez le Moyen-Âge, je ne suis pas folle je sais bien qu’on est au quinzième siècle, et pourtant on croirait ce monsieur sorti tout droit d’un dessin de Peynet dont plus personne ne se souvient mais qui n’a pas encore vécu. Je ne connais pas ce Peynet mais il a une façon unique de dessiner des amoureux avec un cœur ici ou là, alors je me sens devenir l’ancêtre de toutes les femmes amoureuses qui sortiront de son crayon dans cinq-cent-cinquante ans. Rien que pour cette promotion je me dois d’écouter et de regarder avec bienveillance le visiteur empoté qui paraît tellement plus âgé que moi.

J’en ai soupé, des godelureaux plus ou moins en envahissants, grossiers, malappris, qu’ils sortent du chantier, qu’ils soient archers du seigneur du coin, qu’ils hantent les troquets de la rue de Chazelles ou l’auberge du village. Pressés de faire leur affaire, de forcer le passage, sans même s’inquiéter qu’il puisse exister une tête et un cerveau au-dessus de ce qu’ils convoitent, et ne parlons pas de consentement. Le siècle ne change rien c’est toujours la même chanson laide. Alors pourquoi pas un monsieur plus âgé, avec le cœur sur la main et une voix éraillée par l’émotion ? Pourquoi pas ?

Mais pourquoi donc à la fin ? N’ai-je pas d’autres voyages en tête ?

Je trébuche sur un obstacle pour que cette mayonnaise finisse bien. Je vais être obligée de choisir mon camp, décider dans quel tableau l’idylle pourrait se nouer ou se perdre. Rude obstacle. Le monsieur, visiblement, n’habite pas Rue de Chazelles, ni même rue Alfred de Vigny ou Boulevard de Courcelles. Château de Courcelles, peut-être, pourquoi ne pas l’imaginer, cerise sur ma sauce. Un pied de nez à un impossible choix ou un grand écart ; comment peut-on fusionner une tapisserie et une huile sur toile, un début quinzième avec une fin dix-neuvième, le bucolique et l’industrieux, la ville et la campagne, la toute neuve Amérique et la si vieille Europe ?

Allons donc. L’incendie d’Arras a ravagé toutes mes sœurs de trame et de chaîne, et la statue est finie. J’ai déjà franchi cinq cents ans. Il me reste un vingtième siècle entier à traverser. Je vais poser un lapin à mon amoureux, je tiens trop à ma liberté. A nous deux, l’Océan Atlantique !