vendredi 15 septembre 2023

CLAUDE ASLANGUL

 

Ou la connaissance à la puissance dix.

Il m’est nécessaire d’écrire quelques mots à propos de Claude. Non point sur ses vies professionnelles et intimes que je ne connais pas bien, ni sur sa personnalité déroutante et attachante dont chacun a une idée très certainement plus précise que moi. Ce sera donc autre chose, un peu philosophique, un peu hypothétique, qui s’est lentement construit en moi au cours de nos vies parallèles sans qu’au final je parvienne à le soumettre à son examen. Mais était-ce nécessaire ? Cette construction est mienne et qu’elle soit recevable ou non, absurde ou non, elle s’impose et je n’ai pas envie de la jeter.

Claude est un ami depuis l’École avec un grand E accent aigu. Même école, même année, même logement, même étage, même couloir. Nos chambres étaient contiguës, seule une cloison nous séparait, de sorte que de toute la promo Claude fut la première victime de mes goûts musicaux. Voilà qui crée des liens : Claude a appris à entendre ça, et moi à baisser le son. Trois années durant nous avons cheminé ensemble vers un peu plus de savoir pour lui, un peu moins d’ignorance pour moi. Déjà il se faisait remarquer pour sa passion pour la topologie, quand j’en étais à la confondre avec la topographie.

Après ce qu’il fut convenu de nommer les « Évènements », et le diplôme en poche, nous nous sommes retrouvés à Paris, la petite bande de l’étage ou presque, et nous avons commencé ce que nous appelions notre vraie vie. Nous tâtonnions tous à la recherche d’un travail qui nous aille, avec ce luxe de l’époque où nous pouvions refuser, chipoter, négocier, un poste, une implantation, un montant net, sauf Claude qui d’emblée s’est jeté où il voulait se jeter, l’Université : il voulait dévorer l’univers entier, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, et jongler comme il avait commencé à le faire à l’École avec les espaces à vingt-cinq dimensions et demie.

Nous voulions construire des ponts ou des locomotives, creuser des galeries et des tunnels, spéculer tout en haut des gratte-ciels, régner sur le gaz, le pétrole ou la bauxite, inventer l’avion d’après-demain, sans savoir si nous y parviendrions et sans crainte, mais lui était déjà satellisé sur des orbites inaccessibles. Parfois nous le plaisantions plus pour cacher notre perplexité que le faire enrager, et il restait d’ailleurs imperturbable, soucieux comme toujours de se faire comprendre même d’un boulet de mon espèce.

Voilà, nous y sommes : c’est de cela que je veux parler, du mystère de la connaissance, de sa transmission, de sa diffusion, de sa nécessité. On sait bien que, partis du même port, nous nous sommes éparpillés cinquante ans plus tard à travers l’immensité d’un océan, sur des eaux incomparables. Mais aussi diverses soient-elles, elles sont accessibles à notre imagination : la construction d’une locomotive ou d’un avion, les matériaux, la maintenance, le coût, je les ignore de fond en comble et je ne peux même pas les deviner ; mon savoir a suivi un autre chemin. Mais j’ai un sentiment de compréhension possible avec de bonnes explications, quelques schémas et des ordres de grandeur. Je ne deviendrai pas pour autant spécialiste mais je ne crains pas de m’approcher de ces mondes-là. Sans m’éloigner du sujet bien qu’un peu plus exotique, j’en dirais de même pour les traders ou les capitaines d’industrie que je n’aurais jamais été capable d’être mais dont la logique à brasser des milliards s’apparente à la mienne brassant des roupies.

Côté Claude s’ouvre une béance infranchissable. Je lui demande de m’expliquer le début du commencement d’une pensée quantique et déjà je ne sais plus qui je suis. Ce n’est pas faute de l’entendre, patient et bienveillant, répéter et répéter, en cherchant les mots convenables et accessibles, mais en vain. Aucun schéma, aucun ordre de grandeur, aucune image ne réveille mon bulbe balbutiant. Et j’ai peur de ne pas être le seul dans cet état. Vient alors la question qui fâche : si personne ne comprend rien à ce qu’il dit ou écrit quand il parle ou écrit sur la science qui l’a saisi depuis toujours, A QUOI CA SERT ? Il y aura toujours un petit malin pour proférer ce genre de grossièreté. Je peux préciser la question : à quoi cela sert-il au monde en général et à moi en particulier ? J’en ai mis du temps à répondre, ce n’est pas si facile et les petits malins ont plus d’un tour dans leur sac : cinquante-six ans d’amitié ponctués de rares rencontres, tous les cinq à dix ans, avec chaque fois quelques échanges permettant tout doucement d’avancer.

Déjà je savais qu’il naviguait dans ces contrées lointaines du savoir ; il m’était nécessaire, à moi, de le savoir. Comme une sorte de filet de protection invisible et distant contre l’ignorance aux aguets. Mais il y a surtout la question des puissances de dix. Quoi ? Oui, les puissances de dix.

Dix personnes dans le monde auraient peut-être pu écrire ce qu’il a écrit, mais lui seul l’a fait. Cent personnes au monde sont sans doute capables de tout lire, tout retenir, tout comprendre, tout restituer et en tirer profit pour leur propre travail, et chacune d’entre elles peut trouver dix personnes à qui tout expliquer sans les perdre en route, ce qui fait mille personnes. Ces mille personnes sauront bien propager la bonne nouvelle à dix voisins au moins sur les sujets fondamentaux, et je peux continuer ainsi à sauter les puissances de dix au fur et à mesure que le propos initial de Claude va se diluer dans la transmission, l’explication, la métaphore, la vulgarisation, et, je le reconnais volontiers, la déformation. Claude reste droit dans ses bottes, rigoureux et inflexible, la statue du Commandeur de la physique quantique, et il le faut pour être la référence quoi qu’il arrive, mais il y a un prix à payer pour conquérir le monde.

Car, après dix sauts, dix à la puissance dix, c’est bien l’humanité entière qui sera touchée, qu’on soit Professeur à Jussieu, présentateur de radio, ingénieuse en locomotives, ou paysan du Yunnan. Je suis incapable d’annoncer le quoi, le comment, le quand. Mais je suis certain de ceci : ce sont dix milliards d’humains que le travail de Claude, aussi ardu soit-il à approcher, aura concerné peu ou prou.

Un petit dernier pour la route. L’amitié est une belle affaire. On peut se voir tous les soirs, boire des coups et se taper sur le ventre. On peut être plus sobre et plus réservé. On peut enfin se croiser de temps en temps, tous les six mois, tous les six ans. Chaque fois on se retrouve et on reprend la conversation là où elle était posée, les désaccords subsistent et l’amitié demeure, malgré tout, à cause de tout. Le reste du temps, les esprits voyagent ensemble en se promettant de faire mieux la prochaine fois.

Claude, il n’y aura pas de prochaine fois. Mais mon esprit va continuer à voyager avec toi, même si je n’y comprends rien ; il ne reste dans ma musette qu’un peu d’incertitude de principe et de probabilité de présence. Je suis heureux que tu m’accompagnes car je crois que tu as eu la vie dont tu as eu envie par-delà les inévitables galères et les moments de bonheur, et c’est cela, la réussir.


 

samedi 2 septembre 2023

La Joconde de Noël

 

La Joconde. Justement, c’est le cadeau qu’ils m'ont offert. L’exemplaire original de la Joconde récupéré dans les réserves secrètes du Musée ; bien entendu en salle il n’y a qu’une copie habilement troussée mais comment le remarquer derrière la forêt de selfies. Je l’ai installé dans ma cave, à proximité de mes outils de travail et elle me regarde de son air narquois, cet air qu’elle a eu chaque fois que nous nous sommes croisés dans le passé.

Car nous nous sommes croisés souvent. Elle me connaît bien, Lisa, ma petite Gioconda. C’est moi qui la conduisais discrètement chez mon ami Leonardo pour se faire tirer le portrait, pendant des mois et des mois. Nous en avons eu, des conversations, assis côte à côte sur le banc de la carriole que la mule tirait sans que je m’en préoccupe, elle connaissait le chemin. Alors vous pensez bien que nous n’allions pas renoncer à nos rencontres sous prétexte de fuite chez le roi François, et de fin de vie au Clos Lucé pour l’un, au Louvre pour l’autre.

Pourquoi diable n’ai-je pas tenté de me la garder, au début. Plus personne ne s’y intéressait, elle traînait dans un coin, à Tours, à Amboise, à Chambord parfois, j’aurais dû m’en saisir à ce moment-là, personne n’aurait rien remarqué. Cinq-cents ans plus tard, en la retrouvant par hasard dans un grenier des experts se seraient entre-tués pour démontrer que non ce n’était pas de Leonardo, mais que si bon sang mais c’est bien sûr de Leonardo mais vous n’y pensez pas mais regardez ce sfumato et ce paysage métaphorique et ce sourire indéfinissable mais non mais si et le coup de feu est parti.

Justement le sourire. J’en ris sous cape. Oui, c’est plus élégant de dire je ris sous cape que je me marre. La vérité est que je me marre. Elle me l’a expliqué, le secret de son sourire. Mais pour qui me prenez-vous, je ne vais pas trahir un si joli secret, surtout venant de la Gioconda, épouse de Monsieur Giocondo, que personne n’avait su séduire avant qu’il reçoive en pleine figure un échantillon très réussi de ce sourire comment dis-tu déjà, indéfinissable.

Puis ma Lisa a commencé à intéresser les gens. Les Rois, les aristos, les connoisseurs comme on dit là-bas, et nos chemins se sont séparés. Mes tentatives de réincarnations successives ne me permettaient pas souvent de m’approcher d’elle mais je sentais bien, au fond, qu’elle en souffrait autant que moi, de ne pouvoir me guider et de ne pouvoir me parler. Nous eûmes quelques coups de chance. Une fois, j’ai été un chien de chasse au service de Henri III, et j’ai pu fureter dans le salon où elle pendouillait à quelque clou. Ce furent quelques semaines d’intimité, personne ne venait là et je ne m’absentais que pour une chasse de temps à autre. J’étais si mauvais chasseur qu’on ne m’appelait qu’en cas de défaillance d’un collègue.

Beaucoup plus tard, j’ai trouvé un poste de gardien au Louvre. Je ne sais plus très bien les dates, entre les deux guerres mondiales peut-être. J’étais déjà vieux et abîmé par les tranchées mais elle m’a reconnu tout de suite quand je suis entré dans la salle. Deux-cent cinquante ans qu’on ne s’était vus et moi ma mâchoire arrachée. Pourtant, je l’ai remarqué aussitôt, son sourire s’est élargi en me voyant mais je lui ai fait signe de se reprendre, de ne pas manquer à son contrat d’origine : énigmatique, indéfinissable, esquissé, imperceptible, incertain, ambigu, tant que tu pourras, tant que tu voudras, et tout à la fois même tant qu’à faire, mais joyeux, non, jamais, sous peine de résiliation instantanée.

Nous avons repris notre conversation comme si de rien n’était, en laissant passer les passants encore peu attentifs, à moi forcément tu penses gardien défiguré, à elle aussi finalement pas encore très connue sinon par les espécialistes de l’espécialité. Elle en concevait un complexe, le complexe de Mona Lisa. Toute la littérature de la psychanalyse s’épanche longuement et savamment sur ce complexe qui est à l’origine de tous les troubles de la personnalité soignés par des millions de psychanalystes richissimes depuis, et ceux qui disent n’en avoir jamais entendu parler n’ont tout simplement pas lus les bons livres, en vente dans toutes les librairies encore ouvertes.

Je suis bien au courant de ces choses, nous en avons tant parlé avec Lisa. Mais je le lui ai promis, je ne révélerai pas non plus le secret de son complexe, qu’elle s’efforce depuis si longtemps de cacher derrière le secret de son sourire, avec succès et je l’admire pour cela.

Aujourd’hui, elle n’a plus besoin de se cacher, son complexe a disparu. Elle a entrepris sans me demander mon avis et je lui en veux, une action marketing de la plus grande audace. Elle savait que je l’aurais désapprouvée, alors elle ne m’a rien dit. L’affaire a failli tourner mal pour moi et d’ailleurs j’y ai perdu mon travail, mais j’ai échappé à l’accusation de complicité, pour ne pas dire du vol proprement. Car voilà, elle s’est organisée pour se faire voler une nuit, et le matin, envolée, disparue, juste le cadre vide qui m’a sauté à la figure quand j’ai pris mon poste. Juste un matin où j’avais une histoire toute personnelle à lui raconter.

Sa petite célébrité naissante a bien entendu explosé. Je me suis retrouvé sous le feu des projecteurs, et ma défense n’a pas été facile. On avait bien remarqué, sans vraiment s’en formaliser, notre proximité pour ne pas dire notre intimité. J’ai été perquisitionné, mes amis l’ont été, mon train de vie fouillé, mon passé décortiqué (il n’ont pas retrouvé ma trace de quand j’étais le chien de Henri III). Ils n’ont d’ailleurs rien retrouvé du tout puisqu’il n’y avait rien à trouver et que j’étais le plus effondré de tous. La trahison de la belle, nos discussions évanouies, et ma fin de vie de chômeur.

Depuis tout est devenu difficile. Son opération Tonnerre a réussi au-delà de ses espérances les plus folles et elle est devenue le tableau le plus célèbre du monde. Non, justement, pas la femme la plus célèbre, mais le tableau le plus célèbre. La voilà désormais prise au piège de la gloire factice. Pendant longtemps, ce furent des groupes de japonais qui la cernaient, la regardaient et écoutaient le guide s’égosiller, à l’ancienne pourrais-je presque écrire. Ils prenaient des photos, sans flash Madame-Monsieur, sans flash, sinon je confisque la pellicule. Mais tout s’est aggravé avec l’arrivée des téléphones et des chinois, des perches à selfies, et de cette manie non plus de venir voir un tableau même pour quelques secondes, mais de se montrer devant lui à la terre entière. La terre entière qui défile pour se montrer devant un tableau à la terre entière.

Mona Lisa l’a bien compris : elle n’y survivra pas. Alors un jour où je m’étais déguisé en terre entière avec une perche à selfie, j’ai pu approcher mon téléphone au plus près du rideau électronique de protection avec le téléobjectif réglé au maximum et elle a bougé les lèvres sans perdre son sourire pour m’appeler au secours.

J’ai compris le message. Une force surhumaine m’a entraîné, toutes les semaines qui ont suivi, dans les dédales de l’administration du Louvre et m’a donné la capacité de surmonter toutes les inerties, incompréhensions, ricanements, jusqu’à obtenir, cette veille du 25 décembre, que ce soit une reproduction inerte mais habile que l’on expose, et que ma chère Lisa me soit rendue au fin fond d’une réserve bien ensevelie, dont j’ai été nommé le gardien à vie, je veux dire, à vie du tableau.