mardi 15 décembre 2020

JE ME SOUVIENS DE JEAN (réédition, texte daté du 8 avril 2004)

 

J’ai encore laissé passer une commémoration. De celles qu’on n’a pas le droit de laisser passer. De celles qui n’intéressent personne parce qu’elles ne sont pas télégéniques, et que le commémoré n’intéresse que si peu de monde. Alors avec le retard de quelques semaines que je n’arriverai plus jamais à rattraper, voici celui dont je me souviens, qui fut mon ami.

Le jeudi 8 avril 2004.

Jean Berthier est mort ce matin.

Homme de Méditerranée, métis et fier de l’être, il se proclamait juif, nègre, kabyle et arabe. Son regard pétillant reflétait en effet toute l’histoire de la mer primordiale. Même affaibli par les contingences cruelles, ce regard est resté intact jusqu’au bout et quand la parole ne pouvait plus passer, il nous déversait sa joie de vivre encore, son amour torrentiel et provocateur.

Il est peintre. Il a croisé toute sa vie ce que le vingtième siècle a fait de bien en musique et en peinture.

Je ne sais si ce qu’il a peint, abstractions et rêves, rythmes et couleurs, se rattache à une école ou à une théorie ; les exégètes sauront mieux que moi en parler, ils le compareront à Dubuffet ou à Duchamp, par exemple, ou à Duchnock, pardon pour mon incompétence. Il n’aimait pas parler de ses tableaux. Il les montrait, il aimait qu’on les aime, et j’aime ses tableaux, les Black and Blue, les Early Autumn, les Misterioso, et tant d’autres. Il travaillait ainsi par séries, et je crois bien qu’il est le seul homme que je connaisse qui ait pu voir le jazz en peinture.

Il a d’ailleurs été connu pour ce qu’il appelait ses performances, qui consistaient à peindre en public devant un orchestre de jazz, un quartet en général, la toile devant être terminée à la fin du morceau. Je peux témoigner qu’il ne s’agissait pas d’une fantaisie superficielle, mais d’une tentative surhumaine de faire voir la musique et entendre la peinture, d’un effort physique et mental démesuré, qui lui demandait du temps avant et pas question de l’approcher alors, et du temps après où il avait besoin de nous.

Jean parfois était surhumain.

Son dernier grand œuvre est une série (encore) de collages extraordinaires, le matériau de base étant constitué des couvertures de revues de Jazz. Les fragments de titres et de visages, les regards, les télescopages, les apparentements terribles, vous font vivre un siècle de musiques improvisées, et c’est tout juste si on ne les entend pas jouer, tous ceux qui sont venus là se coller dans le cadre. Une chose est sûre : ils jouent dans sa tête, ils jouent pour lui.

Il est mort. Un passant distrait qui nous aurait croisé dans la rue l’aurait vu plus vieux que moi, mais l’enfance et l’innocence étaient de son côté et il me manque. Je ne peux rien faire d’autre que l’honorer ici et vous dire que j’aimais cet homme étonnant, rien faire d’autre qu’être avec sa femme et sa fille, et, sachant ce qu’elles doivent porter, leur faire savoir que je le sais.

Puisse t’il ainsi être moins lourd, le fardeau.

FIN. Le jeudi 8 avril 2004.

vendredi 4 décembre 2020

HISTOIRE D'EDMOND

Situation

Le jeune Balthazar n’a qu’une demi-heure devant lui pour présenter son projet de comédie. Voilà des mois qu’il se targue de devenir auteur, et auteur à succès sinon rien, sans avoir jamais encore écrit la moindre ligne qui lui plût. Alors, ce soir-là, cafardeux, il est entré dans cette brasserie réputée pour y dépenser les dernières reliques de son pécule, un jour de plus un jour de moins, autant que ce soit un feu d’artifice.

Il n’aura pas eu le temps de se noyer dans son champagne. Le gros producteur célèbre qui vient de s’assoir à la table d’à côté est avec une jolie actrice que Balthazar connait ; une bonne entrée en matière se présente ainsi, mais il comprend aussitôt que le plat principal sera à peine commencé que l’homme ne tolérera plus aucune intrusion extérieure dans son entreprise galante. Car il s’agit d’une entreprise galante à l’évidence pour des lendemains de carrière qui chanteront à la belle. Ainsi vont les tristesses de ce monde.

Balthazar doit donc faire vite. Malheureusement il n’a pas d’argument à proposer, ni sur lui ni chez lui ni nulle part, tous ces mois de silence de son clavier ne lui seront d’aucun secours. Il lui reste en poche une feuille A4 un peu chiffonnée, un crayon encore taillé, et dans son assiette son œuf mayo qui le regarde de son œil jaune perplexe. Il faut le reconnaître, l’entrée affublée par la carte de la brasserie d’un nom ronflant et incompréhensible n’était rien de plus qu’un œuf mayo. Ne t’égare pas Balthazar, il reste tout au plus une demi-heure avant que tes voisins soient servis du plat principal. Non ; vingt-cinq minutes maintenant, ils ont déjà passé commande.

Soyons pragmatiques : il me faut un personnage principal. Sans lui, pas de théâtre, pas d’argument, pas de vie, pas de producteur. Je n’irai pas chercher loin, je suis un bon modèle, ce sera un jeune étudiant dyslexique qui rêve d’écrire une grande comédie bien que découragé par son orthophoniste. Je m’appellerai Félix. C’est mieux que Balthazar.

Puis il me faut un personnage secondaire. Sans lui, pas de miroir, pas de conflit, pas de commentaire, pas de regard extérieur, pas d’intrigue, pas de producteur. Tiens, cette femme qui parle fort là-bas au bar de la brasserie, elle m’irait bien dans sa dégaine. Ce sera Margaret, La trentaine avancée, genre bourgeoise encanaillée mais dans le vieux style. Le vieux style. Un peu anglaise et soupçonnée du meurtre d’une autre femme, par exemple, c’est un début.

Alors, que dois-je faire maintenant ? Ne pas entrer dans les détails, pas le temps et lui non plus n’aimerait pas s’y perdre. Alors du classique facile à digérer : unités de lieu, de temps et d’action.

LIEU : je vais les mettre dans un salon parisien cossu, façon Haussmann, avec ce qu’il faut de canapé, secrétaire et doubles portes donnant sur une salle à manger. C’est banal, c’est boulevard, mais il n’aura pas d’effort d’imagination à faire.

TEMPS : c’est le jour de l’audience de mise en accusation de Margaret. Elle est prévue l’après midi. La pièce commence le matin même, peu avant l’heure du déjeuner.

ACTION : elle se passe pendant les cérémonies du centenaire. Félix cherche à retrouver sa visibilité perdue et l’influence de ses beaux jours. Il s’est lié d’amitié avec Margaret dont il pense qu’elle lui rendra service.

Oui je sais, il y a comme une incohérence. C’est l’inconvénient de la précipitation, on prend ce qu’on trouve sous le sabot du cheval. Balthazar n’a que le choix du hasard et tel Edmond, il va devoir improviser. Il ne lui reste que vingt minutes, ils attaquent les entrées. Mais de quel centenaire s’agit-il ?

Acte I scène 1. Une femme encore jeune est assise à son secrétaire. Margaret. Elle écrit fébrilement. La double porte de salon est ouverte, on voit que la table est mise pour un déjeuner de quatre convives. La pendule sonne onze heures. Monologue décrivant ses tentatives d’argumentation face aux accusations. On comprend que son amant vient déjeuner accompagné d’un compère qui pourrait être son avocat. Oui, c’est une bonne idée, l’amant et l’avocat viennent déjeuner. Mais elle attend aussi son jeune protégé Félix qu’elle doit pousser dans le monde littéraire : il lui apporte un projet de comédie policière et l’amant est bien introduit dans ce milieu difficile. Elle demande à haute voix où en est le repas, encore une heure répond une voix d’homme extérieure. C’est un éventuel majordome.
 
Argument
 
Acte I scène 2. Sonnette. Entre Félix, un jeune homme à l’élocution hésitante, hachée, dyslexique. Orthographe ? Ils se connaissent bien, il l’appelle Margaret. C’est très bien ce prénom, Margaret. Il lui demande des nouvelles de son procès, elle est nerveuse, l’audience a lieu cette après-midi même et elle doit mettre la dernière main à son argumentaire : l’avocat qui arrive pour déjeuner l’aidera. Il y aura un autre homme qui lui, sera utile à Félix, alors tu es poli avec le monsieur. Elle ne dit pas que c’est son amant. Possibilité future de quiproquo. Ils devront partir très vite pour ne pas être en retard. Elle insiste : ces messieurs lui seront précieux pour sa comédie et c’est surtout pour cela qu’elle leur a demandé de venir malgré l’urgence judiciaire. Félix l’en remercie avec circonspection, il comprend qu’il fait double emploi et qu’il nuit à l’unité d’action. Mais aussi, il y a le centenaire. Quel centenaire, tu peux me le dire à la fin ?

Acte II Scène 1. Les deux convives attendus, l’amant de Margaret et son compère, entrent. Ils remarquent la présence de Félix resté dans le salon avec Margaret et ils médisent contre lui. L’amant pense le reconnaître et soupçonne un arriviste sans doute, un rival peut-être. On apprend qu’il est éditeur ; on le sait déjà, le compère est avocat. De son côté, Felix remercie Margaret de le présenter à ces messieurs, mais ne lui cache pas l’aversion instinctive qu’ils lui inspirent. Comme il a besoin d’eux, de l’amant de Margaret en particulier, il doit se faire une raison. Elle le raisonne et l’encourage, et de son côté il dit sa confiance pour le procès, flatterie indirecte à l’avocat. Ah oui j’oubliais : Félix doit témoigner pour la défense au procès. Il reste juste à parfaire la dernière petite mise au point de son témoignage.

Acte II Scène 2. Félix est seul dans le salon. Les autres déjeunent. Le producteur et l’actrice déjeunent eux aussi et moi je n’avance pas dans mon mémo. Félix tente de se réciter sans trébucher les détails de l’accident dont il doit témoigner au procès. On ne sait pas, on ne saura pas, s’il s’agit d’un faux témoignage ou d’une déposition sincère. Maintenir l’ambiguïté. Il n’y parvient pas. L’émotion, l’urgence, et la dyslexie se liguent pour anéantir ses efforts. Pourtant la première phrase préparée est simple : « la voiture a dérapé et prise de panique la victime a reculé et est tombée dans le précipice ». Seconde phrase : « la bosse sur la carrosserie provient du choc contre le panneau réfléchissant qui signalait le virage dangereux ». Il répète plusieurs fois les deux phrases pour trouver le ton convainquant mais ne cesse de trébucher sur les mots. Il finit par se dire que c’est dans sa comédie qu’il devrait mettre ces phrases et qu’ainsi il trouvera le ton juste. Bonne idée de miroir, elle plaira : au fil de monologue la pièce de Félix se révèle l’histoire de Margaret.

Acte II Scène 3. Le déjeuner se termine. Mes voisins ont fini leur entrée aussi. L’amant entre dans le salon et se moque de Félix qu’il a écouté pendant tout le repas : il ne réussira jamais à convaincre un jury, ni même le juge de cette audience préliminaire. L’avocat soutient Félix et Félix se défend : c’est en travaillant qu’on y arrive, j’ai quand même réussi à Normale Sup même à l’oral. Et il dévie la discussion sur sa pièce qui traite de l’histoire d’une femme soupçonnée du meurtre d’une autre femme et acquittée grâce à un faux témoignage. Mais c’est bien sûr, l’empilage des ressemblances.

Acte III Scène 1. Le téléphone sonne. On demande l’avocat. Coup de théâtre, l’audience a été reportée, ce qui va permettre de retravailler le numéro de Félix. L’amant-éditeur prend conscience du rôle décisif que Félix aura dans le procès et se radoucit. Il comprend, à tort ou à raison, que ce n’est pas un rival, et il s’intéresse ou feint de s’intéresser à son travail et à sa comédie policière. Longue discussion sur la façon de mettre en scène un faux témoignage dans cette comédie. Mais laquelle ? Celle du théâtre, ou celle du théâtre dans le théâtre ?

Acte III Scène 2. Félix et Margaret sont devant la rampe, et les deux hommes restent en retrait. Ils fument. Il faudra trouver quelques répliques à l’avocat qui a plutôt fait de la figuration, mais un avocat n’est jamais avare de répliques. Félix mime et déclame ce qui constitue son projet de pièce, qui évidemment se révèle copie conforme de la situation de Margaret, plus personne ne sera surpris. A plusieurs reprises, il répète les deux phrases de son témoignage qui peu à peu deviennent les répliques récurrentes de sa comédie. L’avocat croit deviner qu’il s’agit d’un faux témoignage, et l’amant penche pour un témoignage véridique, à la grande satisfaction de Félix qui tenait à cette ambigüité-là. Il fera dire à l’un de ses personnages que l’important pour lui n’est pas d’être vrai ou faux, mais pour ce qui est du procès d’être cru, et pour ce qui est de la comédie d’être joué. 

 Pirouette finale

 Le plat principal vient juste d’être servi, avec ces dix minutes de retard pour cause de grabuge en cuisine qui sont le coup de pouce du destin. Le producteur fronce les sourcils quand Balthazar s’approche. Ses plats vont refroidir, celui dans son assiette et celui qu’il fait à la belle invitée. Mais le sourire de l’actrice le dissuade de chasser l’importun. Il parcourt le brouillon en prenant un air professionnel, il faut bien impressionner la galerie, puis il dit : « jeune homme, vous avez tout faux. Le personnage principal est devenu le personnage secondaire, le lieu se divise en deux endroits sans parler du tribunal, la journée d’audience est reportée sine die, l’action est multipliée entre une intrigue policière, un vaudeville boulevardier et une peinture littéraire. Enfin, vous avez évoqué un « centenaire » et je n’en ai pas vu le début d’un flonflon ».

Puis il réfléchit, relit, et ajoute, grognon : « ça va marcher, je prends. Vous avez une semaine. Maintenant laissez-moi, Edmond ».