vendredi 13 décembre 2019

Le liquidateur


Voilà maintenant six mois que je suis au chômage, depuis que la jardinerie où je travaillais a fait faillite. Le liquidateur judiciaire n’est même pas en mesure de me verser mon indemnité de licenciement, la caisse est vide comme il dit, et il joint le geste à la parole en retournant ses poches de pantalon laissant tomber un peu de sciure. Les beaux esprits qui savent toujours tout me serinent que je dois aller aux prudhommes, je n’ai même pas les moyens de serrer la main d’un avocat. Alors je le harcèle, je n’ai rien d’autre à faire, chaque jour un coup de fil ou une visite ou un courrier. Entre temps je fais des petits boulots à droite à gauche, les vignerons de Cahors ont souvent un trou à boucher.

Un matin, alors que pour une fois je faisais la grasse matinée, on frappa des coups violents à la porte de mon cabanon, c’est tout ce qui me reste pour m’abriter. J’enfilai n’importe quoi à la hâte et j’ouvris à mon liquidateur préféré, furieux. Je veux dire que nous étions furieux tous les deux, évidemment pour des raisons différentes ; moi par manque de sommeil, lui par trop de lecture. Je me souvenais vaguement avoir sur un coup de sang envoyé avant-hier une lettre assez musclée et il venait exiger des explications.

Il m’a fallu du temps pour le calmer. D’abord, le temps pour moi d’émerger, pendant lequel sa colère se heurtait, ou plutôt ne se heurtait pas, à mon brouillard mental en voie de dissipation, ensuite le temps de nous préparer un café sans lequel je ne suis que zombie évanescent, enfin le temps de lui faire répéter sept fois les termes de la lettre qu’il connaissait par cœur et que j’avais oubliés.

En gros, cette lettre comportait une sorte de chantage dont je ne suis pas très fier mais, à force de faire des petits boulots chez des gens qui se connaissent tous et qui parlent sans même me remarquer, on finit par compléter des puzzles. Je suis là, je ne me cache pas, je fais du bruit, mais rien, ils ne voient rien quand moi j’entends. Il était donc obligé de me payer mes indemnités. Je n’avais pas du tout l’intention de lui demander davantage, mais il a longtemps cherché à diminuer la somme. Pardi, ses poches étaient toujours aussi vides.

Je l’ai souvent remarqué, c’est lors de discussions inextricables où chacun est enfermé dans une logique incompatible avec les autres mais où il est encore plus impossible de ne pas conclure, qu’une solution surgit qui n’a rien à voir avec les exigences ni les possibilités du départ. Il suffit d’y mettre le temps et d’enfermer les protagonistes. C’est ainsi qu’il m’a proposé, pour un euro symbolique, de récupérer tout le matériel laissé à l’abandon par le patron de la jardinerie en faillite. J’ai bien tenté de négocier l’euro en question mais il m’a dit avec grandiloquence qu’on ne négociait pas les symboles.

Jardiner est mon métier et je savais exactement quoi faire de ce fatras un peu rouillé. Ma seule objection fut la taille du cabanon et du pas de porte, dont le liquidateur ne pouvait nier l’inadaptation, même avec sa mauvaise foi la plus sincère. Il dut, une fois de plus, réfléchir intensément, et après avoir téléphoné à la terre entière il finit par me recommander à son vieux père ; il dispose d’un garage vide depuis qu’il a vendu sa voiture incapable de la conduire, et il serait d’accord pour me le prêter en échange de l’entretien de son jardin.

Je suis aujourd’hui le jardinier le plus riche du Quercy.
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