mardi 16 décembre 2014

Les mots que j'aime


1.              J’aime les mots compliqués.

Comme un chêne millénaire ils entremêlent leurs racines, ils vont chercher leur raison d’être au fin fond de la Grèce ou du Latium et deviennent plus millénaires encore que le chêne auquel ils ressemblent.
Je n’en connais pas toujours le sens. Je les case ici ou là, souvent pédants, inutiles ou contradictoires et je les contemple, plus étonné encore que mes lecteurs de les voir saccager ma phrase et mes idées. Ils ne manquent pas dans le dictionnaire mais tous me mettent en joie.
            Anamorphose ;          Anaphorèse ;              Épistémologie ;            Oxydoréduction ;       Paradigme ;               Syntagme ;                  Ontologique ;             Arborescence …
J’en passe et des meilleurs.
Mon préféré est oxymore. Quoi qu’il arrive, où qu’on aille, qui que vous soyez, il viendra vous contredire et imbiber vos discours d’impossibilité, d’incrédulité et d’invraisemblance. Et vous pourrez écarquiller les yeux quand vient la nuit sans lune, vous ne la verrez jamais, cette obscure clarté.

2.              La Fraternité.

La République nous appelle. Assise sur un tabouret à trois pieds, elle semble stable pour toujours, isostatique diraient les savants. Avec trois pieds, tu es toujours bien en appui sur le sol : deux pieds tu bascules, quatre il y en a toujours un trop court ou trop long ce qui revient au même. La République est assise sur trois pieds, Liberté, Egalité, Fraternité.
On croit tout savoir, on va livrer bataille et mourir pour la Liberté, on va se sacrifier pour l’Egalité. Mais on a oublié la règle isostatique car sans la Fraternité, ce mot que j’aime, la République bascule.

3.              Le cosmos.

Quatre consonnes sur deux roulettes. J’aime le mot et ce qu’il cache. Tout derrière si peu. On ne sait jamais s’il commence ni s’il finit. Quand on le nomme, qu’on l’appelle ou l’épelle, un voile noir se déploie parsemé de petites lumières hésitantes. Plus on agrandit l’image moins on comprend, le voile noir est toujours là et les petites lumières clignotent, tout pareil à l’œil nu qu’au télescope géant.
Et pourtant, il contient toute l’énergie du monde, toute la vie, tout le passé et sans doute notre futur. Il a avalé le temps.

4.              L’océan.

Je l’appelle la mare aux canards et je crois qu’il aime bien ce sobriquet. Mais j’évite de le fréquenter de trop près et je ne me fie pas à ses airs bonhommes d’un mois de canicule. Il suffit de l’entendre ressasser son ressac derrière les dunes pour prendre ses précautions, se tenir nettement au-dessus de ses eaux. Malheur à l’avidité, à l’arrogance, à la prétention, il n’y a jamais de seconde chance.
Océan, oceano nox, les marins et les capitaines de mon enfance ne sont toujours pas revenus et le mot me poursuit au-delà du sable et des rochers, au-delà des estuaires, moi qui ne suis que terrien immobile en haut de la falaise, ignorant des mystères cachés par l’horizon. Il n’y a pas de maison qui tienne à sa portée, et j’en connais qu’il est allé chercher jusqu’au pied des montagnes.
D’une rive à l’autre, de Gironde à Hudson, le Phare des rois et la Liberté se toisent, chiens de faïence, confrontation figée entre pouvoir déchu et révolution dévoyée, entre monde nouveau et vieux continent, dont le plus fragile n’est peut-être pas le plus divers. Le va-et-vient des marées ne me dira pas d’où sortira l’histoire à venir.
Octobre 2014

5.    Péninsule.

Il faut avoir du nez pour s’aventurer dans cette impasse maritime. Vu de Bergerac, c’est bien au-delà du Cap et il en faut du chemin pour en faire le tour, pour poser le pied sur son embout.
Arrivé là l’horizon s’élargit et le monde m’appartient. Le vent décorne la brume, des continents engloutis émergent les plaintes et les chants de deuil, le fracas de l’Histoire remonte des rouleaux d’écume : sous le ciel en coupe, la terre derrière moi, la mer devant mes yeux, et moi immobile, à la lisière de leur ultime confrontation.




6.              Brouhaha.

Je suis fatigué mais je suis en avance. Assis dans mon fauteuil, je ferme les yeux et j’entends le théâtre encore vide, ventre rouge qui peu à peu anéantit le monde extérieur et son vacarme. Bip des lecteurs de billets, tip top pressé des talons dans les allées, couinement des fauteuils usés, branle-bas des strapontins, pas de doute les gens arrivent, encore espacés, et avec eux s’insinue le monde extérieur que j’espérais oublier.

Brouhaha des voix éparpillées, de plus en plus présent, nappe ondoyante qui enserre les oreilles, milliers de mots lointains et proches en bouillie indistincte, pourrait-on reconnaître à son bruit un théâtre à Londres, à Tokyo, à Paris ? C’est un orchestre sans partition qui m’entoure et dans lequel je voyage maintenant, une rumeur de marée montante avec par instant ses déferlantes brouillonnes, séparées de pauses d’où émerge un mot, un ah, un bah, un ôm, et parfois, éclatant, incongru, un rire. Voyelles égarées et consonnes orphelines s’embarquent dans la vague suivante soudain fracassée comme rocher en mer par une trompette qu’on accorde derrière le rideau ou un décor trop lourd qui se pose.

Toutes les conversations du théâtre me parviennent, aucune ne m’échappe, aucune ne m’est compréhensible. Il se pourrait bien qu’elles finissent par m’endormir pour de bon dans un sommeil sonore, mais soudain le vrille des haut-parleurs annonce qu’il faut éteindre les téléphones portables pour de vrai et ne pas prendre de photos, avec ou sans flash. Tout le monde se tait. Mais dans ma tête les voix continuent de tourner et il ne faudra pas moins des trois coups du brigadier pour que je me fasse silence.

La tragédie peut commencer.
mars 2015

mardi 2 décembre 2014

Tôt ou tard, ou le bal des contraires



Tôt ou tard, ou le bal des contraires

Je me suis souvent interrogé sur la question des contraires, et sur la difficulté du choix. Choisir son camp, il faut toujours choisir son camp. Car bien sûr, quand on ne le voudrait pas, tôt ou tard il faut choisir, tôt ou tard le chemin de la vie et tous ceux qui vous y emboîtent le pas vous obligent à choisir. Tiens justement, faut-il plutôt choisir plus tard, ou le contraire ?
Il va bien falloir décider : si je traîne je n’aurai rien sous les yeux à lire le moment venu, mais sinon je vais me précipiter dans le grand n’importe quoi. Entre ces deux maux, ou bien entre ces deux mots tôt et tard, lequel est bien lequel est mal ?
Tu peux répéter la question ?
Je n’ai pas peur et je répète : lequel est bien lequel est mal ?
Nous y voici, face à face avec les deux contraires fondamentaux, le bien et le mal, si évidents en apparence si embrouillés en réalité, alors qu’on ne sait même pas distinguer ces deux autres contraires ci, l’apparence et la réalité, qui tôt ou tard se révèleront le contraire de ce qu’on avait cru. Nous sommes tous ici dans le camp du bien, forcément. C’est une étrange chose que de voir à quel point tout le monde est dans le camp du bien. Sept milliards d’individus, en voilà un camp qui fait nombre.
Où sont-ils alors ceux d’en-face, ceux qui se revendiquent du camp du mal ? Ne répondez pas tous à la fois … Le silence règne dans les rangs, personne ne se présente, morne plaine. Et pourtant, nous tous ici qui sommes dans le camp du bien, nous pouvons les désigner, nous avons tous notre catalogue, notre liste noire, sept milliards de listes noires. Je serais bien surpris de n’être inscrit sur aucune, nous tous nous sommes assurés de figurer sur au moins l’une d’elle, ce serait un évènement planétaire d’y échapper. C’est tellement simple de savoir ce qui est abominable et ce qui ne l’est pas ; et voici pourtant qu’un doute s’installe car je comprends que l’abomination que je vois ne l’est pas à d’autres yeux, à d’autres mains, à d’autres moyens.
On va me reprocher de vouloir du bien au mal, de chercher le mal pour un bien, on va soupçonner quelque double jeu ou une crise du moi. Qu’on ne se trompe pas de chemin : je reste dans mon camp, j’y campe résolument ; si je dois combattre ce mal qui se croit bien, je combattrai et je prévois très sérieusement de me donner tous les moyens de vaincre. Mais je garde en tête une question lancinante : quand viendra ma victoire certaine – la victoire est toujours certaine pour un combattant tant qu’il n’est pas vaincu – quand elle viendra, cette victoire sur le mal, suis-je sûr que je me sentirai vraiment bien ?
Dix fois ou cent fois ou mille fois tu as choisi entre le bien et le mal et bien sûr tu as toujours choisi le bien. Réfléchis un moment, ne me dis rien, garde le pour toi : à l’une des dix ou cent ou mille fois, peut-être as-tu fait le mauvais choix, volontairement ou sans le savoir, à l’insu de ton plein gré comme disait l’autre, et cette seule fois-là vient entacher les neuf, les quatre-vingt-dix-neuf, les neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf autres.
Faute de choisir au doigt mouillé je reste sec dans mes contradictions. J’ai mangé la pomme de l’arbre du bien et du mal et je n’en suis pas plus avancé, mes bonnes intentions m’ont conduit en enfer et je rêve au paradis perdu. Je vois bien que je suis mal parti car ce qui me semblait bon devient mauvais pour d’autres qui pourtant comme moi connaissaient des hauts et des bas. Des bas et des hauts, des hauts et des bas, des débats et des cahots, nous avons tous vécu ces alternances, mais les choisissons-nous vraiment, en toute liberté d’arbitre ? Qui se croit au plus haut tombe au trente-sixième dessous sans aucun mal et y perd tout son bien.
Alors bien ou mal, tôt ou tard, haut et bas, quelle importance, quelle différence ? Du moment que ce ne soit pas trop tôt pour choisir ni trop tard pour regretter. De cet océan d’incertitude émerge un seul ilot de sécurité auquel le Robinson naufragé que je suis s’accroche mordicus nec mergitur : rien n’existe si son contraire n’existe pas.
A bientôt.

mercredi 26 novembre 2014

L'hymne à la joie




C’est un fouillis d’herbes folles et d’avoine sauvage. Parfois une ortie vient te caresser le mollet mais tu ne sens plus la brûlure. Tu avances, tu ne peux rien qu’avancer. Tu as dix ans. Tes cheveux ébouriffés dépassent à peine du végétal. Elle ne serait pas si sombre cette tignasse qu’elle se fondrait dans les épis, les chardons, les bourgeons. Mais on la voit trop bien dans la prairie dorée, elle se déplace laissant un sillage hésitant qui lentement se refermera aux prochains vents.
Soudain tu t’arrêtes et j’entends ton essoufflement. Ce n’est pas la fatigue mais l’étonnement. Comme souvent pendant un effort soutenu, si quelque aspérité retient le regard, on s’arrête et on souffle, on joint l’utile à la curiosité, et le cerveau se penche sur l’aspérité pour en détailler les contours, tandis que le corps profite de l’accalmie pour reprendre sa respiration ; ainsi devant l’étrange pancarte qui vient d’apparaitre entre deux épineux tu halètes et tu récupères l’oxygène qui commençait à manquer.

J’ai tant mené joyeuse vie
Cent ans libre
Les bien-pensants ont espéré
Me faire bien penser
Les culs-serrés ont bien cherché
A me serrer les fesses
Les culs-bénis m’ont entraîné
A la confesse

Mais j’ai sauté de la falaise
Comme l’air
Et les sirènes du grand bain
M’ont offert leur peau lisse
Leur ventre fut mon paradis
Reste attaché Ulysse
Je n’ai rien tant oui ni tant joui
Du chant joli

Lis de tes yeux et de ton cœur
Toi l’ami
Gagne et perds croque à ton aise
N’attends pas n’aies pas peur
Gai ton chemin de terre et mer
Quatre-vingt-dix années
Te verront vivre avec ardeur
A chanter ton refrain
D’âme qui vibre


Tu as du mal à lire la pancarte. La peinture est dissoute, le bois du contreplaqué vermoulu. Les coulures de mousse couvrent les lettres et tu dois réfléchir pour inventer celles qui manquent. Tu réussis pourtant le premier paragraphe et tu te prends au jeu, tout fier, avec ces mots que tu n’imaginais pas voir un jour écrits sur un panneau de grande personne. Alors tu t’acharnes sur la suite plus abîmée encore, tu devinerais presque combien il fallut de ratures pour obtenir ce charabia.

Tu n’es pas sûr du résultat. Tu ne comprends pas bien, pas tout. Tu te demandes si les lettres que tu as posées sur la peinture écaillée, si les mots qui ont comblé les vides, sont les lettres exactes et les mots justes. Tu as appris il y a peu le mot EPITAPHE, et tu reconnais là une épitaphe, petit malin, même si le lieu ne correspond pas, même si tu te demandes ce qu’elle fait là, pourquoi cette épitaphe a-t-elle surgi là devant toi : aucun cimetière à la ronde, pas même un tombeau. Nul silence de mort ne vient troubler le murmure du vent, le bourdonnement des insectes, le ressac un peu plus loin, et tout le bruit de la vie qui t’entoure ; aucun squelette, aucun ricanement, aucun fantôme, mais un clair après-midi d’été dans les dernières prairies avant la mer. Appliqué, tu te concentres sur la pancarte abandonnée.

Tu arrives au bout de ta lecture, ou plutôt tu décides que ce que tu as décidé de lire est exactement ce qui avait été écrit, et tant pis pour les mystères. Avant de repartir vers le rivage, tu te mets sur la pointe des pieds pour apercevoir l’horizon, pour repérer là-bas le rebord des rochers : le petit sémaphore est toujours là, il t’attend. De l’autre côté, vers la montagne, tu sais qu’il y a l’église et son école enfermée, tu entends la cloche qui bat le rappel.

Ils sont tous en train de partir à ta recherche. La cloche ne sonne jamais au milieu des après-midi d’été ni d’aucune autre saison d’ailleurs. Tu as retrouvé ton oxygène, tu contournes la pancarte et tu reprends ta marche insolente, tu ne vas quand même pas te laisser rattraper par ces curés grimaçants, avec leurs règles implacables quand elles ne sont pas douloureuses. La jeune fille t’a promis qu’il y aurait une barque et il n’y a plus beaucoup à marcher pour en finir. La mer aussi devient ton alliée. Quand les herbes montent trop haut, elle force sur les vagues pour que tu puisses te diriger au bruit, tu connais l’endroit, juste en bas du sémaphore il y a une grotte où l’eau s’engouffre en une sourde explosion.

Et le voici, le sémaphore et la plateforme qui s’avance au dessus de la calanque. La mer aussi t’a vu ; les vagues s’apaisent. Sur la rive d’en-face, tu aperçois la petite plage où jadis, c’est ton arrière-grand-père Homère qui te l’a raconté quand tu étais très petit mais tu te rappelles toute l’histoire, un marin épuisé avait été recueilli par la fille du roi. Et la barque est là que viennent lécher les derniers rouleaux, le décor peint sur la proue te fait de l’œil. Tu regardes l’eau changeante, il faut y aller maintenant, tu ne t’es pas lancé dans cette aventure pour renoncer au dernier geste avant la liberté.

Encore une fois, comme toujours depuis la nuit des temps, la mer te fait signe. Là, en contrebas, dans le camaïeu de turquoise et d’émeraude, un bleu profond apparaît, juste assez grand pour toi et ton imprécision. Et tu sautes de la falaise.



… ... ... ...




Il y avait grande fête pour mon anniversaire. On avait convoqué le ban et l’arrière-ban des parents et des amis, des descendants des parents et des amis pour être plus exact parce que centenaire on n’en a plus beaucoup, des parents et des amis, et je n’en avais plus aucun. Enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, petits-cousins ni d’Eve ni d’Adam, et les ribambelles de rejetons de mes chers disparus, ils sont venus ils sont tous là.

Évidemment j’étais au bout de la grande table. J’avais bien essayé d’expliquer qu’une table longue comme un jour sans pain n’avait aucun sens et que je ne verrais que deux personnes quand il y aurait cent ou mille invités, rien n’y fit et je m’emmerdais ferme, à mon âge on est trivial.

D’ennui ma pensée vagabondait, pourtant heureuse que tant de monde soit venu. Certes, beaucoup d’entre eux ne m’avaient jamais vu, et j’en soupçonnais certains d’ignorer le pourquoi des réjouissances. Elle titubait à travers le temps, étourdie du vin servi, je me plaisais encore au bon vin vieux, curieuse aussi de toute l’agitation qui se montrait à moi dans sa force de vie et de renouveau. Ainsi gambadait ma pensée.

Tout à coup je me souvins de la pancarte que j’avais déchiffrée le jour de mes dix ans, ce jour où je m’étais enfui pour enfin vivre, qu’on ne m’avait jamais retrouvé. Je me souvins de tous les mots que j’avais lus et des vers de mirliton. Je compris alors, je devrais dire enfin, que ma vie toute entière était ce contreplaqué vermoulu.

Une grande joie m’envahit, j’éclatai de rire, et je mourus.


Printemps 2012