mardi 30 mai 2017

ROUTINE ROUTIERE


Toutes les semaines il y avait réunion à l’usine. A neuf heures précises, tout le monde entrait dans la grande salle illuminée de néons et s’asseyait selon un ordre immuable que pourtant personne n’avait institué. Il avait choisi son fauteuil dos aux fenêtres ce qui lui permettait une fois le jour bien levé de pouvoir observer ses vis-à-vis et leurs mimiques involontaires en restant lui-même à contre-jour, situation toujours utile en cas de discussion tendue.
 
Il avait besoin de cette petite ruse car la matinée pour lui commençait beaucoup plus tôt. Chacun de ces jeudis matins là, la réunion se passait tous les jeudis, il devait se lever à trois heures sans réveiller la maison, se préparer et partir par tous temps faire les quatre cents kilomètres qui le séparaient de l’usine. Un litre de thé dont il avait préparé les ingrédients la veille au soir, thé en vrac, Darjeeling, boule en inox et bouilloire bien entartrée, il savait que la douche fraîche suffisait pour être pile à l’ébullition frémissante. C’était infusé le temps de s’habiller, le valet était posé dans un coin du palier pour ne pas déranger, et juste assez tiédi pour être avalé le temps de vérifier les dossiers et récapituler les démonstrations et autres argumentaires, enfin, les grandes lignes.
 
A quatre heures moins cinq il descendait au parking et un observateur insomniaque aurait pu régler sa montre à l’heure exacte quand la porte basculante se refermait sur ses feux arrière.
 
Venait alors le temps de la grande parenthèse : quatre heures d’autoroute à l’exception des cent derniers kilomètres qui, au fil des ans, ont fini par devenir autoroute aussi, lui faisant gagner un petit quart d’heure de sommeil ; personne à côtoyer sinon parfois un camion, mais ils étaient rares sur ce trajet à cette heure là, il n’a jamais su pourquoi.
 
Alors la radio lui tenait compagnie. Il n’aimait pas écouter de la musique, il préférait les radios bavardes où chacun avait son mot à dire, son histoire à raconter, ses théories fumeuses, ses débats agités mais entre quatre et huit heures du matin personne ne songeait au pugilat médiatique en ce temps là. Il aimait surtout les dramatiques, art radiophonique oublié, dont les images dansaient dans sa tête et dont les voix jouaient aux devinettes avec les acteurs cachés derrière leur micro.
 
Il savait qu’il changeait d’émission dans cette grande courbe en descente, et qu’il aurait le temps d’écouter le journal juste avant de s’arrêter sur l’aire où il prendrait son œuf sur le plat avec bacon, son jus d’orange et un grand café. Ainsi qu’évacuer la percolation du litre de thé.
 
A huit heures, il entrait au poste de garde et présentait son laisser-passer. Le vigile le reconnaissait, mais il le connaissait et il faisait mine de vérifier la validité de la carte plastifiée. Un manquement aurait été remarqué. Il disposait ainsi d’une heure pour faire le tour des ateliers, interroger les opérateurs et les techniciens, lire les graphiques et les enregistrements, et surtout dissiper cette sorte de torpeur concentrée que l’on éprouve après un long trajet.
 
On lui avait souvent posé la question : pourquoi ne prends-tu pas l’avion, ou le train ? Pourquoi n’y vas-tu pas la veille ? Parce qu’il faut bien le dire, le soir voyait l’opération inverse se produire : l’après-midi à rédiger, à réorganiser, à recalculer, selon les résultats de la réunion du matin, et il fallait sortir de l’usine à vingt heures pour rentrer à la maison à minuit. Belle journée de travail en vérité.
 

Il n’a jamais écouté les sirènes trompeuses de la facilité. Il avait peut-être de bonnes raisons familiales de procéder ainsi, mais jamais de la vie il n’aurait renoncé à ces deux parenthèses enchantées du jeudi, à contempler les campagnes changeantes au gré des saisons et de la météo, et pourtant c’était parfois difficile dans le brouillard ou les nuits de tempête. Il détestait les aéroports, surtout ceux des petits matins, et il dormait dans les trains. Les rares fois qu’il dut tenter l’expérience, il est arrivé en retard ou il a annulé sa présence, pour raisons indépendantes de sa volonté.
 
Alors, pendant quinze ans, il a appris par cœur la géographie de ce paysage, il a vu disparaître des forêts et pousser des maisons, il a vu l’autoroute gagner du terrain sur les marais et sur les champs, et il en a écouté, des gens qui dans le poste lui parlaient à l’oreille du monde et de ses tourments.

mardi 23 mai 2017

POUR UN PESO


Gabriel Garcia Marquez est un grand écrivain. Je ne vais pas lui disputer la place et je le laisse volontiers sur son piédestal mérité mais beaucoup plus inconfortable que ma retraite en sous-sol. Je vais ainsi me permettre de lui voler ses idées ou plutôt ses situations, comme je n’ai aucune imagination il m’apportera sans doute de la matière première déjà passablement raffinée dont je vais faire mauvais usage. Il y a toujours un bon élève et un chenapan. Quand on partage un gâteau il y en a moins pour chacun, quand on partage des idées tout le monde y gagne.

Alors voici.
Quelque part en Amérique latine, un petit village perdu, la place centrale, je ne sais plus comment on nomme partout là-bas les places centrales des villes et des villages il y a un mot pour le dire, c’est le début de l’après-midi et il fait très chaud. Deux clients à la terrasse du café de la place. Café, bar, bodega, je ne sais ce qu’il faut écrire.

Le bruit court depuis ce matin qu’un évènement grave va se produire aujourd’hui.
 
  • « Il fait chaud, il fait vraiment chaud, dit Luis.
     
  • - Il fait toujours chaud à cette heure-ci, bougonne son voisin Pedro. Tu ne vas pas te plaindre d’une chaleur que nous supportons depuis toujours comme nos pères et bien avant.
     
  • -Moi je te dis que je n’ai jamais eu si chaud, répond Luis, tu vois, rien que d’en parler, je ne me sens pas bien. Je crois que je vais rentrer à la maison.
     
  • -Tu me laisserais seul sur la place comme un pestiféré, ce serait bien la première fois depuis trente ans qu’on s’y pose tous les midis. On n’a encore échangé aucune nouvelle du jour, à quoi bon faire la sieste si on ne peut plus profiter des ragots !
     
  • -J’en sais assez avec cette catastrophe annoncée.
     
  • -Quelle catastrophe, s’étonne Pedro ?
     
  • -Je te l’ai dit tout à l’heure mais tu n’écoutes jamais. Le petit-fils de la vieille Rosa, là-haut, il a parié devant tout le monde qu’il y aurait une catastrophe aujourd’hui, même que sa grand-mère l’a dit. Un peso.
     
  • -Le pari du grand dadais ? Le gars qui raconte cette histoire est un spécialiste du bobard alors je n’en crois pas un mot. Il faut toujours se méfier au cas où ce serait encore un coup de ce romancier qui nous invente. Remets-toi plutôt à l’ombre et commande une bière, elle te fera du bien, il se trouve que le frigo de Pablo fonctionne pour une fois et elles sont fraîches.
     
  • -Justement, ce n’est pas normal qu’il marche, ce frigo, depuis dix ans qu’il est en panne. Tous les désastres ont des signes avant-coureurs, on le sait depuis la nuit des temps, mais seul le sage les remarque et prend le large ».

Pedro se moque.
 
  • « Parce que maintenant tu te prends pour un sage, on aura tout vu. En voilà bien un, de signe avant-coureur de mauvais augure, Luis qui se prend pour un sage … Vite, il faut réagir, Pablo, apporte nous deux bières ! »
 
La voix de Pablo sort du fond du bistrot.
  • « Fraîches ou pas fraîches ?
     
  • -Pas fraîches. Luis se prend pour un sage, il lui faut une bière tiède. Un bon coup de barre le remettra d’aplomb.
     
  • -Je n’aime pas tes blagues, Pedro. C’est décidé, je rentre chez moi, tu n’auras qu’à te les boire toutes, tes bières, moi ce sera une bonne douche et au lit. Et ne compte plus sur moi pour bavarder dans le cagnard sur les rumeurs et les ragots ».
Luis se lève et s’éloigne en traversant la place. Pedro hésite, il voit maintenant approcher la catastrophe à laquelle pourtant il n’avait pas cru, et même deux.

Il lui reste encore une petite chance de les éviter toutes les deux mais il se sent sans inspiration ni ressort, un peu comme dans un cauchemar alors qu’il est bien réveillé. Une ou deux minutes pour agir, tout au plus, le temps que Luis de son pas lourd atteigne la dernière arcade. Ensuite le destin se mettra en marche. Il aurait dû commander une bière fraîche mais les regrets ne sont plus de mise.

Il y avait longtemps que tout le monde dans le village savait ce que faisait la femme de Luis avec le boucher du village pendant que Pedro et Luis médisaient à la terrasse du café, et c’en serait fini de leur amitié.

Voilà la mauvaise farce du conteur, deux catastrophes pour le prix d’une, un peso.

samedi 6 mai 2017

Mes climats #3

A bout de souffle


Car on était en plein hiver et le vent balayait la rue de ses rafales de givre alourdissant les branches du poids de la glace finement dentelée en paillettes étincelantes, alors je devais m’enfoncer le cou dans le col qui me semblait toujours trop court pour protéger ma peau des morsures climatiques, « on dit du mal du réchauffement mais il y a des moments où ce ne sont pas deux degrés de plus qu’il me faudrait mais dix ou quinze et qu’importent les cyclones à l’autre bout du monde si ici j’échappe aux engelures » me disais-je en marchant contre le vent dans ma tenue débraillée et trop légère en cherchant s’il y avait quelqu’un dans le coin mais non, personne pour se réchauffer ne serait-ce que d’un bonjour-bonsoir, je ne demande pourtant pas la lune mais de lune il n’y a pas, le ciel est bas et ce sera bientôt tempête de neige et compagnie « j’ai intérêt à me dépêcher de rentrer mais pour cela il faudrait que je retrouve mon chemin », l’inquiétude avait depuis longtemps fait place à une sorte de résignation car mourir de froid est une mort douce alors pourquoi pas s’il suffisait de laisser filer le petit courant d’espoir qui continuait à me traverser l’esprit, s’il suffisait de continuer à marcher devant moi sans ne plus penser à rien jusqu’à ne plus se sentir tomber, mais il était plus collant qu’un sparadrap de bande dessinée cet espoir minuscule, indécrottable, obstiné, et je restait en éveil attentif malgré moi au moindre indice, au moindre abri, « comment peut-on mourir de froid en pleine ville même par une nuit comme celle-ci », cette idée me faisait tenir sur mes jambes, me faisait mettre un pied devant l’autre et marcher contre le vent qui me donnait la bonne direction générale, au point qu’à plusieurs reprises, voilà, voilà le piège, traversant une place, un square ou une avenue, mon cerveau à moitié paralysé et donc à moitié mobile m’envoyait le message que je l’avais déjà vue quelque part, cette place, ce square, cette avenue, et que j’approchais du but alors qu’au fond je n’avais aucune idée précise de ce qui restait à parcourir mais c’est ainsi que l’espoir-sparadrap restait accroché et que ma marche somnambule traversait la nuit comme un fantôme que peu à peu, je le sentais bien, j’étais en train de devenir et que je serais inévitablement devenu si tout à coup je n’étais tombé sur le point final.