lundi 21 janvier 2013

Du libre-arbitre #1



Voilà déjà quelque temps que je me suis résolu à accepter cette idée que le libre-arbitre est une illusion, un faux-semblant, conséquence ultime du monisme, et j'ai été séduit par la confrontation de cette intuition avec les travaux scientifiques de ces quarante dernières années. L’irruption de la mécanique quantique et de la théorie du chaos dans la pensée philosophique sont des évènements majeurs dont on ne mesure pas encore l’importance.

J'avais tourné en rond comme un indien son totem autour de la fable de l'âne de Buridan, et je m'étais convaincu que si vraiment les deux seaux étaient rigoureusement identiques, il était inévitable que l'âne rationnel meure de soif, dans une immobilité instable mais insoluble. A l'inverse, le moindre frémissement, une aile de papillon par exemple, emporterait aussitôt la décision de l'âne assoiffé et le maintiendrait en vie. Pas de choix, pas de libre-arbitre, juste un élément imperceptible qui, en dehors de la pensée de l'âne, a provoqué l'action.

Le monde du vivant est un chaos déterministe, ensembles d'équilibres instables sans cesse rompus par de minuscules événements à jamais ignorés. Et l'on pourrait sans doute élargir cette image au cosmos tout entier. Cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à identifier les causes et leurs effets, renoncer à la science, à la connaissance. Au contraire. Il faut seulement accepter l'idée qu'il n'y aura jamais de bout du chemin, et que toute découverte, toute nouvelle loi de la physique, toute expérience décisive, ouvrira les vannes d'un océan de questions plus difficiles encore que celles qu'on avait cru résoudre, et que l'on a d'ailleurs effectivement résolues.

Le renoncement au libre-arbitre est une bonne nouvelle. Il va permettre de se débarrasser du fatras multimillénaire platonicien, aristotélicien, chrétien, crédule, dont le combat apparent n'était qu'un rideau de fumée interdisant d'avancer. Ce n'est pas parce que nos décisions n'en sont pas qu'il faut renoncer à les prendre, et qu'il faut prétendre échapper à nos responsabilités. Car assumer les responsabilités fait partie du champ de forces qui conduit à la décision. De même, savoir que tous nos actes ne sont finalement que la résultante d'un faisceau de causes si entremêlées qu'aucune chatte n'y retrouverait ses petits ne doit pas nous empêcher de lutter pour préserver notre liberté. L'idée de liberté n'est pas détruite par l'invalidation du libre-arbitre dès lors que, dans le faisceau des causes, aucune d'elle ne devient seule agissante et seule identifiable.

L'âne de Buridan n'aura peut-être pas remarqué le battement de l'aile du papillon qui l'a définitivement attiré vers ce seau-ci plutôt que vers ce seau-là, et il se sera cru libre, et tu peux lire la phrase à voix haute si tu veux. L’âne aura bel et bien été libre.

Plus nous fouillerons les secrets de la matière, plus nous dénicherons les minuscules causes dont la multiplication fait exploser les étoiles ou naître les hommes, plus nous comprendrons nos tenants et nos aboutissants, plus nous nous croirons libres, donc, plus nous le serons. Subsistera ainsi, dans le grand chaos déterministe, la petite étincelle de liberté qui ne fait pas de mal et qui participe à la joie du voyage, la joie de ne pas être dupe.