dimanche 16 avril 2023

WAGNER et la dinde de Noël

Ni queue ni tête …

L’homme s’approche du pick-up que la femme finissait de charger.

-         Lui.    « Bonjour Madame. Est-ce que je peux vous aider ?

-         Elle.   Mais non, pour qui me prenez-vous ?

-         Lui.    Pour ce que vous êtes, madame, la cantatrice qui l’autre soir a triomphé dans le rôle de Brunehilde, par Wagner et compagnie.

-         Elle. Oui bien moi là je ne suis pas Brunehilde, je suis Bianca Castafiore et je n’ai pas de temps pour vous.

-         Lui.    Le temps, le temps, vous savez, c’est très surfait. Je n’ai pas besoin de votre temps, j’ai tout le mien pour moi et je vais vous le consacrer. D’abord nous finissons ensemble de charger votre van, il n’y a plus que les guirlandes et la dinde vivante, et je vous rassure, c’est bien à cet oiseau emplumé que je pense en disant dinde.

-         Elle.   Ne lui faites pas de mal, monsieur, à ma dinde.

-         Lui.    Je ne fais pas de mal aux dindes, elles ne se sont jamais plaintes, surtout à l’approche de Noël et les fins de journées glaciales comme ce soir. Maintenant vous prenez bien gentiment le volant et je m’installe à côté de vous. »

Bianca s’aperçoit alors que l’homme pointe sur elle, sur son beau front célèbre, un calibre impressionnant qu’on ne voit que dans les films de gangsters et les histoires à dormir debout.

-         Elle.   « Mais qui êtes-vous, monsieur ?

-         Lui.    Un admirateur. Appelez-moi John Turturo.

-         Elle.   C’est votre vrai nom ?

-         Lui.    Vrai ou faux, c’est le nom que je porte ce soir, et c’est moi qui pose les questions. Alors, qu’attendez-vous pour décoller ?

-         Elle.   Voilà voilà. Excusez-moi, mais je n’ai plus toute ma tête.

-         Lui.    C’est embêtant pour une Walkyrie. Allez, en route !

-         Elle.   Où vais-je ?

-         Lui.    Si je le savais … Roulez jeunesse ! »

Elle démarre, se faufile hors du parking, et s’engage sur la voie rapide qui l’éloigne de la ville. Elle est terrifiée, on le serait à moins, mais elle se sent mieux au grand air.

Il tient ferme son arme et semble déterminé. Déterminé à quoi, c’est une autre affaire. La dinde glousse à n’en plus finir, elle doit sentir un danger pire que la rôtissoire qui l’attendait. En fait de grand air, c’est plutôt un brouillard givrant qui cerne la voiture, ourle de blanc les rétroviseurs, et fait briller le macadam. Pas de geste brusque, un coup de feu est vite parti, un tête-à-queue vite arrivé.

Se maîtriser soi-même à défaut de maîtriser les circonstances. Arrête le tremblement de tes mains, allons, un petit effort, ce n’est pas plus compliqué qu’avant d’entrer en scène ; maintenant, relâche la crispation au creux du ventre, tu la connais bien, et les papillons au coin des yeux. Regarde devant toi, il est à la place du mort, après tout il ne l’a pas volée, cette place, elle pourrait bien un moment mériter son nom. Enfin non, il l’a un peu volée quand même.

Mais on va où, je vais où, je ne me souviens plus de cette route, je croyais l’avoir choisie mais non, ce n’est pas la voie rapide, j’ai dû bifurquer dans le brouillard.

Le pick-up roule maintenant sur un chemin à la boue durcie par le gel. On doit être au milieu des champs à perte de vue, dorés de blés en juillet. Bianca soudain pile, le pick-up se met en travers. Une ombre vient de surgir, rendue gigantesque par le brouillard. Turturo est furieux.

« Savez-vous que j’ai failli tirer ?

-         Mais je n’allais quand même pas écraser cet ours !

-         Quoi, un ours ? Vous avez vu un ours ? »

Evidemment, l’animal avait filé sans demander son reste, terrifié par les caquets de la dinde.

« Où est-il, votre ours ?

-         Mais il était là, juste devant, monsieur.

-         Arrêtez de m’appeler monsieur. Je suis John Turturo, l’acteur.

-         Mais alors, votre revolver …

-         C’est un vrai, madame ».

Et pour le prouver, il fait taire la dinde d’un coup de feu qui lui emporte la tête et explose le bocal de foie gras.

(Nota : pour cette séquence et conformément à la réglementation, il est précisé sous contrôle d’huissier qu’aucun animal n’a été brutalisé dans cette affaire).

« Vous n’avez pas le droit, John.

-         J’ai l’arme et j’ai donc tous les droits.

-         Oui mais maintenant comment vais-je pouvoir la conserver jusqu’à Noël ?

-         Avec le froid qu’il fait, elle sera encore bonne en avril.

-         Vous aviez donc l’intention de la manger ?

-         Attendez, là, vous ne seriez pas en train de m’interroger ?

-         C’est que j’aimerais savoir comment tout cela va finir.

-         Si je le savais …

-         Quand je chante du Wagner, je connais la fin, c’est pour cela que j’arrive à chanter. Pas de fin, pas de diva, dit le proverbe.

-         Oui mais je ne suis pas votre Wagner, je suis un gars de la bobine et si vous croyez qu’on sait ce qu’on joue quand on joue ! On fait des trucs, on dit des choses, on reprend vingt fois, et au bout d’un an quand on regarde le film on ne reconnait rien, on se croyait en 2040 et on est en pleine croisade, ou le contraire ».

Le brouillard s’est un peu dissipé. Tant bien que mal, Bianca remet la voiture en alignement et repart avec précaution et son passager. Après un bon moment de silence, ils aperçoivent un corps de ferme, de ces fermes des grandes plaines que l’on croit abandonnées et où survivent parfois quelques cous rouges irréductibles et suprémacistes. Armés jusqu’au dents, cela va de soi. Il lui fait signe d’entrer.

Elle passe sous le grand portail du ranch orné d’un panneau vermoulu : « Chez Wagner and Co ».

« Et voilà, dit John Turturo. On est arrivé. Vous pouvez arrêter la musique ».

… (à suivre)

Ou non.