lundi 12 février 2024

De la lecture et des livres

 


Je suis un très mauvais lecteur ; précisément un très mauvais lecteur de livres. Des revues, des articles, et toutes ces écritures éphémères qui passent, nous prennent notre temps et qu’on oublie, j’en lis du matin au soir et du soir au matin et le flot ne se tarit jamais. Alors, stoïques, les livres attendent leur tour. Ils sont là, du moins je les crois là, à attendre, et quand le fleuve en furie sera sec je m’y mettrai. Promis, je m’y mettrai, et je le leur dis, aux livres, qu’un jour leur tour viendra.

Parfois j’ai l’impression qu’ils ne me croient pas. Ils prennent un air dubitatif, légèrement penchés sur l’étagère, négligemment appuyés sur l’intégrale de Molière ou le dernier Houellebecq, et me murmurent à l’oreille que je ne suis même pas cap. Alors j’en attrape un, je l’ouvre à la première page -blanche-, puis la deuxième -titre-, puis la troisième -avant-propos-, et je finis par trouver le texte annoncé. Voilà, je lis.

Deux heures plus tard, le livre est posé quelque part dans la maison où je m’étais installé et je vais l’y oublier. Quelqu’un de soigneux, un jour, de guerre lasse, le rangera avec d’autres livres sans autre forme de procès et plus jamais on n’entendra parler de lui, tandis que les œuvres complètes de Molière continueront de s’empoussiérer comme elles le faisaient du temps de mes parents. Elles sont d’ailleurs illisibles car on n’a jamais sur soi, au moment où par extraordinaire on voudrait y lire une pièce, le coupe-papier pour séparer les pages. Ce n’est pas grave, on entend Molière au théâtre et c’est si bon avec ses galères et sa cassette.

Quant à Houellebecq, il est là-bas, très loin à droite, dans les bas-fonds.

Alors, quand je me mets à contempler leur bibliothèque chez mes bons amis lecteurs férus et zélés, éclectiques et inclassables, et surtout très ordonnés et très organisés, je sens bien leur regard inquiet et j’entends mieux encore leurs pensées : « il va encore nous emprunter un bouquin ». Ils le savent et je le sais aussi, que le livre emprunté disparaîtra dans mon Léviathan sans aucun espoir de retour et qu’ils renonceront à me le réclamer après la cinquième relance. Une chose est sûre : le livre n’est pas perdu, il est dans la maison. A vous de l’y trouver parmi les piles les alignements les étagères les escabeaux les chevets, sous les lits, derrière un canapé, et j’en ai même retrouvé un, une fois, sur une armoire dont je ne connaissais ni l’auteur ni le titre ni l’éditeur et qui d’ailleurs ne m’intéressait pas du tout.

Pour couronner le tout, car il faut bien une couronne à ce roi illettré, je perds mes livres même à l’intérieur de ma liseuse et tous les logiciels de l’univers numérique sont impuissants à les faire réapparaître.

Dans ces sables mouvants subsistent quelques exceptions. Comment ont-elles réussi à ne pas se faire engloutir, je ne saurai donner de réponse. Mais elles sont là, sous mes yeux, près du fauteuil en bonne place près de la lumière qui va bien, près du lit à attendre mon coucher, sur le bureau pour me faire patienter quand l’ordinateur rame. Y-a-t’il une règle de survie ? Difficile à préciser, mais quelques indices : les histoires dont les protagonistes me plaisent et que je n’ai pas envie de finir pour rester avec eux plus longtemps, tel l’escargot qui glisse dans le puits la nuit après avoir monté tout le jour, ou bien les confidences amicales d‘un écrivain du temps jadis dont la seule lecture d’un  paragraphe me met en joie pour le lendemain. Ce sont ceux-là, les livres qui m’accueillent à n’importe quelle heure, fatigué ou solide, triste ou guilleret, et dans lesquels je suis aussi bien que dans le fauteuil assorti ou le lit douillet du soir.