jeudi 23 mars 2017

IMPOSSIBLES RENCONTRES


Où l’on va croiser un chat, des gratte-ciel, le paquet de farine et des tickets de métro ou de cinéma, un homme et une femme, et le reste à l’avenant (quelques titres de films aussi).

1.    Première conjugaison : la 2ème personne du singulier.

La nuit avait été tourmentée et tu avais du mal à te sortir des cauchemars qui tournoyaient encore pendant que tu te faisais chauffer le thé. Il était déjà tard et le soleil avait eu le temps de chasser l’ombre des gratte-ciel. Un coup d’œil par la fenêtre t’avait montré que le monde battait son plein et que ta présence n’y avait vraiment rien de nécessaire : les voies enchevêtrées du RER, la Défense et la rondeur du CNIT, la rue devant ton pavillon le dernier de tout le quartier en pleine frénésie bétonnière, les gens qui vont et viennent sur ton trottoir comme justement cet homme et cette femme qui se croisent sans un regard alors que tu comprends dans ton brouillard qu’ils auraient été faits l’un pour l’autre.

Quelle drôle d’idée ! Mais ton thé est déjà trop infusé et tu oublies la fenêtre et la question qui te venait, pourquoi faits l’un pour l’autre ? Tu ouvres le placard à pain rassis de la veille, tu aimes le tremper dans ton thé le matin, et tu rattrapes de justesse le paquet de farine mal rangé, te voici empoudré de blanc. Le geste brusque t’a fait écraser la queue du chat qui hurle et se sauve, tout va mal décidément à commencer par le moral.

Mais pourquoi étaient-ils faits l’un pour l’autre, la question te revient en boomerang, ces deux passants parmi tous les autres devant ta grille vétuste. Au fond, c’est par là que tu aurais dû commencer, te sortir d’une impression obscure et la transformer en histoire vraie, en roman d’amour, en tragédie grecque. Mais tes cauchemars de la nuit sont encore là et t’emprisonnent l’imaginaire, sors donc et achète un ticket de cinéma, tu verras, on y trouve tout au cinéma, même les passants du Sans-Souci.

2.    Deuxième conjugaison : la 3ème personne du singulier.
 
Il marchait dans Brooklyn. Oui, forcément, c’est plus facile à Brooklyn, surtout quand on se promène sur Brooklyn Heights et qu’on regarde vers l’ouest. Il voyait la Manhattan Skyline : elle a fait le bonheur des photographes, des cinéastes et des touristes. Appareil photo en bandoulière il va ajouter la profusion à la profusion, contre-jour sur l’East River sur fond de Statue de la Liberté et de gratte-ciel.

Il n’y a pas un chat sur la promenade à cette heure-ci, qui a dit que New-York grouillait de monde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il se laisse aller à son péché mignon et il mitraille, il mitraille le Pont de Brooklyn encore fluide, il mitraille les hélicos déjà en chasse, il mitraille les bancs publics esseulés et même cette femme qu’il n’a pas vue et qu’il découvrira le soir venu en transférant les photos sur son Mac.

Elle le regardait d’un air apeuré, c’est du moins ce qu’il lui sembla en agrandissant l’image à l’écran, mais pourquoi donc ? Il est vrai qu’il n’avait pas sérieusement nettoyé le paquet de farine qui lui était tombé dessus du haut du placard de sa kitchenette mal fichue, les bed-and-breakfast de New-York ne sont plus ce qu’ils étaient, préparer son thé y devient un sport de combat. Il devait avoir étrange allure avec son visage de clown blanc et sa veste d’Auguste.

Il comprit alors pourquoi en descendant du haut perron, Dieu qu’ils sont hauts les perrons de Brooklyn, quelqu’un ce matin là lui avait spontanément offert un ticket ce qui lui avait permis de rentrer par le dernier métro.

3.    Troisième conjugaison : la 1ère personne du singulier.

Je m’appelle Auguste et j’aime les chats. Chaque fois que je raconte une histoire, je trouve le moyen d’en caser un. Alors, la contrainte n’est pas bien contraignante de faire passer un chat dans ces lignes. Il est tigré comme tout gouttière qui se respecte et on a intérêt à le respecter, il a la griffe facile et le feulement félin. C’est un chat mal élevé comme il doit l’être et je ne le changerais pour aucun chien au monde ni pour ces prétentieux de persans ou d’égyptiens.

Mais ce n’est pas de mon chat dont il s’agit ici. Il n’est venu dans la conversation que par sa présence installée sur le clavier : il aime mon clavier et grâce à lui j’ai écrit des pages que l’on a dit géniales, alors que je me contentais de regarder les caractères défiler à l’écran. Parfois, je le laissais là, à ronronner dans la ventilation du processeur et je partais m’offrir un ticket de cinéma en bas du gratte-ciel où s’était faufilé un multiplex.

Le temps d’un film, et ma copie du jour est prête, juste le temps de passer à la supérette m’acheter le thé du matin ou le paquet de farine pour remplacer celui envahi de capricornes. Je remonte en vitesse et c’est devant ma porte que je comprends, mettant ainsi en pratique l’esprit de l’escalier : je la connais, cette belle femme que je viens de croiser sans voir en sortant du cinoche. Qui est-elle déjà, et d’où puis-je la connaître ? Comment ai-je pu la manquer à ce point ? Pour en avoir le cœur net, je redescends quatre à quatre mais il n’y a plus dans la rue déserte qu’un clochard qui grogne.

Au moins il me restera un joli titre : la belle et le clochard.

8 juin 2016

mercredi 1 mars 2017

LA POMME DE DISCORDE


Le stage tire à sa fin. Ce n’est pas trop tôt. Six mois de solitude austère à m’occuper de brebis dans les pentes caillouteuse de la montagne, voilà ce que mon paternel ose nommer un stage. Il dirige la plus grosse entreprise de toute la côte ouest de la péninsule et il ne trouve rien de mieux que la succursale d’un concurrent au fin fond des terres pour m’y reléguer avec mission de me calmer. Pendant ce temps-là, qui recueille les compliments et les courbettes ? Aîné, mon mielleux de grand frère qui se voit déjà à la place du père. Que je sois le premier cadet n’est pas une raison, après tout il aurait pu envoyer Hector, le petit dernier, sa fougue aurait trouvé ici de quoi se déployer.

Toute la semaine à courir après les brebis égarées, car toute brebis a pour destin d’être un jour égarée, je les compte et je les recompte et ce n’est jamais le même nombre, à croire qu’elles font exprès. Le repos du dimanche ne vaut guère mieux. Le village en bas est désert, chacun reste chez soi et surveille le voisin, et je sens des yeux qui me suivent à travers les persiennes quand j’y descends. 
Sans la jolie brune qui fait semblant de ne pas me regarder de sa fenêtre, je serais devenu neurasthénique. Alors je traîne savate dans les ruelles, autour de la maison du sous-directeur de la succursale où loge sa fille au premier étage, l’air de rien, faisant à mon tour semblant de voir ailleurs. En fin d’après midi, je m’arrête au petit café de la place où ruminent quelques vieillards en attente.

C’est mon dernier dimanche. Demain je boucle mon baluchon et je rentre à la maison. Aîné n’a qu’à bien se tenir. En entrant dans le café, j’ai la surprise d’y trouver de l’animation pour la première fois depuis le début de mon séjour ici : quelques jeunes hommes aux yeux brillants parlent inutilement fort comme s’ils devaient être entendus de loin, et la brochette de petits vieux se trémousse toute ragaillardie. Cette ambiance insolite est due à la présence plus insolite encore de trois femmes à la beauté surhumaine debout devant le bar, on n’avait jamais vu de femmes dans un bar de mémoire d’ancêtre. Elles sont visiblement agitées, une chamaillerie sans doute, une discorde peut-être.

Je comprends les yeux brillants des garçons, les miens ne doivent pas valoir mieux.

C’est ainsi que je photographie mentalement la scène en entrant. 

Elles s’interrompent en me voyant. Je ne suis pas étonné car je sais depuis toujours que ma gueule de pâtre grec fait fureur, mais je pressens un danger. Ces femmes irradiaient malgré leur sourire crispé. Elles me font signe d’approcher, je devrais fuir j’obéis. Sur le bar est posée une pomme en or, un bel ouvrage d’orfèvrerie qui semble l’objet de la dispute, sur lequel sont incrustés en pierreries façon Fabergé ces mots : « à la plus belle ». Je ne sais pas quelle championne de la zizanie leur avait placé là la pomme, mais en comparaison celle du péché originel fait dans l’amateurisme.

Le ciel me tombe sur la tête quand elles me demandent de décider à qui revient la pomme. Qu’avais-je donc commis comme crime pour un tel châtiment, sinon traîner mon ennui comme tous les dimanches dans ce bar, jusqu’à ce dernier dimanche de mon stage.

J’essaie de gagner du temps mais j’ai déjà mon idée. Je leur demande de se présenter.

Mademoiselle A. est la plus grande. D’une impressionnante stature, un port impérial, un regard vif et perçant où l’intelligence le dispute à la connaissance, elle dégage une force peu commune et je suis certain qu’elle saurait s’en servir habilement si je lui confiais une kalachnikov. Une guerrière savante, pour ainsi dire. Ce n’est pas prudent de s’en faire une ennemie, d’autant plus qu’elle me suggère qu’elle saura chasser Aîné du palais si je le lui demande. Bon, mais son air de se croire issue de la cuisse de Jupiter m’agace et je la recale.

Madame H. est la plus enveloppante. On n’échappe pas à sa vigilance, à son attention, à sa prévenance. Très vite auprès d’elle je me sens chaud et protégé comme si plus rien ne peut m’arriver, comme à la maison lorsque près du foyer bien ronflant j’entends dehors hurler la neige et les grincements de dents. Elle me susurre que je ne manquerai de rien le restant de ma vie, que ses bons petits plats dépassent de loin l’art de tous les grands chefs réunis du monde entier. Bon, mais je comprends que si rien n’arrive plus jamais, aucun plat ne me fera sortir de l’ennui. Recalée.

La troisième ne me donne pas son vrai nom. Miss V. est le pseudo qu’elle garde depuis son séjour à Rome. Je sais depuis le début que je la choisirai. Elle n’est ni jolie ni belle, elle est la beauté dans sa transcendance, l’incarnation de l’idéal toutes humanités confondues, indescriptible, baignée dans une bulle de sensualité à mourir sur place. Je l’imagine sortir des eaux sur un coquillage juste vêtue de sa chevelure, du grand n’importe quoi dans ma tête j’en conviens, mais face à elle n’importe quel homme imaginerait n’importe quoi. Pour ne me laisser aucune chance, elle sort son atout maître : la garantie de l’amour de la fille du sous-directeur, la belle Hélène à sa fenêtre. Je n’ai aucune chance et je lui donne la pomme, me faisant instantanément deux ennemies irréductibles.

Je décide de m’enfuir sans attendre que se lèvent les vents contraires. Ce sera peut-être oublié si je reste caché plusieurs autres semaines au fond de ma bergerie ou dans quelque retraite secrète que je connais, et les deux éconduites auront d’autres chats à fouetter, d’autres Olympe à gravir. Aîné peut attendre. Trop tard et malheur à moi ! Sur le pas de la porte du café apparaît déjà ma nouvelle amoureuse, que j’aurais pourtant voulu oublier aussi. Miss V. ne lui avait pas envoyé seulement l’amour, mais encore l’énergie et l’entreprise. Elle me saisit par le bras et m’entraîne dans l’ombre, les lumignons de la place sont faiblards. Elle me chuchote que son sous-directeur de succursale de père l’a envoyée lui acheter des cigarettes, une chance unique qui nous laisse un peu de temps pour fuir ensemble. « J’ai les clés de la voiture de papa et il a fait le plein ce matin », ajoute-t-elle.

Tout ceci ne me dit rien qui vaille, a-t-on jamais vu une fille à marier sortir seule à la nuit, à la demande du père en plus ? Mais le temps presse et je ne fais pas de résistance. Qui l’aurait fait ? C’est à elle que j’aurai pu donner la pomme si je n’avais eu affaire à Miss V. Hélène est la plus jolie fille du pays ; je ne suis qu’un homme et mon cerveau n’est pas toujours au bon endroit. Je la suis, nous arrivons à la grand-route. Je vois le 4x4 garé dans une allée en retrait, prêt à partir. Miss V. a manifestement tout prévu.

Nous arrivons chez mon paternel au petit matin, à la surprise générale et au grand désarroi de toute la famille. On les comprend. Qu’est-ce qui m’a pris de la suivre ?

On connaît désormais l’histoire, les poètes l’ont chantée et les archéologues l’ont vérifiée. Le sous-directeur ameutera la concurrence, il organisera avec ses pairs un immense cartel qui viendra bloquer nos activités, avec l’aide de Mademoiselle A. et Madame H. pour une fois alliées, aide qui ne fera vite plus aucun doute mais qui pour notre malheur fera merveille.

La guerre de Troie aura lieu et nous la perdrons.