mardi 2 janvier 2018

LA GLADIATEURE DE DIRE-DAWA


Aliénor respirait mal dans le taxi hors d’âge. La chaleur sans doute. Elle se doutait bien qu’il la baladait à travers la ville pour faire tourner le compteur mais on lui avait alloué un budget illimité alors ce n’était pas grave, elle jouait son rôle de touriste éberluée à la perfection. Elle en profitait pour tenter de réveiller ses lointains souvenirs, cinquante ans, exactement cinquante ans, au mois près, qu’elle était partie d’ici. Cinquante ans sur lesquels étaient passées famines, guerres civiles, dictatures, comment reconnaître quoi que ce soit dans ces rues sinon la poussière et le délabrement. Au moins le pays était tranquille, en apparence.

Elle ne retrouvait rien. Le taxi aurait été dans une autre ville qu’elle ne serait pas plus perdue. La promenade s’éternisait et la fatigue du voyage aidant, Aliénor s’assoupissait dans la chaleur et une légère sensation d’irrémédiable, laissant peut-être échapper quelque indice, on ne le saura jamais.
 
Le taxi s’arrêta enfin à trois-cents mètres du point de départ, devant l’adresse qu’elle lui avait montrée, griffonnée sur un papier. Là se trouvait le collègue qu’elle devait rejoindre pour la suite de la mission et elle regroupa aussitôt de mémoire toutes les données dont elle aurait besoin pour la réunion. La vague de nostalgie disparut devant le retour de la professionnelle endurcie qu’elle était.
 
Elle se battit avec la portière de la guimbarde et le chauffeur, enchanté du large pourboire, s’empressa de la fermer d’un geste délicat connu de lui seul. Il lui indiqua l’entrée de l’office et repartit dans un nuage mélangé de gazole et de poussière. Elle poussa la grille, suivit l’allée pavée entre un jardin et le mur, et sonna en bas de l’escalier. Le collègue apparut et lui fit signe de monter. 
 
Visiblement les autres étaient déjà là et on l’attendait. Arrivée sur le palier en fer dont la peinture subsistait ici et là entre la rouille envahissante, elle jeta un coup d’œil vers le jardin, petite respiration mentale avant d’entrer dans le vif du sujet et dans la salle de réunion.
 
Soudain, il n’y a plus de réunion, plus de vif du sujet, plus de données professionnelles. Cinquante années se sont rembobinées comme de rien et la chape des souvenirs vient de tomber. L’arbre au milieu du jardin est bien cet arbre qu’Aliénor connait, le grand sycomore ombrageux. Le déploiement des branches deux à deux à partir du Y initial, parfaitement réparti sur le tour, et le feuillage au léger tremblement même sans un souffle d’air, il n’y a pas un autre arbre au monde que celui-ci, qui a écouté des mois durant ses pensées et ses secrets, et qui doit encore se souvenir du départ précipité, du malheur, de la survie.
 
Et puisque c’est lui, alors ce mur qu’elle a longé est celui de la maison, sa maison. Il y a la boutique de l’italien au rez-de-chaussée, et à l’étage la grande pièce derrière laquelle, elle le sait maintenant, on trouve la cuisine, la douche, la chambre. Rustiques mais heureuses, un temps.
 
Tout à coup elle se sent incapable d’avancer, de faire un pas vers ce qui ressemble bien plus à son passé qu’au présent pressant, incapable de faire le tri. D’ailleurs personne ne lui demande de faire le tri. C’est le passé maintenant qui est là, qui s’est faufilé dans son cerveau et a pris toute la place. Que font ces gens autour de la grande table à la regarder d’un air perplexe, que fait donc ce collègue à la fois prévenant et agacé, doit-elle aller chez l’italien pour qu’ils mangent, mais ce n’est pas l’heure et elle se sent si fatiguée. Le malheur vient juste d’arriver et elle doit fuir en vitesse.
 
Pourtant Aliénor ne recule pas et elle entre en réunion comme dans une fosse aux lions.