Situation
Le jeune Balthazar n’a qu’une demi-heure devant lui
pour présenter son projet de comédie. Voilà des mois qu’il se targue de devenir
auteur, et auteur à succès sinon rien, sans avoir jamais encore écrit la
moindre ligne qui lui plût. Alors, ce soir-là, cafardeux, il est entré dans
cette brasserie réputée pour y dépenser les dernières reliques de son pécule,
un jour de plus un jour de moins, autant que ce soit un feu d’artifice.
Il n’aura pas eu le temps de se noyer dans son
champagne. Le gros producteur célèbre qui vient de s’assoir à la table d’à côté
est avec une jolie actrice que Balthazar connait ; une bonne entrée en
matière se présente ainsi, mais il comprend aussitôt que le plat principal sera
à peine commencé que l’homme ne tolérera plus aucune intrusion extérieure dans
son entreprise galante. Car il s’agit d’une entreprise galante à l’évidence
pour des lendemains de carrière qui chanteront à la belle. Ainsi vont les
tristesses de ce monde.
Balthazar doit donc faire vite. Malheureusement il n’a pas
d’argument à proposer, ni sur lui ni chez lui ni nulle part, tous ces mois de
silence de son clavier ne lui seront d’aucun secours. Il lui reste en poche une
feuille A4 un peu chiffonnée, un crayon encore taillé, et dans son assiette son
œuf mayo qui le regarde de son œil jaune perplexe. Il faut le reconnaître,
l’entrée affublée par la carte de la brasserie d’un nom ronflant et
incompréhensible n’était rien de plus qu’un œuf mayo. Ne t’égare pas Balthazar,
il reste tout au plus une demi-heure avant que tes voisins soient servis du
plat principal. Non ; vingt-cinq minutes maintenant, ils ont déjà passé commande.
Soyons pragmatiques : il me faut un personnage
principal. Sans lui, pas de théâtre, pas d’argument, pas de vie, pas de
producteur. Je n’irai pas chercher loin, je suis un bon modèle, ce sera un
jeune étudiant dyslexique qui rêve d’écrire une grande comédie bien que découragé
par son orthophoniste. Je m’appellerai Félix. C’est mieux que Balthazar.
Puis il me faut un personnage secondaire. Sans lui, pas
de miroir, pas de conflit, pas de commentaire, pas de regard extérieur, pas
d’intrigue, pas de producteur. Tiens, cette femme qui parle fort là-bas au bar de
la brasserie, elle m’irait bien dans sa dégaine. Ce sera Margaret, La trentaine
avancée, genre bourgeoise encanaillée mais dans le vieux style. Le vieux style.
Un peu anglaise et soupçonnée du meurtre d’une autre femme, par exemple, c’est
un début.
Alors, que dois-je faire maintenant ? Ne pas
entrer dans les détails, pas le temps et lui non plus n’aimerait pas s’y
perdre. Alors du classique facile à digérer : unités de lieu, de temps et
d’action.
LIEU : je vais les mettre dans un salon parisien
cossu, façon Haussmann, avec ce qu’il faut de canapé, secrétaire et doubles
portes donnant sur une salle à manger. C’est banal, c’est boulevard, mais il
n’aura pas d’effort d’imagination à faire.
TEMPS : c’est le jour de l’audience de mise en
accusation de Margaret. Elle est prévue l’après midi. La pièce commence le
matin même, peu avant l’heure du déjeuner.
ACTION : elle se passe pendant les cérémonies du
centenaire. Félix cherche à retrouver sa visibilité perdue et l’influence de
ses beaux jours. Il s’est lié d’amitié avec Margaret dont il pense qu’elle lui
rendra service.
Oui je sais, il y a comme une incohérence. C’est
l’inconvénient de la précipitation, on prend ce qu’on trouve sous le sabot du
cheval. Balthazar n’a que le choix du hasard et tel Edmond, il va devoir improviser.
Il ne lui reste que vingt minutes, ils attaquent les entrées. Mais de quel
centenaire s’agit-il ?
Acte I scène 1. Une femme encore jeune est assise à son
secrétaire. Margaret. Elle écrit fébrilement. La double porte de salon est
ouverte, on voit que la table est mise pour un déjeuner de quatre convives. La
pendule sonne onze heures. Monologue décrivant ses tentatives d’argumentation
face aux accusations. On comprend que son amant vient déjeuner accompagné d’un
compère qui pourrait être son avocat. Oui, c’est une bonne idée, l’amant et
l’avocat viennent déjeuner. Mais elle attend aussi son jeune protégé Félix
qu’elle doit pousser dans le monde littéraire : il lui apporte un projet
de comédie policière et l’amant est bien introduit dans ce milieu difficile.
Elle demande à haute voix où en est le repas, encore une heure répond une voix
d’homme extérieure. C’est un éventuel majordome.
Argument
Acte I scène 2. Sonnette. Entre Félix, un jeune homme à
l’élocution hésitante, hachée, dyslexique. Orthographe ?
Ils se connaissent bien, il l’appelle Margaret. C’est très bien ce prénom, Margaret. Il lui demande des nouvelles
de son procès, elle est nerveuse, l’audience a lieu cette après-midi même et
elle doit mettre la dernière main à son argumentaire : l’avocat qui arrive
pour déjeuner l’aidera. Il y aura un autre homme qui lui, sera utile à Félix,
alors tu es poli avec le monsieur. Elle ne dit pas que c’est son amant.
Possibilité future de quiproquo. Ils devront partir très vite pour ne pas
être en retard. Elle insiste : ces messieurs lui seront précieux pour sa
comédie et c’est surtout pour cela qu’elle leur a demandé de venir malgré
l’urgence judiciaire. Félix l’en remercie avec circonspection, il comprend qu’il
fait double emploi et qu’il nuit à l’unité d’action. Mais aussi, il y a le
centenaire. Quel centenaire, tu peux me le dire à la fin ?
Acte II Scène 1. Les deux convives attendus, l’amant de
Margaret et son compère, entrent. Ils remarquent la présence de Félix resté
dans le salon avec Margaret et ils médisent contre lui. L’amant pense le
reconnaître et soupçonne un arriviste sans doute, un rival peut-être. On
apprend qu’il est éditeur ; on le sait déjà, le compère est avocat. De son
côté, Felix remercie Margaret de le présenter à ces messieurs, mais ne lui
cache pas l’aversion instinctive qu’ils lui inspirent. Comme il a besoin d’eux,
de l’amant de Margaret en particulier, il doit se faire une raison. Elle le
raisonne et l’encourage, et de son côté il dit sa confiance pour le procès,
flatterie indirecte à l’avocat. Ah oui j’oubliais : Félix doit
témoigner pour la défense au procès. Il reste juste à parfaire la dernière
petite mise au point de son témoignage.
Acte II Scène 2. Félix est seul dans le salon. Les
autres déjeunent. Le producteur et
l’actrice déjeunent eux aussi et moi je n’avance pas dans mon mémo. Félix
tente de se réciter sans trébucher les détails de l’accident dont il doit
témoigner au procès. On ne sait pas, on ne saura pas, s’il s’agit d’un faux
témoignage ou d’une déposition sincère. Maintenir
l’ambiguïté. Il n’y parvient pas. L’émotion, l’urgence, et la dyslexie se
liguent pour anéantir ses efforts. Pourtant la première phrase préparée est
simple : « la voiture a dérapé et prise de panique la victime a
reculé et est tombée dans le précipice ». Seconde phrase : « la
bosse sur la carrosserie provient du choc contre le panneau réfléchissant qui
signalait le virage dangereux ». Il répète plusieurs fois les deux phrases
pour trouver le ton convainquant mais ne cesse de trébucher sur les mots. Il
finit par se dire que c’est dans sa comédie qu’il devrait mettre ces phrases et
qu’ainsi il trouvera le ton juste. Bonne idée de miroir, elle plaira : au
fil de monologue la pièce de Félix se révèle l’histoire de Margaret.
Acte II Scène 3. Le déjeuner se termine. Mes voisins
ont fini leur entrée aussi. L’amant entre dans le salon et se moque de
Félix qu’il a écouté pendant tout le repas : il ne réussira jamais à convaincre
un jury, ni même le juge de cette audience préliminaire. L’avocat soutient
Félix et Félix se défend : c’est en travaillant qu’on y arrive, j’ai quand
même réussi à Normale Sup même à l’oral. Et il dévie la discussion sur sa pièce
qui traite de l’histoire d’une femme soupçonnée du meurtre d’une autre femme et
acquittée grâce à un faux témoignage. Mais c’est bien sûr, l’empilage des
ressemblances.
Acte III Scène 1. Le téléphone sonne. On demande
l’avocat. Coup de théâtre, l’audience a été reportée, ce qui va permettre de
retravailler le numéro de Félix. L’amant-éditeur prend conscience du rôle
décisif que Félix aura dans le procès et se radoucit. Il comprend, à tort ou à
raison, que ce n’est pas un rival, et il s’intéresse ou feint de s’intéresser à
son travail et à sa comédie policière. Longue discussion sur la façon de mettre
en scène un faux témoignage dans cette comédie. Mais laquelle ? Celle du théâtre, ou celle du théâtre dans le
théâtre ?
Acte III Scène 2. Félix et Margaret sont devant la rampe,
et les deux hommes restent en retrait. Ils fument. Il faudra trouver quelques
répliques à l’avocat qui a plutôt fait de la figuration, mais un avocat n’est
jamais avare de répliques. Félix mime et déclame ce qui constitue son projet de
pièce, qui évidemment se révèle copie conforme de la situation de Margaret,
plus personne ne sera surpris. A plusieurs reprises, il répète les deux phrases
de son témoignage qui peu à peu deviennent les répliques récurrentes de sa
comédie. L’avocat croit deviner qu’il s’agit d’un faux témoignage, et l’amant
penche pour un témoignage véridique, à la grande satisfaction de Félix qui
tenait à cette ambigüité-là. Il fera dire à l’un de ses personnages que
l’important pour lui n’est pas d’être vrai ou faux, mais pour ce qui est du procès
d’être cru, et pour ce qui est de la comédie d’être joué.
Pirouette finale
Le plat principal vient juste
d’être servi, avec ces dix minutes de retard pour cause de grabuge en cuisine
qui sont le coup de pouce du destin. Le producteur fronce les sourcils quand Balthazar
s’approche. Ses plats vont refroidir, celui dans son assiette et celui qu’il
fait à la belle invitée. Mais le sourire de l’actrice le dissuade de chasser
l’importun. Il parcourt le brouillon en prenant un air professionnel, il faut bien
impressionner la galerie, puis il dit : « jeune homme, vous avez tout
faux. Le personnage principal est devenu le personnage secondaire, le lieu se
divise en deux endroits sans parler du tribunal, la journée d’audience est
reportée sine die, l’action est multipliée entre une intrigue policière, un
vaudeville boulevardier et une peinture littéraire. Enfin, vous avez évoqué un
« centenaire » et je n’en ai pas vu le début d’un flonflon ».
Puis il réfléchit,
relit, et ajoute, grognon : « ça va marcher, je prends. Vous avez une
semaine. Maintenant laissez-moi, Edmond ».