mardi 26 février 2019

L'espion de mémé


L’espion de Mémé



Ce soir là, mémé était sortie faire ses courses plus tard que d’habitude. Elle avait pourtant ses horaires et chacun réglait sa pendule à son passage ; mais voilà, pleine lune, canicule, ou une envie perverse de compliquer la vie de son quartier, elle était partie la nuit tombée, en complet décalage. La fraîcheur se faisait attendre et tous les murs de la ville exhalaient la chaleur emmagasinée sous le soleil de fin juillet. Mémé ne craignait rien et ce n’est pas un coup de chaud qui allait l’inquiéter.

Pourtant la silhouette qui s’avançait vers elle dans le passage mal éclairé l’intrigua. Il portait un grand imperméable beige un peu fatigué et un chapeau feutre qui aurait déjà été démodé de son temps de jeunette. Quel accoutrement par trente-sept deux le soir ! On aurait dit un espion d’un mauvais roman des années cinquante tout droit arrivé d’Union Soviétique et reconnaissable de loin. Columbo lui-même n’aurait pas osé. Pas la peine de te cacher les yeux sous ton galure, petit amateur.

Elle se préparait à lui faire une réflexion moqueuse de ce genre mais l’homme la devança. Il lui saisit le bras sans ménagement, le bras qui lui faisait mal à cause de son arthrose, et lui murmura à voix si basse qu’elle ne comprit pas tout de suite et il dut répéter.
« Les plans, tu as les plans ? ».

Elle le regarda avec cet air interloqué que je lui connais bien chaque fois que je lui invente mes salades, et demanda d’un air outragé : « Quels plans ? ». C’est à ces détails qu’on devine que mémé a de la répartie.

« Pas de simagrées, veux-tu, dit-il plus fort en serrant de même. Je n’ai pas de temps à perdre.
-Mais enfin monsieur, vous me faites mal, je ne sais pas de quoi vous parlez et j’ai mes poireaux à acheter avant la fermeture, ce soir c’est soupe aux poireaux ».

L’homme se fit menaçant et la serra plus fort encore, il commençait à tourner la main pour une clé douloureuse. Pauvre mémé sans défense, j’aurais bien voulu être là pour voler à son secours. Mais je n’étais pas là et il fallait qu’elle se débrouille toute seule face à l’homme costaud dans la rue déserte et obscure. Elle frappa l’espion de sa main restée libre, un coup bien léger, mais si inattendu qu’il en relâcha son étreinte. 

Quand je disais amateur.

Mémé lui asséna alors son coup de Jarnac qu’elle connaissait de ses cours de Tai Qi, longue tradition familiale transmise de mère en fille autant dire que je n’en connais rien, qui le mit à terre. « Tu me laisses tranquille maintenant, petit garnement », lui dit-elle de sa voix flûtée et douce, et elle s’éloigna jusqu’à l’avenue où allaient et venaient passants et automobilistes. Quand elle se retourna, l’homme avait disparu.

Alors elle repartit acheter ses poireaux en maugréant : « si encore il m’avait dit le bon mot de passe, je les lui aurais donnés, ses plans ».

mercredi 13 février 2019

Objets inanimés 4 . Le sac magique

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Tout objet a, en lui, une capacité magique. On ne sait jamais laquelle et c’est pourquoi on les croit inanimés et juste destinés à l’usage pour lequel ils ont été créés, inventés, fabriqués. Mais parfois comme dans Harry Potter, le plus banal des ustensiles se transforme en bon génie ou en monstre foudroyant. Pas souvent en général, cela ne m’est encore jamais arrivé, mais sait-on jamais.

C’est aussi l’occasion d’un petit clin d’œil à Jean-Paul Kauffmann.

Depuis qu’il avait commencé son parcours, il avait chaque soir réussi à trouver un asile pour la nuit. C’était la fin de l’été et la proximité de la grande ville rendait la vallée accueillante, on trouvait facilement un hôtel, une auberge, ou même une simple cabane de jardin, elles ne manquent pas dans ces banlieues de plus en plus lointaines et de plus en plus jardinées. Au pire, il avait pu s’abriter quelques heures sous la culée d’un pont, septembre est encore assez doux pour se le permettre.


Son projet allait loin, beaucoup plus loin que ce monde urbain, péri-urbain, banlieusard, au cadastre arlequiné de mosaïque. Il l’avait claironné et ne pouvait se dédire, il devait remonter à la source au sens propre du terme, remonter à la source de cette rivière au cours paresseux d’apparence qu’il avait choisie comme on choisit une fiancée, en cela qu’il n’avait rien choisi du tout, que les choses arrivent, on s’aperçoit qu’on est marié et on en est très heureux, on n’aurait pas imaginé autrement ; ainsi de cette rivière qui l’avait conquis il ne sait comment et il sait qu’il ne saura jamais. Mais il marche et il est heureux de marcher à ses côté et ne peut imaginer marcher ailleurs.


Il va la remonter jusqu’à sa source, il a bien insisté, au sens propre c’est-à-dire au sens figuré forcément. Remonter à la source de toutes choses, en premier lieu de soi-même, à la source de toi-même marcheur infatigable des chemins de halage.


Personne n’y peut rien, l’automne suit l’été et octobre vient après septembre. La banlieue s’éclaircit, les jardins font place aux immensités céréalières. Les grosses fermes se ferment comme leur nom l’indique, et comme il n’y a plus personne, il n’y a ni hôtel ni auberge ni cabanon. Le remonteur de source était inquiet du ciel qui se couvrait et de l’humidité qui commençait sérieusement à lui ronger les os, cette humidité de vallée dont le plateau était dépourvu mais où le vent frisquet aurait aggravé son cas. Sans compter que sa promesse de longer la rive aurait été trahie de s’en écarter autant, alors va pour l’humidité.


La nuit était presque tombée. Nulle écluse, nulle lumière, pas même un petit bateau couvert. Avisant un recoin de broussailles, il y jeta son sac à dos pour se ménager un nid, et aussitôt le sac à dos se déploya pour former une jolie tente douillette qui lui tendit les bras en murmurant : « aies confiance, n’aies pas peur, je suis là, je te garde ». Il l’avait oublié, ce sac à dos lui avait été offert par sa femme pour cette marche. Elle lui avait dit « tu verras, ainsi je t’accompagnerai et tu seras à l’abri ». Il n’avait pas compris sur le champ mais il l’avait embrassée tendrement.


Quechua qui mal y pense, il dormit profondément et repartit frais et dispos le lendemain pour de nouvelles aventures.