jeudi 20 août 2020

La DER des DER

 

Nous sommes amis depuis l’enfance autant dire depuis toujours, et depuis toujours je te vois te lancer des défis insensés et les réussir ; plus rien n’aurait dû m’étonner. Mais cette fois tu es allé vraiment trop loin et je n’ai rien vu venir. Comme tu savais que je t’aurais dissuadé tu as gardé le secret mais notre amitié t’empêchant de te taire tout à fait tu as laissé traîner juste assez d’indices pour que je n’aie de reproches à faire qu’à moi-même.

Tout au long de ta vie tu as su marier tes talents simultanés d’inventeur et de commerçant. Tu as accumulé les redevances des brevets que tu déposais, qui ont financé ton atelier à prototypes d’où tu tirais de nouveaux brevets suffisant à ton équipe d’une trentaine de fous furieux de la technique, mécanos, électro, chimistes, codeurs, chaudronniers, j’en passe, tous autant cerveaux musclés que doigts de fées, hommes et femmes en parité.

Tu n’as jamais voulu me faire visiter ton hangar posé en Beauce, collé à un bosquet qui le cachait de la route proche. De l’autre côté d’immenses champs à perte de vue, quel meilleur abri ? Tu refusais de mêler ta vie de bricolo, comme tu disais, à tes autres vies. Amicales bien entendu, et surtout familiale qui t’importait plus que tout. Je me souviens comme d’hier de ta rencontre avec ‘Aliénor.

Ce soir là je ne te reconnaissais plus, ton monde de physique appliquée aurait pu disparaître sans que tu frémisses, tu m’as parlé une nuit entière de ‘Aliénor et sa fille Marion née dix ans plus tôt, orpheline d’un père que ‘Aliénor disait pudiquement « parti sans laisser d’adresse ». Un mauvais virus, un hôpital mal tenu, un docteur dépassé.

Je te l’ai dit cette nuit là, je l’ai redit plus tard, une pré-ado de dix ans qui a dû vivre beaucoup de faux espoirs et de vraies trahisons, n’y pense même pas et sauve-toi ! Tu ne m’entendais pas. « Je serai le rocher qui la fera grandir, disais-tu les yeux brillants, et avec sa mère nous la conduirons jusqu’à un âge assez adulte pour qu’à son tour elle m’adopte ». C’était là ton projet majuscule, à croire que cette paternité soudaine attendait en toi son heure pour se matérialiser. Pour autant tu ne négligeais pas tes prototypes mais de fins ils devenaient moyens.

Quinze ans ont passé. ‘Aliénor et toi formaient le couple le plus emboîté qui soit, à la fois si différents et si associés que même vos disputes révélaient votre entente. Comme prévu, dès le premier jour Marion t’a refusé : cramponnée à ce père mort qu’elle ne connaissait pas elle n’est jamais devenue ta fille, sa résistance n’a pas cédé devant ta résistance.

Tu as cru terminée cette longue nuit de quinze années à la naissance de sa fille, ta petite-fille. Marion proposa d’elle-même que tu sois Papi avec un point sur le i. Elle gardait ses distances mais Papi tu fus. Ainsi habité des trois femmes de ta vie ton travail en devint plus créatif encore. C’est à cette période que tu as mis au point le plus petit vaisseau spatial du monde avec carburant miracle. Finis les monstres, une plateforme d’hélicoptère suffisait d’où l’on pouvait partir pour la Lune et revenir dans un champ de blé. Les agences spatiales t’ont lancé des ponts d’or. Ton hangar devint place-forte, téléobjectifs, drones et petits malins se sont cassé les dents sur ta protection très efficace.

Ce fut une belle parenthèse, jusqu’à ce repas l’an dernier. J’étais invité chez toi pour ton sempiternel gigot-flageolet dominical. Marion, son mari et leur fille étaient venues aussi. Pour entretenir une conversation laborieuse, tu nous parlais de tes prochains déplacements. Tu devais t’absenter deux semaines accompagné de gros bras pour ta sécurité. ‘Aliénor n’aimait pas ces voyages mais il ne t’était jamais rien arrivé. Pour mieux la rassurer, tu as ajouté que tu étais inscrit sur un site nommé Ariane qui la préviendrait en cas de pépin ainsi que Marion que tu avais aussi désignée, en tant que fille. Erreur fatale. Marion s’est mise à hurler qu’elle n’était pas ta fille, que tu lui faisais un chantage affectif à ta mort, que tu étais abject.

Abject. Elle avait utilisé le mot commode qui ne renvoie à aucun fait précis dont il lui faudrait rendre compte ne serait-ce qu’à son miroir. Elle était fine mouche dans sa détestation ontologique. Elle a dit abject, elle s’est levée et elle est partie en claquant la porte, après avoir rameuté fille, mari, manteau, sac à main.

Tu n’as pas bougé, plutôt statue que rocher, et moi seul je t’ai entendu murmurer : « elle n’aime que si on est parti sans laisser d’adresse ». Tu ne les as plus jamais revues, la seule tentative vers ta petite-fille t’a été retournée en texto, je ne veux plus te voir Papi. « C’est bien, elle est solidaire de ses parents », as-tu conclu. Ta bienveillance inébranlable m’agace furieusement.

Tu as continué à travailler, comme un forcené. Tu passais plusieurs jours de suite en dormant sur place. Il y a quelques semaines à ma grande surprise, tu m’as invité à visiter ton hangar. J’ai fait connaissance avec ta fine équipe, hommes et femmes que tu appelais tes gars, et j’ai été étonné de ressentir comme une ambiance vacancière là où j’attendais un bourdonnement studieux. Les ateliers ronronnaient sans impatience. Au centre, sous la coupole ouvrante, trônait ta dernière machine, la DER des DER, comme elle venait d’être baptisée de peinture fraîche : une miniaturisation hallucinante de véhicule interstellaire. On ne rit plus, on ne va plus sur la Lune, désormais ce sont les confins du système solaire et les étoiles que tu vises. J’ai tout compressé, m’as-tu expliqué. Pas de module retour, un poste de pilotage symbolique on ne sait jamais, il y a un marché colossal de pays pauvres qui vont pouvoir jouer dans la cour des grands pour moins cher qu’une Ferrari.

J’ai passé une journée magnifique au milieu de ces idées de génie que tu ne cherchais plus à me cacher. J’ai appris en parlant à tes gars que, comme son nom l’indiquait, la DER des DER serait le dernier prototype produit. Livraison de l’ouvrage le premier mai prochain avant fermeture définitive.

Personne n’en prenait ombrage, les conditions du licenciement étaient telles qu’on aurait eu mauvaise grâce à protester. Tes gars étaient tous poursuivis par les chasseurs de têtes et ils n’avaient aucun souci pour la suite, sinon de quitter cette belle aventure. Je suis rentré chez moi abasourdi d’une telle réussite et d’une telle fin.

Le soir du premier mai, ‘Aliénor m’a téléphoné très inquiète. En l’écoutant, j’ai compris aussitôt qu’elle ignorait encore que tu arrêtais ton activité et que c’était ce soir même ; elle te croyait au travail mais tu ne répondais pas, ce n’étais pas ton habitude tu l’appelais souvent pendant tes absences studieuses. Mort de peur, je suis passé la prendre chez elle et nous nous sommes précipités au hangar, une heure de route. Le portail principal de l’enclos était grand ouvert mais le hangar était fermé de l’intérieur. Aucun vigile, aucune alarme. Nous avons dû trouver un serrurier, ce qui n’est pas simple un soir de premier mai au milieu de la Beauce.

Il faisait nuit quand il est arrivé et il a tout arraché comme un goujat, ce qui nous a coûté un bras. Nous aurions mieux fait d’engager un cambrioleur, c’eût été plus propre, plus rapide et moins cher. Le hangar était vide comme une usine délocalisée. Le prototype s’était envolé et la coupole était restée ouverte. Il y avait un peu partout des dépôts de particules fines imbrûlées, ton moteur est perfectible.

Et soudain ta vérité m’a aveuglé.

‘Aliénor aussi avait compris mais tout en elle s’y refusait : « il n’y a rien à trouver ici, me dit-elle, il faut aller prévenir les gendarmes ». Inutile de fermer la porte saccagée, il n’y a plus rien à prendre, mais machinalement j’ai tiré le portail de l’enclos et un panneau en est tombé que nous n’avions pas vu en arrivant. J’ai reconnu ton écriture : PARTI SANS LAISSER D’ADRESSE