mercredi 26 novembre 2014

L'hymne à la joie




C’est un fouillis d’herbes folles et d’avoine sauvage. Parfois une ortie vient te caresser le mollet mais tu ne sens plus la brûlure. Tu avances, tu ne peux rien qu’avancer. Tu as dix ans. Tes cheveux ébouriffés dépassent à peine du végétal. Elle ne serait pas si sombre cette tignasse qu’elle se fondrait dans les épis, les chardons, les bourgeons. Mais on la voit trop bien dans la prairie dorée, elle se déplace laissant un sillage hésitant qui lentement se refermera aux prochains vents.
Soudain tu t’arrêtes et j’entends ton essoufflement. Ce n’est pas la fatigue mais l’étonnement. Comme souvent pendant un effort soutenu, si quelque aspérité retient le regard, on s’arrête et on souffle, on joint l’utile à la curiosité, et le cerveau se penche sur l’aspérité pour en détailler les contours, tandis que le corps profite de l’accalmie pour reprendre sa respiration ; ainsi devant l’étrange pancarte qui vient d’apparaitre entre deux épineux tu halètes et tu récupères l’oxygène qui commençait à manquer.

J’ai tant mené joyeuse vie
Cent ans libre
Les bien-pensants ont espéré
Me faire bien penser
Les culs-serrés ont bien cherché
A me serrer les fesses
Les culs-bénis m’ont entraîné
A la confesse

Mais j’ai sauté de la falaise
Comme l’air
Et les sirènes du grand bain
M’ont offert leur peau lisse
Leur ventre fut mon paradis
Reste attaché Ulysse
Je n’ai rien tant oui ni tant joui
Du chant joli

Lis de tes yeux et de ton cœur
Toi l’ami
Gagne et perds croque à ton aise
N’attends pas n’aies pas peur
Gai ton chemin de terre et mer
Quatre-vingt-dix années
Te verront vivre avec ardeur
A chanter ton refrain
D’âme qui vibre


Tu as du mal à lire la pancarte. La peinture est dissoute, le bois du contreplaqué vermoulu. Les coulures de mousse couvrent les lettres et tu dois réfléchir pour inventer celles qui manquent. Tu réussis pourtant le premier paragraphe et tu te prends au jeu, tout fier, avec ces mots que tu n’imaginais pas voir un jour écrits sur un panneau de grande personne. Alors tu t’acharnes sur la suite plus abîmée encore, tu devinerais presque combien il fallut de ratures pour obtenir ce charabia.

Tu n’es pas sûr du résultat. Tu ne comprends pas bien, pas tout. Tu te demandes si les lettres que tu as posées sur la peinture écaillée, si les mots qui ont comblé les vides, sont les lettres exactes et les mots justes. Tu as appris il y a peu le mot EPITAPHE, et tu reconnais là une épitaphe, petit malin, même si le lieu ne correspond pas, même si tu te demandes ce qu’elle fait là, pourquoi cette épitaphe a-t-elle surgi là devant toi : aucun cimetière à la ronde, pas même un tombeau. Nul silence de mort ne vient troubler le murmure du vent, le bourdonnement des insectes, le ressac un peu plus loin, et tout le bruit de la vie qui t’entoure ; aucun squelette, aucun ricanement, aucun fantôme, mais un clair après-midi d’été dans les dernières prairies avant la mer. Appliqué, tu te concentres sur la pancarte abandonnée.

Tu arrives au bout de ta lecture, ou plutôt tu décides que ce que tu as décidé de lire est exactement ce qui avait été écrit, et tant pis pour les mystères. Avant de repartir vers le rivage, tu te mets sur la pointe des pieds pour apercevoir l’horizon, pour repérer là-bas le rebord des rochers : le petit sémaphore est toujours là, il t’attend. De l’autre côté, vers la montagne, tu sais qu’il y a l’église et son école enfermée, tu entends la cloche qui bat le rappel.

Ils sont tous en train de partir à ta recherche. La cloche ne sonne jamais au milieu des après-midi d’été ni d’aucune autre saison d’ailleurs. Tu as retrouvé ton oxygène, tu contournes la pancarte et tu reprends ta marche insolente, tu ne vas quand même pas te laisser rattraper par ces curés grimaçants, avec leurs règles implacables quand elles ne sont pas douloureuses. La jeune fille t’a promis qu’il y aurait une barque et il n’y a plus beaucoup à marcher pour en finir. La mer aussi devient ton alliée. Quand les herbes montent trop haut, elle force sur les vagues pour que tu puisses te diriger au bruit, tu connais l’endroit, juste en bas du sémaphore il y a une grotte où l’eau s’engouffre en une sourde explosion.

Et le voici, le sémaphore et la plateforme qui s’avance au dessus de la calanque. La mer aussi t’a vu ; les vagues s’apaisent. Sur la rive d’en-face, tu aperçois la petite plage où jadis, c’est ton arrière-grand-père Homère qui te l’a raconté quand tu étais très petit mais tu te rappelles toute l’histoire, un marin épuisé avait été recueilli par la fille du roi. Et la barque est là que viennent lécher les derniers rouleaux, le décor peint sur la proue te fait de l’œil. Tu regardes l’eau changeante, il faut y aller maintenant, tu ne t’es pas lancé dans cette aventure pour renoncer au dernier geste avant la liberté.

Encore une fois, comme toujours depuis la nuit des temps, la mer te fait signe. Là, en contrebas, dans le camaïeu de turquoise et d’émeraude, un bleu profond apparaît, juste assez grand pour toi et ton imprécision. Et tu sautes de la falaise.



… ... ... ...




Il y avait grande fête pour mon anniversaire. On avait convoqué le ban et l’arrière-ban des parents et des amis, des descendants des parents et des amis pour être plus exact parce que centenaire on n’en a plus beaucoup, des parents et des amis, et je n’en avais plus aucun. Enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, petits-cousins ni d’Eve ni d’Adam, et les ribambelles de rejetons de mes chers disparus, ils sont venus ils sont tous là.

Évidemment j’étais au bout de la grande table. J’avais bien essayé d’expliquer qu’une table longue comme un jour sans pain n’avait aucun sens et que je ne verrais que deux personnes quand il y aurait cent ou mille invités, rien n’y fit et je m’emmerdais ferme, à mon âge on est trivial.

D’ennui ma pensée vagabondait, pourtant heureuse que tant de monde soit venu. Certes, beaucoup d’entre eux ne m’avaient jamais vu, et j’en soupçonnais certains d’ignorer le pourquoi des réjouissances. Elle titubait à travers le temps, étourdie du vin servi, je me plaisais encore au bon vin vieux, curieuse aussi de toute l’agitation qui se montrait à moi dans sa force de vie et de renouveau. Ainsi gambadait ma pensée.

Tout à coup je me souvins de la pancarte que j’avais déchiffrée le jour de mes dix ans, ce jour où je m’étais enfui pour enfin vivre, qu’on ne m’avait jamais retrouvé. Je me souvins de tous les mots que j’avais lus et des vers de mirliton. Je compris alors, je devrais dire enfin, que ma vie toute entière était ce contreplaqué vermoulu.

Une grande joie m’envahit, j’éclatai de rire, et je mourus.


Printemps 2012

lundi 24 novembre 2014

Histoire de Mona Lisa




Histoire de Mona Lisa

J’étais seul l’autre soir au musée du Louvre, ou presque. Ne me demande pas par quel sortilège la chose est arrivée car je pourrais te retourner la question et tu serais aussi embarrassé que moi pour répondre. Personne au Louvre, personne devant la victoire de Samothrace, la Vénus de Milo, la Joconde. Les gardiens s’ennuyaient dans leur coin et les personnages des tableaux avaient un drôle d’air. Je suis passé devant la Joconde, et son fameux sourire énigmatique m’a semblé plus direct, plus aguicheur que pensif. Sans y prêter garde, je lui ai rendu son sourire, je me suis même légèrement incliné, petit mouvement de tête déférent comme l’on doit à une aussi charmante et aussi vieille dame.
« Qu’est-ce qu’elle a, ma gueule, me dit soudain la Joconde, depuis 500 ans que je vois défiler les gens sans qu’ils me regardent vraiment ; eux, ils veulent juste pouvoir dire qu’ils me sont passés sous le nez comme si c’était un exploit, vous croyez que je ne m’ennuie pas ? »
Je n’étais pas surpris. Elle a raison après tout, et d’être enfin seule quelques heures devait la réjouir. Mais il fallait faire une mise au point.
« Vous avez pourtant bien dû remarquer, ai-je répondu, qu’à certaines périodes et à certaines heures, c’était bel et bien un exploit de vous passer devant. » Elle se renfrogna. Le sourire avait disparu. Elle reprit :
« Mais qu’ont-ils tous à se presser ainsi ? Je n’ai rien demandé à personne, moi, je voulais juste mon portrait comme elles l’avaient toutes, mes copines. Ce n’est pas un péché quand même. Alors pourquoi cette punition ? »
Je la sentis malheureuse. Alors je lui ai demandé comment elle en était arrivée là. Rien de tel que la parole pour guérir, à ce qu’on dit. Je n’en suis pas sûr, mais enfin c’est tout ce que j’ai trouvé sur l’instant. Elle poussa un gros soupir qui fit craquer le cadre et me raconta son histoire.
« Je me suis fait rouler dans la farine par le vieux Giocondo comme une débutante et me voilà coincée dans le tableau sans pouvoir en sortir. Il faut dire qu’il avait mis son copain Léo dans le coup, celui qui invente des machines incroyables et qui marchent, en plus. Il m’a dit – viens on va aller à la foire du trône – il souriait, j’aurais dû me méfier il ne sourit jamais ; – on va voir les manèges, les attractions, on va manger des gaufres, on va s’incruster dans des paysages avec Photoshop –. Je n’ai pas compris ce qu’était ce jeu mais l’idée de paysages incrustés m’a amusée.
« Et nous sommes partis. Il y avait foule. Il fallait faire la queue à chaque manège, à chaque stand. Nous passions plus de temps à piétiner en comptant les quarts d’heures restants indiqués par des panneaux qu’à tournoyer dans les airs ou sur des chevaux de bois, trois minutes au mieux qui nous coûtaient un bras. Mais c’était mon Giocondo qui payait alors ma foi … J’avais la tête qui tournait mais lui n’avais pas trop l’air de s’amuser, je me demandais ce qui l’avait poussé à cette sortie.
« Nous sommes arrivés devant le stand de Monsieur Léo vers la fin de l’après-midi, un petit barnum tout fermé sur lui-même, avec une fente dans la toile pour pénétrer à l’intérieur. Il y faisait noir. J’avais un peu peur et je l’ai dit à Léo. Je l’ai entendu rire et il a allumé des torches. Je me suis vue au milieu d’un paysage étrange où s’étendait un lac suspendu au milieu des montagnes, avec un océan en contrebas de l’autre côté vers lequel serpentait une autoroute. Des rochers informes et menaçants barraient l’horizon.
« Léo m’a dit de ne plus bouger et s’est écrié que le petit oiseau allait sortir. J’ai trouvé l’expression déplacée mais elle m’a arraché un début de sourire au moment pile où un violent éclair m’a éblouie et m’a paralysée. Je ne sentis plus rien pendant un moment, le noir était retombé et je me suis crue aveugle sur le coup. Je ne pouvais ni parler ni bouger, je crois bien que je ne respirais plus. Et pourtant je me sentais bien vivante, avec le souvenir précis de ce qui avait précédé, la peinture du paysage à l’intérieur des toiles du barnum, la tête de Giocondo, et les appareils sur trépied qui étaient disposés dans l’espace intérieur selon un ordre visiblement très étudié. Je savais que Léo ne faisait jamais rien au hasard ».
Elle se tut. Son regard se perdait dans un brouillard de souvenirs. Je devinais qu’elle essayait de reconstituer un puzzle insoluble. Je n’osai pas la relancer, mais j’étais impatient. La situation pouvait s’interrompre à tout instant, un gardien, un visiteur, une quinte de toux.
« Après une éternité, reprit-elle, oui, on peut l’appeler ainsi, une éternité, mes yeux ont recommencé à voir. Mais c’était une vision différente, j’avais la sensation d’avoir le nez collé à une plaque de verre légèrement dépolie à travers laquelle je distinguais Léo qui s’affairait sur une sorte de planchette où des lettres étaient alignées en quatre rangées suivant un ordre que je ne comprenais pas, et il tapait dessus. Parfois il attrapait une boule oblongue qui me faisait penser à un mulot et la faisait courir sur un petit tapis.
« Et plus il travaillait et plus j’y voyais clair. Au bout d’un moment, mais était-ce une heure ou une année je n’en ai pas la moindre idée, Giocondo est apparu derrière lui et il m’a regardée. J’ai voulu lui parler, lui demander des explications, savoir quand tout ce cirque finirait, parce que je commençais sérieusement à trouver la plaisanterie douteuse, mais aucun son n’est sorti de ma bouche : j’étais muette. A vrai dire, je n’ai retrouvé la parole que là, maintenant, avec vous. Giocondo s’est mis à rire et a interpelé Léo.


  • ·        Bon travail, Léo. On croirait vraiment un tableau.
  • ·        Tout le mérite en revient au logiciel, monseigneur.
  • ·        Oui mais comme c’est toi qui as conçu aussi le logiciel …


« Giocondo devint songeur :
  • ·        Tu es sûr qu’on ne s’apercevra jamais de rien ?
  • ·        Je vous le garantis. Vous ai-je jamais menti ? Le roi François m’a déjà confirmé la commande et personne n’aura jamais l’idée de rechercher votre femme à Chambord.
« Sur ces mots, ils sortirent en éteignant la lumière et je me retrouvai dans le noir total ».
Je ne pouvais pas en rester là. Mais Mona Lisa avait dit tout ce qu’elle avait compris ou imaginé toutes ces années pendant lesquelles elle ne faisait rien d’autre que rabâcher cette affaire. J’ai bien essayé un dernier mot : « Mais que vous est-il arrivé ensuite, madame Mona Lisa ? » Je n’osais plus l’appeler Gioconda.
« Rien de plus que ce que tu sais (voilà qu’elle me tutoyait, maintenant). J’ai tout bonnement disparu. Giocondo a ameuté la terre entière, et François premier a reçu son cadeau des mains de Léonard. Il a toujours cru qu’il possédait mon portrait dans un paysage imaginaire alors que c’était moi-même qu’il avait sous les yeux et que je le regardais aussi. Bel homme ma foi.
« Quant à la police de Florence, elle n’a jamais pu résoudre l’énigme de ma disparition ».
On entendit un groupe de japonais dans la salle voisine. Ils n’allaient pas tarder à surgir. Elle me fit un clin d’œil d’adieu et chuchota : « Je ne savais pas que je pouvais parler autant. Je t’aime bien, c’est grâce à toi et sans doute à notre brève solitude. La frénésie va reprendre. Va-t’en, raconte tout si tu te sens d’humeur. Je sais qu’on ne te croira pas et qu’on te prendra pour un fou. Alors ne raconte pas si tu crains les mauvais esprits. Le vieux Léo avait dû laisser un bogue dans son logiciel, ou un virus comme vous dites, et il m’a rendue bavarde. Ce n’est pas grave, il est mort depuis longtemps quand je vis encore ».
Ce fut terminé. Les japonais surgirent et les appareils photos cachèrent leurs visages, puis ils tournèrent le dos à la dame pour envoyer à leurs amis restés au pays l’image de leur tête hilare à côté du sourire le plus triste de l’histoire de la peinture.

Épilogue.
J’ai attendu de voir sortir le groupe de japonais appelé par l’urgence qui pousse toujours les groupes, et je me suis éloigné vers la porte opposée. Avant de sortir, je me suis retourné pour un dernier regard, un dernier salut, un geste amical, je n’allais pas m’esquiver comme un goujat après ces confidences.
Surprise ! Le visage de Mona Lisa avait disparu du tableau. Il y avait bien le décolleté, le paysage, les mains croisées, la robe de velours, mais le visage célèbre et inconnu était remplacé par un bel ovale noir qui suivait exactement les limites du sfumato dont Léonard l’avait entouré. Le secret de l’incrustation, ai-je aussitôt pensé.
Mona Lisa s’était évadée. En esprit pour le moins, mais je crois qu’en réalité qu’elle était toute entière dans cette tête, puisqu’il s’agit évidemment de la réalité. Le reste relevait de l’habileté érudite du peintre-trafiquant. Elle venait de retrouver la parole et son autonomie. Elle a profité du passage des japonais pour se glisser au milieu d’eux au gré d’un selfie. Je revins sur mes pas et couru après le groupe. Il était là-bas, déjà à descendre le grand escalier. J’étais gêné par les autres groupes qui s’entrecroisaient maintenant, à droite, à gauche, plus préoccupés de ne pas se disperser que de regarder les chefs-d’œuvre.
La sirène d’alarme s’est déclenchée quand j’étais à la hauteur de la Victoire de Samothrace. Le dernier japonais avait franchi le tourniquet de sortie et les gardiens du musée se sont postés devant, comme partout ailleurs dans le Louvre selon la procédure mainte fois répétée, afin d’empêcher le voleur de s’enfuir. C’est malin, ai-je pensé, non seulement il n’y a pas de voleur mais elle est déjà sortie. Comment va-t-elle survivre dans un monde qu’elle ignore ?
Je me suis précipité vers la porte et j’ai dit aux deux malabars que j’étais avec le groupe là-bas, oui, celui qui marche vers le bus jaune derrière la dame au parapluie rouge. Ils ont ricané, t’as pas une tête de jap, on nous la fait pas. Du coup, ils m’ont tiré dans une petite pièce marquée entrée interdite au public, on va s’occuper de ton cas. En désespoir de cause, je leur ai dit que la Joconde était partie avec un japonais, c’est sûr et certain, il ne faut pas qu’il monte dans le bus, il faut la récupérer vite.


  • ·        « Et comment sais-tu que c’est la Joconde qu’on cherche ?
  • ·        La sirène a sonné et il y a un trou à la place de la tête.
  • ·        Seul le gardien a vu le trou il n’y avait personne dans la salle, alors comment as-tu deviné que c’était un trou ?
  • ·        Non, j’y étais, j’ai vu le trou, j’ai couru après les japonais.
  • ·        Bon. On a compris ton petit jeu. Ouvre ton sac ».


La situation redevenait normale : enfin ils me demandaient quelque chose de simple qui règlerait la question. Ils allaient me laisser partir et il ne me restera plus qu’à retrouver dans Paris un autocar jaune rempli de japonais. Je leur donnai mon sac pour en finir. Ils l’ouvrirent et en sortirent la tête parfaite de Mona Lisa qui souriait.