dimanche 26 février 2017

NAISSANCE D'UN TABLEAU


Paris, le 14 décembre 2032.

Madame,

Pardonnez mon audace, vous êtes sans doute trop occupée par le triomphe de votre exposition au Grand-Palais pour perdre quelques minutes à me lire. Je suis revenu de cette exposition si ému que je ne saurais vous l’exprimer que sottement, et le seul moyen qui m’est venu à l’esprit est de vous demander de bien vouloir accepter de me peindre. Que de ronds de jambes pour formuler une telle folie ! La question purement financière peut être écartée, je dispose d’un pécule qui m’est arrivé impromptu et dont je veux me débarrasser au plus vite, alors ce sera vous.
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Cette affaire de tableau me poursuit depuis des années. Je vieillis et ma descendance se fait rare. Je sens bien que je ne les intéresse plus, ils connaissent mes histoires, mes radotages, mes lubies, et même mes exploits. Car j’ai des exploits à mon actif, mais rabâchés ils deviennent soupe au lait et sansonnets. L’idée de figer une image de moi qui, presque malgré eux, se plaquerait sur leur souvenir négligé et s’y substituerait inconsciemment m’est venue, non pour ma plus grande gloire, vaine ambition, mais juste pour me dire que je ne resterai pas aussi déliquescent dans leur tête que je crois bien l'être devenu aujourd’hui.
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En voyant l’autre jour vos tableaux que vous avez choisi d’exposer et surtout les cinq ou six portraits, la décision d’être votre prochain modèle s’est imposée sans que je puisse ni veuille résister. Dans l’espoir de recevoir une suite favorable, veuillez croire, Madame, à l’expression de mon plus grand respect admiratif et intimidé.
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Paris, le 25 décembre 2032.
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Madame,
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C’est aujourd’hui noël, doublement noël. Hier votre réponse intéressée m’a été remise et je me jette sur le papier pour répondre à vos questions. Je dois, dites-vous, décrire ce que je veux comme tableau car peindre seulement ma tête ne vous suffit pas pour parler aux souvenirs de mes survivants, c’est votre formule un peu cruelle mais inévitable, il faut un cadre, des accessoires, des symboles, une posture, et vous me confiez ce travail.
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C’est très compliqué. Je ne vais pas énumérer tout ce que je voudrais mettre sinon le format des Noces de Cana ne suffirait pas. Il faut tailler dans le vif, trancher, effacer, cacher, détruire, et ne conserver que l’os. L’os à moelle, évidemment, si je puis me permettre, la substantifique. Ma tête d’aujourd’hui mais pas trop ridée, le regard de face, je les regarde, ma fille et ma petite fille droit dans les yeux et quand elles se déplacent je les suis.
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Je me tiens dans une pièce, un bureau sans fenêtre, un bureau en sous-sol, rien pour distraire de l’instant. Mais j’ai beaucoup voyagé, elles me l’ont assez reproché, de ne pas être présent quand elles l’auraient voulu. Le reproche est facile, elles n’avaient jamais besoin de moi quand j’y étais, empêcheur de danser en rond, chat pas là souris qui danse. Alors pour les voyages, un globe terrestre comme elles m’en ont toujours vu à portée de la main, prêt à pointer le pays dont on parle, dont on rêve, parfois les yeux perdus dans le Pacifique ou l’Océan Indien oubliant de venir à table. Et sur le mur, une marine, tempête sous les falaises de Saint-Jean-de-Luz ou port de La Rochelle, par exemple, tableaux dans le tableau, vertige de la profondeur.
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Et puisque j’ai évoqué les souris qui dansent en l’absence du chat, il y faudra un chat. Je suis chat, elles le savent, je ronronne et soudain je griffe sans crier gare. A chacun de comprendre ce qui s’est passé et pourquoi tout est si instable.
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Que puis-je proposer d’autre ? Il est déjà bien rempli. Je suis assis sur une chaise, non, pas un fauteuil, plus le temps passe et plus je m’affale alors qu’au moins j’ai l’air un peu droit dans mes pantoufles à défaut de bottes. On me voit écrire avec un beau stylo-plume qui a survécu à toutes les invasions de claviers et d’imprimantes, et l’encre violette que vous avez certainement remarquée sur l’enveloppe ; celle qui se répand à l’heure des vœux et des cartes de voyage.
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Il vous reste à trouver l’agencement de tout ce bric-à-brac, et moi la force de tenir la pose. Nous pourrons en parler de vive voix la semaine prochaine, j’ai d’autres choses à vous dire.
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Avec toute mon amitié naissante.

On n’a jamais retrouvé la suite de la correspondance ni le tableau commandé.

samedi 18 février 2017

UNE JOURNEE PARTICULIERE


1.    Une invention qui peut changer le monde


La journée s’annonçait mal. Hermine venait de sortir sur le pas de sa porte, histoire de prendre l’air après une mauvaise nuit et retrouver quelques couleurs, quand elle aperçut Monsieur le Baron courir tel Achille aux pieds légers malgré sa prothèse de hanche comme s’il cherchait à s’enfuir. « Cachez vous, cria-t-il en passant devant elle, tout va sauter, le calculateur a divergé ! ». Hermine ne s’inquiéta pas tout de suite, elle connaissait trop le Baron et ses appétits d’inventeur fou. Elle ne les avait pourtant jamais vu courir si vite, le vieux Nouvitt et sa canne à pommeau doré 24 carats.

En tendant l’oreille, elle perçu un grondement lointain en provenance d’Issy-les-Moulineaux où le baron avait ses habitudes mais qui peu à peu semblait enfler, comme une marée que déchaînerait un Poséidon furibard. Elle songea qu’il serait probablement judicieux de rentrer chez elle et de s’y barricader. Chose facile à penser mais difficile à faire sans personne pour l’aider, sans savoir ce qui allait advenir. Le Baron aurait quand même pu en dire davantage avant de disparaître.

Le grondement du Baron prenait son temps pour envahir l’espace et Hermine estima qu’elle disposait d’un peu de répit. Elle se résolut à appeler sa voisine Eléonor. Elle était chez elle pour une fois, délaissant sa villégiature de Saint-Omer, et elle était d’une imagination sans borne face à l’imprévu. Elles sauraient, à elles deux, faire face à la tempête virtuelle, réelle, implicite, explicite, qui s’annonçait, sitôt le péril identifié.

Madame Padekalé ne répondit pas. Hermine était pourtant certaine que sa voisine était là, elle l’avait vue rentrer il y n’y avait pas une demi-heure. C’est alors qu’elle revit le Baron repasser devant sa maison, en courant aussi vite mais cette fois en marche arrière et en criant des mots incompréhensibles. La vision fut brève mais Hermine comprit : elle remontait le temps.

2.    Épidémie


Elle ne pouvait plus compter sur Eléonor, celle-ci n’étant pas encore revenue de Saint-Omer, mais il lui restait un espoir, récupérer le Baron avant sa fuite, qu’elle soit à l’endroit ou à l’envers. Il lui fallait rejoindre la bande à Moebius et parcourir assez longtemps le chemin mystérieux pour se retrouver du bon côté des choses. Alors peut-être le grondement s’apaiserait-il.

Elle prit son parapluie et son sac et partit en direction de son envie. Bientôt quelques personnes se joignirent à elle parmi lesquelles elle reconnut Eléonor, mais Eléonor ne la reconnut pas. Puis le groupe grossit, tout le monde marchant dans la même direction et Hermine pâlit encore un peu plus en se voyant elle-même là-bas rejoindre la foule qui marchait. Elle s’en rapprocha, se rapprocha d’elle-même, mais elle ne se reconnut pas non plus, tandis qu’Eléonor qui dans la bousculade s’était retrouvée là aussi se précipita sur la nouvelle Hermine qui ne la reconnut pas mais salua le Baron qui venait d’apparaître suivi de deux autres Barons d’Issy, Nouvitt pour les intimes.

Le mal était bien pire que ce qu’elle avait imaginé au début. Il fallait mettre fin à cette épidémie de clones avant d’être envahi sans retour. Elle saisit le premier Baron Nouvitt d’Issy qui passait à sa portée et le secoua sans ménagement. Elle savait qu’il la craignait dans ses accès de violence et espéra qu’il la reconnaîtrait ne serait-ce que par peur. « Que se passe-t-il, Baron, qu’avez-vous fait ? ». Le Baron, pour échapper à la furie qui venait de l’empoigner, répondit en tremblant : « j’ai inventé la machine à remonter le temps sur le principe du ruban de Moebius ».

3.    Le voyage dans le temps


Epouvantée, Hermine relâcha le Baron, et comme on était du mauvais côté, à supposer qu’il y eût un bon et un mauvais côté, le Baron tomba dans le vide en poussant un hurlement à couvrir le grondement d’Issy. A sa suite on vit tous les barons de la foule tomber dans le vide dans toutes les directions et il n’y eut bientôt plus personne pour arrêter la machine infernale.

Hermine avait compris que tous ces gens n’étaient pas des clones mais des eux-mêmes à différents instants de cette journée et que, plus ils tournaient sur le ruban, plus ils étaient nombreux, les uns se souvenant de ce que les autres n’avaient pas encore vécu et que personne n’étant du même instant évidemment personne ne se reconnaissait. Le seul moyen de s’en sortir était de retrouver celui ou celle de la même position avant qu’il ne tombe à son tour dans l’espace vectoriel.

Comment les repérer ? Comment retrouver la maison d’où elle était sortie ce matin pour respirer un bol d’air ? Comment trouver Eléonor juste revenue de Saint-Omer, avant qu’elle ne se multiplie en marchant sur Moebius, et surtout comment mettre la main sur le dernier Baron des mohicans, avant qu’il n’appuie sur le bouton « ON » de sa machine à voyager dans le temps ?

Les inventions farfelues, c’est bien pour les poètes, pour Homère, Ulysse, Achille et les autres, mais pour moi et ma petite santé, une pilule de bonheur serait plus utile. Hermine grommelait tout en marchant interminablement sur le chemin maléfique, plongée dans ses pensées coléreuses ; elle trébucha. Étrange chose de trébucher sur le rien. Il n’y avait rien où elle avait avancé le pied et c’est cela qui la fit trébucher. Dans sa chute, elle déchira la bande tordue et partit en vrille à son tour à travers les équations folles de la machine qui grondait, elle tournoya cette éternité éternelle dont parlent les livres, perdit la notion du temps ce qui est la moindre des choses, on la perdrait à moins, et se retrouva assise sur le seuil de sa maison à côté du Baron qui fumait sa pipe, odeur détestable.

Elle le regarda sans comprendre. Derrière lui, dans la maison voisine, elle vit Eléonor s’affairer à ranger les vêtements sortis de sa valise. Le Baron, devant sa figure défaite, partit d’un grand éclat de rire et dit : « alors, on n’a pas bien rigolé ? ».

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