jeudi 10 octobre 2019

Mes climats #5 - Orages méditerrannéens



1.   L’orage de la première personne.

J’achète toujours mon pain à la boulangerie qui fait l’angle du Boulevard et de la petite rue en pente. On le voit sur le plan : le boulevard sépare la colline du centre historique et descend doucement du plateau vers le rond-point du contrebas avant de remonter de l’autre côté de la dépression. Personne ne se souvient du nom officiel du rond-point, probablement un ancien maire de la ville que tout le monde a oublié parce que, pour tout le monde, il s’appelle le rond-point du contrebas, ou plus simplement le Contrebas, tout comme ailleurs il y a une Etoile, un Bois, des Quinconces, et même un Rond-Point du temps où c’était le seul rond-point de la ville. C’était avant et ailleurs.


La petite rue descend abruptement des jardins ouvriers éparpillés sur les hauteurs, et que chacun nomme les jardins de la colline, c’est pourtant facile à retenir.


La boulangerie fabrique et vend le meilleur pain de la ville, sinon de la région. C’est pourquoi c’est là que j’achète mon pain, bien que je sois obligé d’y venir en voiture. Je me gare avant le carrefour, je marche quelques dizaines de mètres jusqu’au magasin faisant ainsi ma gymnastique quotidienne, sans me soucier de mon empreinte carbone. Je n’y peux rien si ailleurs le pain est moins bon et plus cher.


Les premières gouttes sont tombées quand je sortais avec ma baguette sous le bras. Comme j’avais mon béret j’ai rejoint ma voiture sans me presser ; mal m’en a pris. L’orage caché derrière la colline a transformé l’averse rafraîchissante en déluge d’apocalypse en moins de treize secondes. Arrivé à la voiture, le temps de trouver les clés en essayant de rester digne mon pain n’était plus que chiffe molle, le temps de claquer la portière la rue en pente était devenue torrent, le temps de démarrer le boulevard était fleuve de boue.


Face à moi, au Contrebas, l’eau affluait de toute part et un embouteillage se formait déjà derrière trois voitures au moteur noyé. Alors j’ai fait demi-tour à l’aveugle dans la bourrasque, j’ai évité je ne sais comment quelques pierres qui roulaient dans la rue en pente, et j’ai remonté le boulevard dont le terre-plein central émergeait comme une île. Les rambardes manquaient sur une dizaine de mètres, je suis monté sur la possibilité de cette île.


Enfin j’étais en lieu sûr. Alors, tout en mâchouillant ma mie mouillée, j’ai attendu le retour de la canicule.

 

2.   L’orage de la deuxième personne.

Après une matinée passée dans ton jardin à consoler tes plantations assoiffées, depuis que sévissait la canicule, une fois avalé ton frugal déjeuner et fini ta petite sieste avec vue sur la vieille ville en contrebas, tu as bien vu que le temps se couvrait. Le jardin n’aurait plus besoin de toi, c’était le bon moment pour te rafraîchir les idées. Tu as fermé ton abri après y avoir rangé chapeau de paille et tablier de vigneron, tu jardines toujours avec un tablier de vigneron, les aubergines et les panais ne se méfient pas en te voyant, et tu as commencé à descendre tête nue la rue en pente raide vers la ville.


Un petit en-cas à la boulangerie du coin ne te ferait pas de mal, surtout que tes genoux haïssent cette descente-là, et leurs cartilages fatigués.


La pluie devenue violente te ruisselait dans le cou et, au début, elle put calmer la fièvre de chaleur emmagasinée depuis le matin et tous les jours précédents, à laquelle tu ne t’habituais pas malgré tes origines basanées. Il fallait pourtant bien l’entretenir, ce potager hérité de ton père et de ton grand-père, grâce auquel tant de monde avait pu survivre même dans les plus rudes époques. Les jardins ouvriers, disait-on, faisaient la renommée de la ville et la force de ses habitants. Ton jardin, tu l’avais laissé à la merci des éléments, sur le haut de la colline et tu savais que cette fois ce serait bénéfique, monsieur voulait de l’eau, monsieur était servi. En attendant, la pluie de calmante devenait importune, et même indiscrète dans ses infiltrations. La plaisanterie avait assez duré.


La boulangerie n’était plus très loin. Au milieu de la rue, tu marchais dans le lit d’un torrent, tu avais renoncé aux trottoirs défoncés dont tu ne voyais plus les obstacles. En approchant du carrefour tu as obliqué vers la boutique et machinalement tu as regardé vers l’amont, comme pour vérifier si une voiture n’arrivait pas, c’est ce qu’on fait quand on traverse une rue, bien sûr. On peut difficilement imaginer qu’une voiture descende la pente de son plein gré par un temps pareil, mais les réflexes sont les réflexes. Et tu ne sais pas comment, par une détente douloureuse mais magistrale de tes genoux endoloris, tu as évité la grosse pierre qui dévalait vers toi dans le courant.


Tu voulais te rafraîchir et finalement tu as eu chaud.

 

3.   L’orage de la troisième personne.

Il a décidé qu’il passerait par le boulevard. Il ne tenait pas à se retrouver dans les encombrements fréquents du centre historique avec ses rues étroites et sinueuses. Un livreur s’arrête en pleine rue au motif qu’il ne peut se garer, et il faut attendre des plombes qu’il ait monté ses étages sans ascenseur, fait signer le bon, redescendu les escaliers, et fait quelques gestes inélégants vers les impatients du klaxon. Il n’a jamais remarqué qu’il était lui-même livreur et que parfois il s’arrêtait en pleine rue et les étages et le bon et les klaxons ...


Par le boulevard le trajet serait plus long mais plus fluide. Après avoir pris son déjeuner au frais, il est remonté dans la camionnette surchauffée, depuis le temps qu’il réclame une clim il faudrait que le patron se décide, c’est de pire en pire chaque année un de ces quatre un chauffeur prendra un coup de chaud.


La pluie le surprend. Il n’a pas vu le cumulo-nimbus en embuscade derrière la colline aux jardins. Il commence la longue descente du boulevard. La chaussée poussiéreuse vite devenue glissante l’oblige à ralentir. Il déteste ralentir mais les livraisons préfèrent arriver intactes en retard qu’à l’heure mais irrecevables comme lui serine le patron. La prime, c’est : « et intact et à l’heure », et ce n’est pas pour cette fois.


Maintenant il n’y voit plus rien. Les essuie-glaces fatigués ne parviennent pas à évacuer l’eau qui tombe dru à décourager les plus performants des essuie-glaces. Au carrefour de la boulangerie où parfois il s’arrête pour prendre une baguette, la meilleure du pays lui dit sa femme, il doit freiner brutalement pour éviter un malade qui fait demi-tour sans rien regarder, il cale et une grosse pierre entraînée par le courant violent descendu de la rue transversale heurte la caisse déjà bosselée, la camionnette en est tout ébranlée. Pas question de descendre, il y a bien trente centimètres d’eau, il vaut mieux se sortir du carrefour, échapper au déboulé de la ruelle en pente venue des jardins.


Le moteur repart, il commence à rouler en direction du Contrebas mais se trouve bloqué rapidement dans la file de voiture. Là-bas, au rond-point, l’eau arrive à la hauteur des fenêtres des voitures immobilisées. Il aperçoit les occupants tenter d’en sortir sans y parvenir, et personne ne sait jusqu’où l’eau va monter.