mercredi 16 juin 2021

CONFINEMENT . Bien des années plus tard

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Bonjour. Je me présente : je suis Alfredo Tarabucchi, j’ai près de quatre-vingt-dix-huit ans, et toutes mes dents. Il y a bien des années, on m’a demandé de rester chez moi alors que j’étais dans la fleur de l’âge et sans que je n’aie rien demandé à personne. J’habitais alors une mansarde façon baron Haussmann dans ce qui n’était pas encore les ruines de Paris. Comme vous pouvez le constater, mon immeuble est resté debout et je n’en suis pas sorti comme on me l’avait alors demandé. J’attends toujours le contrordre.

Les six étages au-dessous étaient tous constitués de bureaux. Il y avait trois avocats qui occupaient deux étages à eux tous seuls, une société de marketing (je n’ai jamais su à quoi ils pouvaient bien servir dans la société de l’époque sinon à baratiner les naïfs en leur faisant croire qu’ils avaient gagné des dizaines de millions d’euros sans avoir joué, qu’il suffisait de passer une commande pour trois biscuits et un balais à WC, mais bon moi mes WC sont sur le palier je n’ai pas eu besoin d‘eux) sur un étage entier, le premier étage, l’étage noble, et plus haut des officines plus ou moins confidentielles et même un notaire champion du monde des bureaux poussiéreux.

Au fil des mois, des années, les bureaux ont fermé. En fait, les gens sont morts. Un jour, étonné de ne plus voir passer de clients chez les avocats, je suis entré et j’ai vu deux squelettes affalés sur leur bureau, ils étaient là depuis un an. Il y avait aussi un cadavre de secrétaire dans un coin, coquettement habillée à la dernière mode de ce temps-là.

Je me suis douté qu’il en serait de même dans les autres étages. Je suis resté chez moi prudemment pour éviter de mauvaises rencontres ou des soupçons policiers, surtout sans autorisation de sortie dûment tamponnée. Mon petit livreur m’apportait chaque semaine la subsistance convenue et décidée par les autorités. Et un jour il n’est plus venu. Alors j’ai dû sortir, et j’ai découvert l’ampleur du désastre : Paris déserté. Semblable à mon immeuble, mais en plus grand. Haussmann à perte de vue au milieu du silence. Etrangement, il n’y avait aucun dégât, aucune destruction, encore à ce moment-là. Les pigeons allaient et venaient, les merles sifflaient sans retenue, les arbres des avenues s’inondaient de verdure, j’en ai déduit que c’était le début de l’été. J’avais perdu la notion du temps, à force d’attendre on ne sait quoi.

Sans autorisation, j’ai hésité à m’éloigner. J’ai remonté la rue de Courcelles, j’ai fait le tour par l’extérieur du Parc Monceau, les grilles étaient fermées, puis j’ai rejoint ma mansarde un peu à l’écart de la rue La Boétie. J’avais repéré quelques magasins entrouverts sur mon chemin, sans personne, mais dont les congélateurs semblaient encore fonctionner. Après avoir fini mes provisions, ce qui m’a pris quelques semaines, je me suis aventuré dehors une nouvelle fois, à la tombée de la nuit pour être plus tranquille. Et j’ai pu me réapprovisionner confortablement, en faisant plusieurs voyages et en repérant les magasins les mieux équipés pour pouvoir y revenir sans perdre de temps, si l’enfermement devait durer longtemps encore.

J’ai pu vivre ainsi quelques années. Je ne sais pas expliquer pourquoi les congélateurs ont continué à fonctionner si longtemps, certains marchent encore aujourd’hui, ce qui veut dire pas de panne ET du courant électrique. Etonnant, non ? Mais personne, personne, personne, quelle que soit l’heure où je passais, il n’y avait personne dans les échoppes, les superettes, les établissements. J’ai pu m’asseoir en terrasse de certains cafés qui n’étaient pas verrouillés et dont les tables occupaient encore les trottoirs, à regarder passer les oiseaux et le temps. J’avais mes préférés, mais j’ai dû changer quand le tonneau de bière a été vide. J’ai ainsi parcouru tous les bistrots des 8ème et 17ème arrondissements.

Au bout de dix ans, j’ai fini par me sentir à l’étroit dans ma chambre sous les toits. Je me suis résolu à partir en exploration. Mais, vous le savez aussi bien que moi, les immeubles Haussmanniens sont tous soigneusement verrouillés par des codes, des alarmes, des grilles ouvragées, et parfois il y a plusieurs portes successives. Pourquoi me serais-je épuisé à vaincre ces cerbères électriques alors que je pouvais aller et venir à ma guise dans mon immeuble. Il me suffisait donc de changer d’étage, ce qui bien sûr m’imposait de me débarrasser des ossements qui avaient gardé leur position initiale. L’idée ne m’enchantait pas, mais je savais que je respectais l’obligation d’enfermement dont on ne m’avait jamais délivré, et je pressentais que personne ne viendrait me troubler dans ce travail.

J’ai donc organisé un ossuaire digne de ce nom au troisième sous-sol. Sur ces hauteurs du huitième arrondissement qui forment les pentes de l’Etoile, les immeubles avaient en effet trois sous-sols depuis l’origine, je veux dire depuis les travaux du baron, et les niveaux de nappe n’avaient jamais caressé les soubassements. A chaque bureau correspondait une cave, j’ai donc constitué autant de jolies étagères, divisées en autant de personnes concernées, et, à raison d’un squelette par semaine, j’ai pu libérer l’ensemble des étages de leurs occupants silencieux. J’ai tout bien rangé dans les rayons, les plus difficiles ont été les cages thoraciques, mais j’ai trouvé chaque fois la bonne solution.

Et je me suis retrouvé seul habitant d’un immeuble entier, vingt-deux ans exactement après la parution de l’ordre d’enfermement. J’ai d’ailleurs fêté cet événement le jour du vingt-deuxième anniversaire, en ouvrant une bouteille de Château Petrus qui dormait chez un des avocats depuis l’an zéro. Oui, désormais c’est ainsi que je compte, en partant de l’an zéro. Et si je me souviens que j’ai quatre-vingt-dix-huit ans, c’est que j’ai gardé une trace écrite de mon âge à l’an zéro, sinon j’aurais été perdu avec les dates de l’époque.

J’ai eu de la chance. Peu après cet anniversaire, cette crémaillère d’un nouveau genre devrais-je dire, j’ai observé au cours d’une de mes sorties toujours aussi précautionneuses -- après tout enfreindre la règle même après vingt-deux ans de silence pourrait me confronter à un gendarme en colère, les gendarmes en colère surgissent toujours où on les attend le moins et deux par deux en plus -- j’ai observé donc un léger dépérissement de quelques bâtiments, ceux en béton en particulier. Pas grand-chose, certes, mais cette sorte d’écaillement (ou écaillage, comment dites-vous maintenant ?) qui, ici ou là, le long des arêtes ou sous les balcons, laissent entrevoir les armatures et la rouille qui les gagne.

Au cours des années qui suivirent, le phénomène s’est amplifié, et j’ai dû devenir prudent pour ne pas me prendre un morceau sur la tête, surtout à partir du moment où ce sont les pierres de taille du banc royal qui ont commencé, faute d’entretien, à se disjoindre. Il a peu à peu fallu que je marche au milieu des rues. Parfois une façade entière tombait et je devais anticiper. Pour une raison que j’ignore, je ne suis pas assez au fait de ces choses de la construction, mon immeuble comme ceux alentour sont encore debout et, dirait-on, encore habitables. Le mien en tout cas.

Je dis bien MON immeuble, dont par le fait trentenaire encore en usage dans nos campagnes je suis devenu propriétaire de plein droit pour le restant de mes jours, sans héritier, puisque qu’il n’y a plus personne en ce monde, hormis vous qui venez me rendre visite pour la première fois.

Mais vous ne m’avez pas dit votre nom, ni d’où vous sortez ? J’entends mal, parlez plus fort !

Ah, oui, docteur Raoult, psychiatre ! Bonsoir Docteur. Je vous laisse, il faut que je trouve à manger et mon potager du parc Monceau n’attend pas.

 7 mai 2020