La Joconde. Justement, c’est le cadeau qu’ils m'ont
offert. L’exemplaire original de la Joconde récupéré dans les réserves secrètes
du Musée ; bien entendu en salle il n’y a qu’une copie habilement troussée mais
comment le remarquer derrière la forêt de selfies. Je l’ai installé dans ma
cave, à proximité de mes outils de travail et elle me regarde de son air
narquois, cet air qu’elle a eu chaque fois que nous nous sommes croisés dans le
passé.
Car nous nous sommes croisés souvent. Elle me connaît
bien, Lisa, ma petite Gioconda. C’est moi qui la conduisais discrètement chez
mon ami Leonardo pour se faire tirer le portrait, pendant des mois et des mois.
Nous en avons eu, des conversations, assis côte à côte sur le banc de la
carriole que la mule tirait sans que je m’en préoccupe, elle connaissait le
chemin. Alors vous pensez bien que nous n’allions pas renoncer à nos rencontres
sous prétexte de fuite chez le roi François, et de fin de vie au Clos Lucé pour
l’un, au Louvre pour l’autre.
Pourquoi diable n’ai-je pas tenté de me la garder, au
début. Plus personne ne s’y intéressait, elle traînait dans un coin, à Tours, à
Amboise, à Chambord parfois, j’aurais dû m’en saisir à ce moment-là, personne
n’aurait rien remarqué. Cinq-cents ans plus tard, en la retrouvant par hasard
dans un grenier des experts se seraient entre-tués pour démontrer que non ce
n’était pas de Leonardo, mais que si bon sang mais c’est bien sûr de Leonardo mais
vous n’y pensez pas mais regardez ce sfumato et ce paysage métaphorique et ce
sourire indéfinissable mais non mais si et le coup de feu est parti.
Justement le sourire. J’en ris sous cape. Oui, c’est
plus élégant de dire je ris sous cape que je me marre. La vérité est que je me
marre. Elle me l’a expliqué, le secret de son sourire. Mais pour qui me
prenez-vous, je ne vais pas trahir un si joli secret, surtout venant de la
Gioconda, épouse de Monsieur Giocondo, que personne n’avait su séduire avant
qu’il reçoive en pleine figure un échantillon très réussi de ce sourire comment
dis-tu déjà, indéfinissable.
Puis ma Lisa a commencé à intéresser les gens. Les
Rois, les aristos, les connoisseurs comme on dit là-bas, et nos chemins se sont
séparés. Mes tentatives de réincarnations successives ne me permettaient pas
souvent de m’approcher d’elle mais je sentais bien, au fond, qu’elle en
souffrait autant que moi, de ne pouvoir me guider et de ne pouvoir me parler.
Nous eûmes quelques coups de chance. Une fois, j’ai été un chien de chasse au
service de Henri III, et j’ai pu fureter dans le salon où elle pendouillait à
quelque clou. Ce furent quelques semaines d’intimité, personne ne venait là et
je ne m’absentais que pour une chasse de temps à autre. J’étais si mauvais
chasseur qu’on ne m’appelait qu’en cas de défaillance d’un collègue.
Beaucoup plus tard, j’ai trouvé un poste de gardien au
Louvre. Je ne sais plus très bien les dates, entre les deux guerres mondiales
peut-être. J’étais déjà vieux et abîmé par les tranchées mais elle m’a reconnu
tout de suite quand je suis entré dans la salle. Deux-cent cinquante ans qu’on
ne s’était vus et moi ma mâchoire arrachée. Pourtant, je l’ai remarqué
aussitôt, son sourire s’est élargi en me voyant mais je lui ai fait signe de se
reprendre, de ne pas manquer à son contrat d’origine : énigmatique,
indéfinissable, esquissé, imperceptible, incertain, ambigu, tant que tu
pourras, tant que tu voudras, et tout à la fois même tant qu’à faire, mais
joyeux, non, jamais, sous peine de résiliation instantanée.
Nous avons repris notre conversation comme si de rien
n’était, en laissant passer les passants encore peu attentifs, à moi forcément
tu penses gardien défiguré, à elle aussi finalement pas encore très connue
sinon par les espécialistes de l’espécialité. Elle en concevait un complexe, le
complexe de Mona Lisa. Toute la littérature de la psychanalyse s’épanche
longuement et savamment sur ce complexe qui est à l’origine de tous les
troubles de la personnalité soignés par des millions de psychanalystes richissimes
depuis, et ceux qui disent n’en avoir jamais entendu parler n’ont tout
simplement pas lus les bons livres, en vente dans toutes les librairies encore
ouvertes.
Je suis bien au courant de ces choses, nous en avons
tant parlé avec Lisa. Mais je le lui ai promis, je ne révélerai pas non plus le
secret de son complexe, qu’elle s’efforce depuis si longtemps de cacher
derrière le secret de son sourire, avec succès et je l’admire pour cela.
Aujourd’hui, elle n’a plus besoin de se cacher, son
complexe a disparu. Elle a entrepris sans me demander mon avis et je lui en
veux, une action marketing de la plus grande audace. Elle savait que je
l’aurais désapprouvée, alors elle ne m’a rien dit. L’affaire a failli tourner
mal pour moi et d’ailleurs j’y ai perdu mon travail, mais j’ai échappé à
l’accusation de complicité, pour ne pas dire du vol proprement. Car voilà, elle
s’est organisée pour se faire voler une nuit, et le matin, envolée, disparue,
juste le cadre vide qui m’a sauté à la figure quand j’ai pris mon poste. Juste
un matin où j’avais une histoire toute personnelle à lui raconter.
Sa petite célébrité naissante a bien entendu explosé.
Je me suis retrouvé sous le feu des projecteurs, et ma défense n’a pas été
facile. On avait bien remarqué, sans vraiment s’en formaliser, notre proximité
pour ne pas dire notre intimité. J’ai été perquisitionné, mes amis l’ont été,
mon train de vie fouillé, mon passé décortiqué (il n’ont pas retrouvé ma trace
de quand j’étais le chien de Henri III). Ils n’ont d’ailleurs rien retrouvé du
tout puisqu’il n’y avait rien à trouver et que j’étais le plus effondré de
tous. La trahison de la belle, nos discussions évanouies, et ma fin de vie de
chômeur.
Depuis tout est devenu difficile. Son opération
Tonnerre a réussi au-delà de ses espérances les plus folles et elle est devenue
le tableau le plus célèbre du monde. Non, justement, pas la femme la plus
célèbre, mais le tableau le plus célèbre. La voilà désormais prise au piège de
la gloire factice. Pendant longtemps, ce furent des groupes de japonais qui la
cernaient, la regardaient et écoutaient le guide s’égosiller, à l’ancienne
pourrais-je presque écrire. Ils prenaient des photos, sans flash
Madame-Monsieur, sans flash, sinon je confisque la pellicule. Mais tout s’est
aggravé avec l’arrivée des téléphones et des chinois, des perches à selfies, et
de cette manie non plus de venir voir un tableau même pour quelques secondes,
mais de se montrer devant lui à la terre entière. La terre entière qui défile
pour se montrer devant un tableau à la terre entière.
Mona Lisa l’a bien compris : elle n’y survivra pas.
Alors un jour où je m’étais déguisé en terre entière avec une perche à selfie,
j’ai pu approcher mon téléphone au plus près du rideau électronique de
protection avec le téléobjectif réglé au maximum et elle a bougé les lèvres
sans perdre son sourire pour m’appeler au secours.
J’ai compris le message. Une force surhumaine m’a
entraîné, toutes les semaines qui ont suivi, dans les dédales de
l’administration du Louvre et m’a donné la capacité de surmonter toutes les
inerties, incompréhensions, ricanements, jusqu’à obtenir, cette veille du 25 décembre, que ce soit une
reproduction inerte mais habile que l’on expose, et que ma chère Lisa me soit
rendue au fin fond d’une réserve bien ensevelie, dont j’ai été nommé le gardien
à vie, je veux dire, à vie du tableau.