Pourquoi est-ce
si difficile à dire, à le dire à la cantonade, aux amis, à le proclamer urbi et
orbi, et même à le chuchoter au coin d’un sous-bois où l’on sera seul à
l’entendre ? Voilà la question véritable, on n’est pas disposé soi-même à
entendre cela. Pourtant il va bien falloir, si je veux ensuite comprendre
comment la chose est arrivée.
Voilà. Je n’aime
pas les édifices religieux. Je n’ai pas de chance, j’aurais pu avoir une
aversion pour les statues équestres de Du Guesclin, ou pour l’aile droite du
château de Versailles. Ces monuments sont assez faciles à éviter. Mais les
églises, les temples, les cathédrales, les stupas, les monastères, depuis l’antiquité
jusqu’à nos jours, depuis le désert de Gobi jusqu’au Machu-Picchu, on en a
construit partout, à tous les coins de rue, au sommet des montagnes, et même
flottant sur les lacs.
Voyager est
devenu un calvaire ; tiens, justement, en Bretagne, les calvaires … Jusqu’à
Bouddha qui surgit au milieu des jungles avec son petit sourire pervers.
L’affaire avait
pourtant bien commencé. Mon éducation très attentive avait permis à mes parents
de m’expliquer ce qu’on voyait sur les vitraux, les statues, les peintures, et
j’aimais ce dialogue avec les artisans d’autrefois qui se construisait à
travers les détails de leur travail. La dentelle des flèches, l’ingéniosité des
arcs-boutants, des pilastres et des croisées d’ogives. J’aimais, au détour
d’une route oubliée, découvrir une chapelle minuscule qui avait patienté dix
siècles avant notre rencontre. J’aimais parcourir les chemins caillouteux de
Naxos ou du Péloponnèse pour dénicher la petite construction blanche et ronde
où dormait à la lumière de deux bougies une icône vénérable et précieuse qui se
gardait bien toute seule. Il fallait parfois errer plusieurs heures pour
aboutir.
Bien sûr, chaque
voyage en Italie rassemblait sa moisson de merveilles gigantesques, et les
peintures qu’elles recélaient étaient signées Titien, Raphaël, Caravage,
Giotto, excusez du peu. Puis au retour, tous les chemins ramènent à Paris comme
ils mènent à Rome, on passe en levant la tête sans se découvrir devant la plus
belle cathédrale du monde. Ne protestez pas, s’il en était une plus belle,
Victor Hugo l’aurait choisie pour son roman.
Elle est la plus
belle cathédrale du monde et le parisien que je suis, puisqu’il faut bien être
d’ici ou de là, ne rougit pas de son parisianisme. Plus que toute autre
cathédrale sans doute, elle a déjoué son destin de monument religieux et les
manœuvres qu’on devine dans tous les édifices de cette nature et c’est pourquoi
je ne m’y découvre pas.
Le premier grain
de sable est apparu à Fatima, le premier soupçon. Forcément, il ne pouvait y
avoir d’apparition que là-bas. On fait tout un plat de cette destination
portugaise et, vadrouillant parmi les monts et forêts de ce beau pays dans une
avant-saison pluvieuse, j’ai détourné ma route pour aller voir l’endroit.
L’envers, aurais-je dû écrire.
Désert. Trop de
pluie froide. Une sorte d’énorme kouglof façon étouffe-chrétien planté au fond
d’une esplanade triangulaire, goudronnée, immense, silencieuse. Une apparition
de cauchemar où l’œil, pour échapper à la pâtisserie, ne pouvait que suivre à
droite et à gauche les lignes convergentes des boutiques à pèlerins, fermées
pour cause d’absence. Je me suis enfui pour me réchauffer à la vue des embruns
glacés de l’Atlantique, dont les éclaboussures et les falaises m’ont paru plus
chaleureuses.
Ainsi la conjonction
du printemps pluvieux et de l’enflure architecturale dévoilent ce mystère que
la vie éternelle n’est qu’une escroquerie d’autant plus efficace qu’on aimerait
tant y croire. Encore faut-il le dire avec art et manière. Il n’y a personne
sur l’esplanade, alors on ne se cache plus et le mystère tombe en eau de boudin
dans les rigoles sanitaires.
J’ai bien entendu
depuis soigneusement évité Lourdes où je n’étais jamais allé auparavant. Comme
j’aime bien tout vérifier, je me suis malgré tout poussé vers des lieux de
pèlerinage dont on m’avait vanté la beauté, la ferveur, la fréquentation. Là où
l’envers disparaît derrière l’endroit. Du monde à l’intérieur, de l’activité,
du beau temps, de la prière et des bâtisses autrement mieux tournées et
patinées par des siècles de vénération. A chaque fois, à chaque tentative, à
chaque dieu ou saint homme, christ ou bouddha ou prophète ou déesse ou vierge,
rivière et vache sacrées, montagne magique ou vallée des dieux, à chaque fois,
à chaque tentative, le grain de sable a rempli son office et je voyais la mise
en scène, la ficelle du magicien, le double fond du chapeau. Je ne voyais que
cela et toute la beauté du site se dispersait en accessoires à mensonges. Comme
à Fatima les mécanismes me crevaient les yeux de toute leur nudité.
Alors, impossible
de vibrer à Santiago de Compostella, à Saint-Antoine de Padoue, à Saint-Pierre
de Rome, et pour aller chercher d’autres esprits, à la pagode Shwedagon, à
Bénarès, à Pagan et à Corcovado, aux grandes Mosquées de Machhad et de Qom et,
sacrilège ultime, aux temples enchevêtrés de Jérusalem.
Ces hauts lieux
de pèlerinage ne sont pas si nombreux, au fond. On peut encore réussir à les
éviter, à les contourner. J’ai cru un temps qu’il en serait ainsi. Mais la
Birmanie a détruit ce qui me restait d’illusion. Le bouddhisme qu’on imagine
bienveillant s’insinue partout, dans la moindre ruelle, dans le moindre temple,
et le plus modeste bouddha du fin fond du plus pauvre des villages voit défiler
chaque jour sa litanie de pèlerins comme une miniature de ce qui se passe à
Mandalay ou à Yangon dans un décorum infiniment plus somptueux et plus kitsch.
Débarrassé des oripeaux du christianisme qui habillent encore le cerveau et
voilent un peu la face, j’ai compris que de Bouddha en Stupa en passant par la
merveilleuse Pagan, tout n’était qu’obéissance.
Alors je suis
revenu à Paris. Je l’ai dit, on revient toujours à Paris. Et je suis allé
rendre visite à la vieille dame avec le regard du birman fraîchement débarqué.
Qu’elle se tienne à carreau désormais, je ne suis pas dupe, j’ai tout compris
et aucun monument religieux ne me fera de l’œil. Gardez vos manipulation pour
les crédules qui vous restent, il y a encore un peu de chair à canon qui ont si
peur de mourir pour de bon qu’ils vont croire ce que vous voudrez qu’ils
croient et vous obéiront derechef, le plus souvent pour le pire.
La vieille dame
avait une drôle de tête. Elle avait pris un coup de chaud. Mais elle gardait
son maintient et sa dignité, et, voyant qu’une fois de plus je ne me découvrais
pas devant elle, elle me chuchota : « ils croient tous se servir de moi pour
leurs petites affaires. En réalité, sous prétexte de dieu, je les commande tous
». Comme elle n’avait plus son chapeau pointu, elle éternua et une gargouille
tomba. Puis elle se tut pour les huit prochains siècles.
Boulogne, 25
septembre 2018
Modifié et complété 23 avril 2019