mardi 28 mai 2019

"ELLE"



   « ELLE »


C’était une drôle de soirée. La copine et néanmoins collègue voulait absolument aller manger dans ce restau ; certes il suffisait de traverser le boulevard en sortant du cinéma mais elle, elle aurait préféré rentrer directement. Demain il y avait cours, et sa tranche de poisson pané qui l’attendait aurait largement suffi à son appétit et à son budget. Mais rien à faire, la copine était un bulldozer, un bouteur en bon français des travaux publics, et en sortant du cinéma elles sont allées toutes deux s’installer dans la brasserie encore un peu branchée à l’époque.

Les tables y sont disposées dans des alvéoles ce qui donne un peu d’intimité. Quatre personnes y tiennent facilement mais à deux c’est encore mieux on peut laisser traîner les sacs à main. Les plats tardent et elles parlent du film, enfin c’est surtout la copine qui pérore sur tout et sur rien, très savante et péremptoire sur les mouvements de caméra et le profil des acteurs. Elle, elle sent la fatigue et ne sait trop que répondre alors elle écoute vaguement, ce qui ne dérange pas la copine qui continue.

Elle, elle observe machinalement les allées et venues des clients, des couples pour la plupart, sans doute sortis d’un des cinémas d’en face, ou peut-être riverains venus dîner en voisins. Ces deux garçons qui viennent d’entrer, par exemple, semblent des habitués. Elle croit reconnaitre l’un d’eux qu’elle a croisé ailleurs mais elle ne sait plus trop où. Une expo d’un ami mais je ne suis pas sûre. Il lui fait un petit signe, c’est bien lui, elle se trompe rarement elle est très physionomiste. Ils s’installent à leur table, la vague connaissance et le garçon inconnu qui l’accompagne, vite il faut ranger les sacs.

Les plats arrivent, omelette frites, steak tartare salade, ce qui reste sage pour le banquier caché sous le chéquier. La copine volubile tient toujours le crachoir, visiblement à destination du garçon inconnu, avec une véhémence accrue. Elle, elle observe qu’il se passe soudain quelque chose à côté d’elle, entre ces deux là. Elle évite les regards de la vague connaissance, elle est fatiguée et n’aime pas ces prolongations imprévues. Le temps de boire deux bières pour les garçons, et pour les deux collègues de finir leur en-cas, et les voilà dehors. Le garçon inconnu a une voiture, justement, et il propose un dernier verre chez lui. Il faut bien accepter de suivre tout le monde, il n’y a plus de métro. La copine est aux anges ; elle, elle est plus circonspecte.

Pendant le trajet, le conducteur inconnu mais entreprenant prévient les passagers : attention, j’ai un ami chez moi qui dort, il ne faudra pas faire de bruit. Sous-entendu, il n’y aura pas de place pour tout le monde et il faudra se serrer un peu. La traversée de Paris est vite bouclée et on monte, à l’étroit dans l’ascenseur haussmannien, au cinquième étage. Se serrer oui, mais pas trop, l’appartement est immense et l’ami qui dort est bien à l’écart. On prend le dernier verre et on bavarde.

Bien entendu, la copine finira la nuit avec le conducteur. Elle, elle fera de son mieux dans son coin et la vague connaissance se repliera en bon ordre. Quant à l’ami dormeur, il se réveillera quand les deux copines seront parties donner leurs cours. Il faudra qu’il attende une interminable quinzaine de jours pour la voir, elle, la retrouver, elle, dont il avait entendu la voix dans son sommeil.


dimanche 26 mai 2019

MES LIEUX COMMUNS


Lieu commun numéro 1 - Temps

Il était une fois le néant. Enfin, le néant, je ne sais pas, je n’en suis pas sûr, je n’y étais pas. Forcément, je ne pouvais pas y être sinon ce n’aurait pas été le néant. Quoique.

Mais n’insiste pas, je n’y étais pas je m’en souviendrais. Je me souviens toujours de rien quand il faut s’en souvenir, alors le néant, c’est facile. Treize virgule sept milliards d’années, ce n’est pas si loin après tout. Loin, j’ai écrit loin, je n’ai pas écrit longtemps, mais loin. A cet endroit là il y avait un mur, il y a un mur, car il existe encore et j’ai bien peur qu’il existe bien longtemps après que je sois moi aussi devenu le néant que je suis peut-être déjà. On le nomme le mur de Planck, ce n’est pas une blague et d’ailleurs Planck s’écrit Planck et pas autrement. Je ne connais aucun maçon de ce nom là mais c’est ainsi qu’on le nomme et il est non seulement éternel et infini, mais également infranchissable.

Le rêve fou de tout maçon sachant maçonner.

Pourtant c’est faux. J’en connais un qui a su le franchir. C'est le temps. Il s’est éloigné un peu plus et il s’est remonté lui-même. Il est tombé de l’autre côté et il est mort. Le mur de Planck est un assassin, il a tué le temps.

Lieu commun numéro 2 - Mot

Le plus gros dictionnaire du monde est celui qui n’a jamais eu le dernier mot.

Lieu commun numéro 3 - Compromis

Pendant la réunion de négociation salariale, le délégué voulait absolument que je montasse sur mes grands chevaux. J’ai bien été obligé de lui avouer que je n’avais qu’un petit poney peiné.

Lieu commun numéro 4 - Esprit

La ferme du Poitou où vivent le coq et la pendule de la chanson est une bâtisse très ancienne qui remonte sans doute aux temps lointains où parfois surgissaient du sud profond quelques bandes venues d’au-delà des monts, des bandes de Maures. Ce n’est pas un hasard qu’elle soit au lieu-dit La Sarrasinière. Les autorités de l’époque on su mettre bon ordre à tout cela, on a même prétendu qu’une bataille avait eu lieu dans les parages.

Rien de certain cependant, sinon pour la glorification posthume du grand-père de Charlemagne et de la Troisième République réunis : les bandes s’évanouissaient dans la nature dès qu’un heaume dépassait des fourrés, solubles dans le décor, ce qui me donne un petit quelque chose de berbère.

Depuis ce temps là, chacun dans la ferme a son esprit bien à lui. La vieille tante a l’esprit de l’armoire, pas question de l’ouvrir sans faire grincer la porte qu’elle seule ouvre en silence. Le chef de famille fait le tour des chais pour surveiller l’esprit de vin. L’esprit de la grande table de la salle à manger encercle la maîtresse des lieux quand s’y pressent les maquignons affamés les jours de foire. Et moi je reste tranquille à l’étage, personne ne vient, car j’ai l’esprit de l’escalier.

Lieu commun numéro 5 - Poules

Ce n’est jamais très agréable de vouloir se coucher avec les poules pour faire la sieste. Elles s’ébrouent, caquètent, sautillent, et franchement l’odeur n’est pas ma tasse de thé. J’ai trouvé une solution pour qu’elles me laissent tranquille : je les étonne en leur posant un lapin.

Lieu commun numéro 6 - Chute

C’était à la fin de ma dernière histoire. Je l’avais sortie du fond du puits où elle allait se noyer ; je l’avais attrapée par la main mais toute mouillée elle glissait alors pour éviter de perdre ma chute j’ai dû la tirer par les cheveux. Elle a hurlé de douleur et il a fallu que je lui explique que c’était le seul moyen pour qu’elle ne finisse pas en queue de poisson.

Lieu commun numéro 7 - Intempérie

J’ai eu beau froncer les sourcils, injurier le ciel et courir comme un dératé dans les couloirs du vieux manoir plein d’armures rouillées, je n’ai jamais réussi à faire la pluie et le beau temps. J’ai juste fait tomber des hallebardes.

Mais où est donc Ornicar ?

Je vois bien où tu veux en venir, avec ta question. Si tu crois que je vais te lâcher le morceau, tu te trompes lourdement, tu te trompes grave comme diront nos arrière-arrière-arrière-petits-enfants mais en aurons-nous seulement, de tels descendants avant que ne survienne la fin du monde ? Je ne suis pas monté à Paris depuis ma terre normande pour trahir des secrets qu’on ne m’a pas confiés, contrairement à ce que tu crois.

En vérité je te le dis parce que je ne me prends pas pour n’importe qui, je ne sais rien de cet Ornicar dont on t’a fait croire que c’était mon ami grammatical et je pense même qu’il n’existe pas encore à l’instar des descendants. Nous sommes, toi-z-et moi, de vieux français, nous conjuguons et nous déclinons tant bien que mal, nous en perdons peu à peu notre latin et les théoriciens austères et patriarcaux de l’âge classique qui viendront régenter notre parler si souple et joyeux ne sont pas encore nés.

Tu vois trop loin dans l’avenir, mon cher questionnement, et n’ont de sens que les réponses que l’on connaît déjà, non point celles sans tête ni queue aux questions sans queue ni tête comme dirait cet autre ectoplasme, et où ni mais or car donc.

Lieu commun numéro 9 – Baccalauréat

Comme chaque année, l’organisation de la diffusion des sujets du bac avait fait l’objet des plus grandes précautions. Dame, 5218 étoiles à approvisionner en même temps, à raison de dix-huit millions de centres d’examen par étoile en moyenne approximative, sans qu’il y ait la moindre fuite, il en fallait, de l’habileté, de la préparation, de l’organisation, de la compétence et du verrouillage, sans parler des délais.

C’est bien simple, compte-tenu de la vitesse de la lumière et des décalages horaires, pour que l’étoile la plus éloignée soit servie en même temps qu’ici, il avait fallu lui envoyer la cyber-enveloppe cryptée en juin 2017.

Elle contenait le sujet suivant : « une œuvre d’art doit-elle avoir du sens ? »