mercredi 24 février 2021

L'AYATOLLAH de NEAUPHLE-le-CHÂTEAU


Voilà, monsieur le Commissaire. Comme vous avez pu le noter car vos enquêteurs ont bien fait leur travail, j’ai passé quelques mois à Neauphle-le-Château dans les tous premiers temps de ma vie professionnelle. C’est là en effet que se trouvaient les locaux de l’agence régionale de l’entreprise qui avait pris le risque de m’embaucher comme ingénieur de tout et de rien, ce qu’on désigne par le titre ronflant d’ingénieur généraliste.

A ma décharge, puisque je vous confirme que je suis innocent -- je ne sais pas de quoi vous me soupçonnez mais je vous confirme quand même mon innocence -- à ma décharge donc, ma période de présence dans cette bonne bourgade francilienne et yvelinesque s’est déroulée très longtemps avant le passage de l’individu sournois et enturbanné dont vous m’avez parlé. Je vous précise que j’ai déjà du mal à imaginer de quoi demain sera fait, alors penser que je serais capable d’ourdir un complot international à Neauphle-le-Château sept ans à l’avance, c’est vraiment me flatter. Même six ans, tenez, puisque j’ai définitivement quitté Neauphle en 1972 pour de nouvelles aventures dans les sous-sols de Vienne, oui, c’est cela, sur les lieux mêmes du tournage du troisième homme, bien que je n’aie jamais pu rencontrer Orson.

Bon, je vois bien où vous voulez en venir. Après l’épisode viennois, où couvait déjà le soupçon d’espionnage, j’ai trouvé bon de partir, ou plutôt mon employeur préféré a trouvé bon de m’envoyer (dans le but de m’éloigner des services centraux où mon activité syndicale faisait froncer quelques sourcils, complots complots vous dis-je), devinez où, mais vous le savez déjà, en Perse. Oui, je dis Perse, ce grand pays a une histoire et seul le mot Perse en rend compte, ce que tout grec de ce nom aimerait oublier.

Alors je comprends bien que cela vous mette la puce à l’oreille. Vous avez certainement remarqué dans mon dossier que je suis rentré définitivement de là-bas en février 1978, c’est-à-dire il y a un peu plus d’un an maintenant, le monsieur de Neauphle n’y avait pas encore débarqué avec son petit matériel, et son altesse Shah-in-shah sévissait encore et tentait en lâchant de plus en plus de lest de se rallier une population de plus en plus lasse. L’homme au turban a attendu encore un an après mon retour au pays, ce qui nous amène à la semaine dernière.

Ce qu’il adviendra de ce beau pays qui m’a tout appris de la vie, je suis bien incapable de vous le prédire et j’en suis bien marri.

En ce temps-là, je menais ma barque à travers les déserts et les montagnes, organisant le va-et-vient des machines et les affectations de personnel, négociant les conditions de fonctionnement avec les autorités du coin, américains du pétrole, cheikh de village, gouverneurs de cités, potentats locaux et clients impatients, rédigeant des rapports à destination de la filiale de Téhéran qui elle-même devait rendre des comptes à la maison-mère à Paris, et réglant les litiges, disputes et incidents entre expatriés de passage dans ce fin fond torride des bords du Golfe Persique.

De quoi m’occuper assez pour m’empêcher de voir que tout ce beau monde était en pleine liquéfaction et que les vrais sujets étaient bien loin du guidon où je pédalais.

Monsieur le commissaire, j’avoue. Oui, j’avoue. Mais comprenez-moi bien, j’avoue exclusivement ce que je dois avouer et que vous auriez dû me reprocher dès le début, au lieu de me soupçonner d’avoir fomenté je ne sais quelle révolution sous prétexte de faisceau de coïncidences. Je vous l’avoue spontanément et je vous demande de bien le noter sur votre rapport : je n’ai rien vu de ce qui se passait autour de moi en Iran pendant les trois années que j’y ai passées, et je n’ai connu le nom de l’Ayatollah Khomeiny qu’à mon retour définitif à Paris, loin de Neauphle-le-Château.

Et je n’en suis pas fier.    


 

 

lundi 22 février 2021

MONOLOGUE de THEO-DORA

Voilà qu’il m’appelle sa Dora maintenant. Sûr que bavarder pendant sept mois crée de l’intimité. Mais j’y tiens, à mon dieu de préfixe, il me relie à la grande histoire. Je ne vais pas non plus en faire tout un plat. Mais de quoi avons-nous pu parler tout ce temps ? Je me souviens que nous n’avons pas arrêté, comme si après notre rencontre nous avions l’un comme l’autre un besoin violent de cracher notre vie, comme si nous nous étions reconnus comme réceptacle réciproque.

 Si quelque dieu avait mis en forme tout ce que nous avons créé en vibrations d’air, il y aurait maintenant sept univers supplémentaires, un par mois de parlottes, un par an de vie commune. Ils existent peut-être vraiment désormais, ces univers avec leurs 13 milliards d’années d’âge, treize virgule sept pour être précis bien qu’on ne soit plus à sept-cent millions près après sept mois immobile sur ma chaise capitonnée, après sept ans à s’affronter.

Heureusement qu’elle était capitonnée, je n’ose imaginer les univers d’angles aigus que nous aurions ajoutés dans nos discours si la chaise avait été raide, angles aigus qu’il aurait placés sur sa toile alors qu’elle est déjà un peu tordue à mon goût. Rien que ce chapeau ridicule dont il m’a affublée alors que je ne l’ai porté à aucun moment de ces longs mois à se découvrir.

Mais je l’avais en effet quand il m’a séduite de son regard de braise il y a sept ans, et il me l’a posé au sommet du crâne en souvenir de ce moment déjà lointain, en supposant qu’il s’agit bien du sommet de mon crâne ; avec lui on ne sait jamais et c’est ce que j’aime en lui, qui on est, où on est, où on va, qui on devient, ce qu’il voit, ce qu’il aime. Lui sait pourtant exactement de quoi il retourne mais il ne répondra pas si on lui pose la question. Regarde le tableau, grommellera-t-il sans doute dans ses bons jours.

Il est l’incarnation du principe d’incertitude d’Heisenberg et je me demande qui l’a formulé le mieux, l’allemand avec ses formules ou l’espagnol sur ses toiles.

Je m’en souviens très bien, de ces séances de pose, et de celle-ci en particulier où justement il m’a bassiné avec cette histoire de vitesse et de position. Voilà ce qu’il cherchait, à les faire voir simultanément dans son ouvrage, quand l’autre prétendait que c’était impossible. A ce compte-là, toutes les grandes idées du XXème siècle, les bonnes, parce qu’il n’y a pas eu que de bonnes idées dans mon siècle, toutes les idées viendraient de Pablo. Moi je ne dis rien, j’ai déjà du mal à suivre et pourtant je sais que je fais de la bonne photographie et qu’un jour viendra où je ne serai plus seulement ce modèle qui pleure. Alors je laisse les particules élémentaires se placer et se déplacer avec toutes les incertitudes qui leur plaisent, du moment que je reste assise sur mon capiton.

Voici que moi, minuscule particule amoureuse, il m’a agrandie de toutes mes coutures, il a superposé mes poses, il a immobilisé mes trajectoires sans les figer et sur l’écran secret de son atelier intérieur, il a projeté ma vie entière aux yeux de tous quand je me croyais impassible. C’est en parlant qu’il m’a retournée et, taureau incandescent, qu’il m’a mise à nu, tout habillée que j’étais.