Une aventure industrielle - Seconde partie
2. Ce brave Monsieur Houagaine.
Petit-fils du fondateur de la Compagnie, c’était lui le dernier arrivé à la réunion avant que commence la philippique du Président. Il était né l’année de la fondation de la Compagnie par son grand-père pour construire et vendre cette sorte de carriole que souhaitaient alors les dirigeants du pays. Lourde et inconfortable, personne n’aurait misé un kopeck sur son avenir qui dépassa les espérances les plus folles. Au début, ce fut au prix de compromissions peu reluisantes, que son grand-père ne put faire oublier une fois l’apocalypse terminée, et après sa mort au prix d’un patient travail d’image mis en scène par son père qui permit de faire croire à la robustesse de l’engin.
Une bonne fée veillait. Par l’ingénieuse comparaison avec un insecte, la carriole était devenue sympathique. Puis, son insecte devenant vieux malgré les multiples rafistolages, le père avait senti que l’évolution allait être plus forte que toutes les fées bienveillantes, et qu’il fallait passer de la carriole au véhicule, un travail pour son fils. Il transmit le flambeau : mon fils sera administrateur à vie, avait-il imposé aux financiers gourmands.
Le
voici sur ce fauteuil près de la porte, où depuis toujours il s’assied
en dernier, comme pour donner le signal de la séance. Après un temps de
méfiance, on l’a trouvé inoffensif. Comme il ne cherchait jamais à se
pousser en avant, il inspirait confiance à tout le monde. C’est ainsi
qu’il est arrivé à la tête du Département des Projets et de la
Conception, essentiel mais voie de garage pour les carrières à rayer le
parquet. Sans être vraiment technicien lui-même, il n’avait pas son
pareil pour faire fonctionner ensemble des équipes aux objectifs
divergents, comme les concepteurs puristes et les commerciaux
terre-à-terre. On dit de lui qu’il est l’inventeur de ce nouveau modèle
qui triomphe sur les marchés depuis tant d’années. Voilà ce qu’il
rumine, assis en bout de table près de la porte, en écoutant le
Président.
Il
était vaguement inquiet depuis deux ou trois ans. A chaque durcissement
des normes, ses équipes réussissaient les contrôles bien mieux que la
concurrence, avec des résultats qui lui faisaient douter de la justesse
des principes de la thermodynamique. Il se disait bien qu’il devrait se
replonger dans l’odeur des ateliers comme au bon vieux temps, mais il a
maintenant plus de soixante-quinze ans et il n’était pas certain de
comprendre, il a trop laissé les électroniciens prendre le pouvoir. Le
scandale étalé dans la presse ne l’a pas touché tant il était incapable
d’accéder à l’idée de triche, des histoires de journalistes se
disait-il. C’est l’incroyable colère du Président qui emporta sa
résistance désespérée face à la vérité insoutenable et le força à voir.
Le monde se déroba sous lui.
Ce n’est pas que l’on se soit fait prendre qui le bouleversa, mais que l’on ait triché.
Que
ses équipes qu’il choyait tant aient pu fonctionner dans son dos,
qu’elles aient jeté aux orties ce en quoi il croit : effacer les
compromissions du père et du grand-père, expier le péché originel, créer
un bien utile à son pays, à ses concitoyens, et tant qu’à faire, bien
le vendre. Il lui faut sauver ce qui peut l’être de ce rêve détruit. Il
lui faut, tel un christ de cambouis, prendre sur lui la faute de ses
hommes. Ainsi la Carriole pourrait repartir saine et sauve, une fois
désigné et extrait le ver du fruit. Il sera ce ver. Quand le Président
demanda qui voulait démissionner, il n’eut pas besoin de réfléchir.
Il
fut le coupable idéal. La presse et la justice s’acharnèrent sur lui,
sa femme le quitta, ses enfants le renièrent, et il est aujourd’hui le
clochard le plus célèbre de Berlin. Quant à la Carriole Pour Tous, le
sacrifice ne la sauva pas. Ils continuèrent à tricher ne sachant plus
faire autrement, plus personne ne voulut de leurs machines suspectes.
Pour sauver les derniers profits, les usines brûlèrent mais les
assurances refusèrent de payer pour cause d’incendies volontaires.
FIN.
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