jeudi 25 mai 2023

Une brève histoire de chêne

Je ne comprends pas. J’étais bien, au milieu de mes fourrés, mes fougères et mes ronces. Mes collègues se tenaient à bonne distance, laissant assez de lumière pour que tout ce que la cellulose compte de broussailles foisonne et prospère. La vie grouillait dans ce petit monde obscur, je la sentais sur mes racines et mon écorce.

Ça gratte, ça galope, ça murmure, ça couine, ça piaille, impossible de s’ennuyer, et le grand que j'étais savait faire l’impassible ; mais je ne m’en régalais pas moins. Et pas un roseau à l’horizon.

Et voilà qu’une bande de malotrus bruyants, brutaux, bravaches, a débarqué avec d’énormes machines, qu’ils ont tout rasé autour de moi et que, à l’aide d’une grue grise et grinçante, ils m’ont arraché à ma terre natale. Quarante ans effacés d’un coup, quarante fois trois-cent-soixante-cinq passages du soleil à mon zénith, sans compter les 29 février.

Ils m’ont coupé mes plus belles branches pour faciliter le transport comme ils disaient, m’ont basculé sur la remorque en m’enlaçant de cordes râpeuses sans ménager ma peau fragile, et le convoi exceptionnel a traversé tout le pays, escorté de son lot de gyrophares, pour entrer dans la grande ville. La grue qui m’avait arraché m’a suspendu dans le vide, racines en bas et tête en l’air, encore heureux, et m’a laissé tomber dans un trou qui se trouvait là, comme par hasard, au milieu du parc. Sans doute avait-il été creusé là exprès, va savoir.

Au milieu du parc. C’est le mot qu’ils employaient, le parc. Est-ce que j’ai une tronche à être parqué ? J’ai l’air malin maintenant, tout dénudé en ce début décembre encore doux, j’ai ma pudeur. Rien ne me cache, une immense plaine de graviers m’entoure et j’aperçois là-bas, derrière un étang morose, quelques bouleaux maigrichons et deux sapins dépressifs. Je ne peux même pas leur faire signe et je ne suis pas sûr que mes signaux racinaires leur parviennent, les parois du trou sont compactes et ils sont bien éloignés. Parlons-nous seulement la même langue ?

On m’a dit, c’est un écureuil du bon vieux temps qui me l’a dit, que des arbres comme moi il en existe tout autour de la terre. Il avait beaucoup voyagé, en vrai, pas comme ces écureuils de pacotille qui pédalent sans avancer dans leur cage tournante. Alors pourquoi m’a-t-on planté là, à grands renforts de moyens mécaniques et sans être sûr que je survive, vous croyez qu’ils auraient pris soin de mes milliards de radicelles ? A vrai dire, je ne me sens pas très bien.

Deux jours de coma. Au petit lever, un homme était assis tout près de mon tronc et il grattait doucement, comme naguère les blaireaux et les moineaux. Il grommelait d’un air mécontent et c’est cela qui m’a réveillé : son air mécontent. Je ne peux me l’expliquer, mais d’emblée il m’a paru sympathique. J’entendais mal, je ne suis pas très entraîné aux grommelis. Mais j’ai deviné qu’il était inquiet pour ma santé qu’il appelait bizarrement « la reprise », et il était en colère contre le transporteur, il l’appelait « les sauvages ». C’est ainsi que j’ai su avoir cessé de vivre deux jours et même qu’il m’appelait, moi, « le chêne ». Il allait bien falloir que je les apprenne, tous ces mots dont je n’avais pas besoin dans la forêt.

Ils m’éviteront d’avoir l’air gland.


 

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