samedi 2 septembre 2023

La Joconde de Noël

 

La Joconde. Justement, c’est le cadeau qu’ils m'ont offert. L’exemplaire original de la Joconde récupéré dans les réserves secrètes du Musée ; bien entendu en salle il n’y a qu’une copie habilement troussée mais comment le remarquer derrière la forêt de selfies. Je l’ai installé dans ma cave, à proximité de mes outils de travail et elle me regarde de son air narquois, cet air qu’elle a eu chaque fois que nous nous sommes croisés dans le passé.

Car nous nous sommes croisés souvent. Elle me connaît bien, Lisa, ma petite Gioconda. C’est moi qui la conduisais discrètement chez mon ami Leonardo pour se faire tirer le portrait, pendant des mois et des mois. Nous en avons eu, des conversations, assis côte à côte sur le banc de la carriole que la mule tirait sans que je m’en préoccupe, elle connaissait le chemin. Alors vous pensez bien que nous n’allions pas renoncer à nos rencontres sous prétexte de fuite chez le roi François, et de fin de vie au Clos Lucé pour l’un, au Louvre pour l’autre.

Pourquoi diable n’ai-je pas tenté de me la garder, au début. Plus personne ne s’y intéressait, elle traînait dans un coin, à Tours, à Amboise, à Chambord parfois, j’aurais dû m’en saisir à ce moment-là, personne n’aurait rien remarqué. Cinq-cents ans plus tard, en la retrouvant par hasard dans un grenier des experts se seraient entre-tués pour démontrer que non ce n’était pas de Leonardo, mais que si bon sang mais c’est bien sûr de Leonardo mais vous n’y pensez pas mais regardez ce sfumato et ce paysage métaphorique et ce sourire indéfinissable mais non mais si et le coup de feu est parti.

Justement le sourire. J’en ris sous cape. Oui, c’est plus élégant de dire je ris sous cape que je me marre. La vérité est que je me marre. Elle me l’a expliqué, le secret de son sourire. Mais pour qui me prenez-vous, je ne vais pas trahir un si joli secret, surtout venant de la Gioconda, épouse de Monsieur Giocondo, que personne n’avait su séduire avant qu’il reçoive en pleine figure un échantillon très réussi de ce sourire comment dis-tu déjà, indéfinissable.

Puis ma Lisa a commencé à intéresser les gens. Les Rois, les aristos, les connoisseurs comme on dit là-bas, et nos chemins se sont séparés. Mes tentatives de réincarnations successives ne me permettaient pas souvent de m’approcher d’elle mais je sentais bien, au fond, qu’elle en souffrait autant que moi, de ne pouvoir me guider et de ne pouvoir me parler. Nous eûmes quelques coups de chance. Une fois, j’ai été un chien de chasse au service de Henri III, et j’ai pu fureter dans le salon où elle pendouillait à quelque clou. Ce furent quelques semaines d’intimité, personne ne venait là et je ne m’absentais que pour une chasse de temps à autre. J’étais si mauvais chasseur qu’on ne m’appelait qu’en cas de défaillance d’un collègue.

Beaucoup plus tard, j’ai trouvé un poste de gardien au Louvre. Je ne sais plus très bien les dates, entre les deux guerres mondiales peut-être. J’étais déjà vieux et abîmé par les tranchées mais elle m’a reconnu tout de suite quand je suis entré dans la salle. Deux-cent cinquante ans qu’on ne s’était vus et moi ma mâchoire arrachée. Pourtant, je l’ai remarqué aussitôt, son sourire s’est élargi en me voyant mais je lui ai fait signe de se reprendre, de ne pas manquer à son contrat d’origine : énigmatique, indéfinissable, esquissé, imperceptible, incertain, ambigu, tant que tu pourras, tant que tu voudras, et tout à la fois même tant qu’à faire, mais joyeux, non, jamais, sous peine de résiliation instantanée.

Nous avons repris notre conversation comme si de rien n’était, en laissant passer les passants encore peu attentifs, à moi forcément tu penses gardien défiguré, à elle aussi finalement pas encore très connue sinon par les espécialistes de l’espécialité. Elle en concevait un complexe, le complexe de Mona Lisa. Toute la littérature de la psychanalyse s’épanche longuement et savamment sur ce complexe qui est à l’origine de tous les troubles de la personnalité soignés par des millions de psychanalystes richissimes depuis, et ceux qui disent n’en avoir jamais entendu parler n’ont tout simplement pas lus les bons livres, en vente dans toutes les librairies encore ouvertes.

Je suis bien au courant de ces choses, nous en avons tant parlé avec Lisa. Mais je le lui ai promis, je ne révélerai pas non plus le secret de son complexe, qu’elle s’efforce depuis si longtemps de cacher derrière le secret de son sourire, avec succès et je l’admire pour cela.

Aujourd’hui, elle n’a plus besoin de se cacher, son complexe a disparu. Elle a entrepris sans me demander mon avis et je lui en veux, une action marketing de la plus grande audace. Elle savait que je l’aurais désapprouvée, alors elle ne m’a rien dit. L’affaire a failli tourner mal pour moi et d’ailleurs j’y ai perdu mon travail, mais j’ai échappé à l’accusation de complicité, pour ne pas dire du vol proprement. Car voilà, elle s’est organisée pour se faire voler une nuit, et le matin, envolée, disparue, juste le cadre vide qui m’a sauté à la figure quand j’ai pris mon poste. Juste un matin où j’avais une histoire toute personnelle à lui raconter.

Sa petite célébrité naissante a bien entendu explosé. Je me suis retrouvé sous le feu des projecteurs, et ma défense n’a pas été facile. On avait bien remarqué, sans vraiment s’en formaliser, notre proximité pour ne pas dire notre intimité. J’ai été perquisitionné, mes amis l’ont été, mon train de vie fouillé, mon passé décortiqué (il n’ont pas retrouvé ma trace de quand j’étais le chien de Henri III). Ils n’ont d’ailleurs rien retrouvé du tout puisqu’il n’y avait rien à trouver et que j’étais le plus effondré de tous. La trahison de la belle, nos discussions évanouies, et ma fin de vie de chômeur.

Depuis tout est devenu difficile. Son opération Tonnerre a réussi au-delà de ses espérances les plus folles et elle est devenue le tableau le plus célèbre du monde. Non, justement, pas la femme la plus célèbre, mais le tableau le plus célèbre. La voilà désormais prise au piège de la gloire factice. Pendant longtemps, ce furent des groupes de japonais qui la cernaient, la regardaient et écoutaient le guide s’égosiller, à l’ancienne pourrais-je presque écrire. Ils prenaient des photos, sans flash Madame-Monsieur, sans flash, sinon je confisque la pellicule. Mais tout s’est aggravé avec l’arrivée des téléphones et des chinois, des perches à selfies, et de cette manie non plus de venir voir un tableau même pour quelques secondes, mais de se montrer devant lui à la terre entière. La terre entière qui défile pour se montrer devant un tableau à la terre entière.

Mona Lisa l’a bien compris : elle n’y survivra pas. Alors un jour où je m’étais déguisé en terre entière avec une perche à selfie, j’ai pu approcher mon téléphone au plus près du rideau électronique de protection avec le téléobjectif réglé au maximum et elle a bougé les lèvres sans perdre son sourire pour m’appeler au secours.

J’ai compris le message. Une force surhumaine m’a entraîné, toutes les semaines qui ont suivi, dans les dédales de l’administration du Louvre et m’a donné la capacité de surmonter toutes les inerties, incompréhensions, ricanements, jusqu’à obtenir, cette veille du 25 décembre, que ce soit une reproduction inerte mais habile que l’on expose, et que ma chère Lisa me soit rendue au fin fond d’une réserve bien ensevelie, dont j’ai été nommé le gardien à vie, je veux dire, à vie du tableau.



 

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