jeudi 3 juillet 2025

INVENTAIRE PROVISOIRE

 

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Comment pourrais-tu te souvenir du jour où tu es tombé de ton tapis ? Tapis persan, bien entendu, il n’est point d’autre tapis que persan. Le jour de la chute ne t’est pas connu, tu l’as oublié, non, tu n’as même pas remarqué que tu étais tombé.

 

Alors, tel l’archéologue devant un vestige inerte et indatable, tu vas être obligé de ruser, de biaiser, d’examiner les alentours, à la recherche d’indices. Avec de la chance, tu trouveras une correspondance qui t’apportera une hypothèse et à défaut d’éléments contradictoires tu t’y tiendras, à cette hypothèse, à titre provisoire. Tout historien, tout archéologue, tout savant se doit de rester provisoire dans sa tête. Et toi aussi.

 

Oui, voici l’indice. Tu n’étais déjà plus sur ton tapis quand le Roi des rois s’est enfui piteusement, remplacé par l’autre enturbanné de Neauphle-le-Château. Ainsi tu disposes de l’année où ton tapis s’est retourné et où, les quatre fers en l’air, tu as posé tes valises et tes rêves. On ne t’avait pas dit qu’il ne faut jamais poser ses valises.

 

L’espérance. Voilà ce qui courait les rues, entraînée par la force tranquille. Une nouvelle construction se silhouettait à l’horizon, il fallait participer, mettre la main à la pâte, plonger dans ton nouveau quotidien laborieux le nez dans le guidon, nouvelle vie et famille nouvelle. Et le nez dans le guidon tu n’as rien vu du paysage ni même du bord de la route. Tout juste si tu voyais encore le virage tout au bout de la ligne droite après lequel la vie allait changer.

 

Tu as fait des affaires, de bonnes affaires, l’on était content de toi et des marrons que tu retirais du feu, et tu as pédalé ainsi pendant que les années quatre-vingt roulaient leur rouleau compresseur financier. Tu partais en vacances voir des châteaux en Espagne ou des monastères en Grèce, tu faisais ces îles-ci et ces pays-là, on dit toujours faire dans ce cas, tu cochais les cases nécessaires, les passages obligés, les arrêts inévitables, puis tu retournais à ton guidon avec un stock de diapos que tu n’aurais jamais le temps de classer, alors les regarder, tu penses !

 

Il paraît que le chômage guettait, et qu’il guette encore d’ailleurs. Donc tu avais peur, à quarante-cinq ans on est trop vieux pour un travail et pas assez pour une retraite. Ce n’est pourtant pas le labeur qui faisait défaut, les missions s’enchaînaient à travers le Nord et l’Ouest, et ton guidon était là à te tirer jour après jour. Ta famille était rassurée de te voir rentrer tous les soirs, il fallait rentrer tous les soirs pour que la famille soit rassurée, pour assister à la messe du journal télévisé avant de dormir devant le film, et ainsi tu éduquais ta fille.

 

C’est ce qu’on dit, n’est-ce-pas, éduquer. Par la présence, le regard, l’exemple, bien mieux que par les discours dont tu étais incapable. Tout le monde le sait, les discours sont inutiles aux enfants, pardon, aux ados. Puisqu’on le dit. Toi tu ne sais rien, tu avais le nez dans le guidon un point c’est tout.

 

Voilà. C’était les années fric et j’en gagnais, ou plutôt j’en faisais gagner dans mes missions, à toutes les hautes sphères qui m’employaient. Et l’on me tapait dans le dos. Alors, je n’ai rien vu de ces années-là, je n’ai rien vu du désespoir de l’ado, je n’ai rien vu de la montée des périls, et j’ai oublié le chatoiement de mon tapis persan.

 

Quand je suis descendu de mon vélo, il n’y avait plus personne et je n’avais pas bougé d’un centimètre. Et l’on m’a dit : « c’est la vie ».

 

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