mardi 11 novembre 2025

LE PRÉSENT DU PASSÉ

 

Le plus compliqué dans cette affaire est de ressentir une ville à travers ce que ressent le personnage qui déambule, tout à son projet. Une ville que sans doute je devrais connaître sinon comment profiter de la déambulation ? Une ville où j’aurais posé un pied et jeté un œil, au moins, sans pour autant me transformer en plagiaire de Guide avec pignon sur rue. Je ne vais pas recopier des paragraphes entiers du Routard sur Rome, pour faire le malin et étaler mon inculture, par exemple. Tous les chemins y mènent d’ailleurs et j’ai bien dû y aller un jour.

 

Rome n’est pas une bonne idée. J’oublie Rome. Il me faut autre chose. Il me faut des truchements, des intermédiaires, des étages successifs. Je vais malaxer les souvenirs de mon ami Pierrot, ou plutôt le souvenir de ses souvenirs de ce voyage qu’il fit naguère, vers l’Est, pour rejoindre une fête organisée par sa famille de là-bas en mémoire du bon vieux temps. Tu ne connais pas mon ami Pierrot, tu ne peux comprendre ce que porte l’expression « le bon vieux temps » quand il la prononce, alors je te mets les points sur les zi : la fête avait lieu dans un quartier de Varsovie bien resté dans son jus d’époque, tout petit quartier résiduel, avec pavés et rails de tramway rouillés, le seul de ce côté de la Vistule à n’avoir pas été reconstruit. Et la fête n’était pas une fête.

 

Je l’aurais bien appelée regroupement mémoriel dans une cour du ghetto, mais Pierrot ne me l’aurait pas permis.

 

On ne lui avait pas donné d’adresse. On ne se souvenait que de l’ancien nom de la rue et de l’ancien numéro, alors que tout avait changé. Drôle de mot, changé, comme si Pierrot pouvait s’en satisfaire. Il avait réservé une chambre dans la partie moderne de la ville, entièrement reconstruite après les ravages de la guerre, dans un premier élan selon l’architecture grise et uniforme du réalisme socialiste, puis le moment venu selon l’architecture conquérante de verre et d’acier qui, peu à peu, grignotait le stalinisme en voie d’extinction.

 

Pierrot était arrivé avec quelques jours d’avance afin d’avoir le temps de s’adapter, repérer les lieux, humer l’air du temps. Il avait beaucoup marché, tout le monde sait que pour apprivoiser une ville il faut d’abord y marcher beaucoup, nécessité insuffisante. Il arpenta le damier orthogonal des avenues nouvelles, larges et minérales, il se perdit avec délectation dans les bâtiments des années cinquante où s’activait un peuple bruyant et modeste dont l’énergie donnait aux immeubles staliniens un charme inattendu. Ses retours au Novotel, ou était-ce Sofitel, Marriott, Hyatt, tous semblables peu importe leur raison sociale, le précipitaient dans un néant multinational, sans âme et sans repère, où il ne rencontrait plus personne, pas même lui.

 

Élargissant l’exploration, il rejoignit le centre historique. Il en ferait un point de départ pour rejoindre le quartier qui l’attendait. Historique n’était pas le bon mot là non plus. Mais comment le nommer, alors ce centre, si vivant lui-aussi, si animé, si habité ? Il est ainsi des mots qui perdent leur sens car aucune pierre d’aucune de ces maisons n’était là il y a cent ans. C’est pourtant un joli centre bien vivant qu’il a traversé, parcouru, humé, aimé. Mais entièrement reconstruit parait-il à l’identique de ce qui existait autrefois, avant les tapis de bombes, avant les combats, avant la férocité.

 

Mais il n’y avait ni carton-pâte ni peintures en trompe-l’œil. Ce n’est pas un décor de théâtre, c’est bel et bien une ville et peut-être qu’un voyageur du passé égaré sur place aurait reconnu les lieux, peut-être. Est-ce que je sais, moi, est-ce que Pierrot le savait, lui, comment était ce centre historique avant moi, avant lui ? Autant jouer le jeu, et le nommer centre historique, avec la statue de Chopin et la belle église à l’angle. Autant jouer le jeu de la mémoire et permettre au voyageur égaré de s’y retrouver s’il pouvait exister encore un voyageur égaré. C’est le moindre des devoirs, le moindre du respect.

 

Pierrot a longtemps erré, pris par le charme désuet qu’on trouve à ces villes d’Europe vestiges de vieux empires, restes de baroque, soupçons d’art déco. La sensation était rehaussée par un marché animé, fruits et légumes, plats chauds sur place, ventes ambulantes, camelots clandestins. D’un restaurant voisin surgissait un fumet de carpe farcie, très ancienne recette juive encore pratiquée ; il dut réfléchir un bon moment pour ne pas s’égarer dans le temps à son tour. Il se répéta la leçon d’histoire qu’il avait lue la veille, le centre-ville avait été rasé à la fin de la guerre, complètement bombardé suivant une bonne vieille tradition de l’armée rouge bien aidée en cela par ses vis-à-vis allemands, puis avait été reconstitué avec un soin minutieux sinon maniaque afin de faire de ce passé table rase. Était-ce vraiment à l’identique, la question n’a pas lieu d’être et Pierrot n’en avait aucune idée, mais l’illusion était telle qu’elle devenait réalité sous le soleil de mai.

 

Assez flâné, il fallait rejoindre les autres. Son plan à la main, il tenta de convaincre quelques passants de l’aider à identifier sa destination. Le seul mot de ghetto semblait faire peur et chacun déclarait son ignorance d’un tel endroit avec l’air de celui qui sait exactement de quoi il ne veut pas parler. Pierrot se déguisa alors en touriste, lunettes noires et appareil photo ostensible, et pénétra dans l’Office du même nom qui se trouvait dans les parages. La jeune femme très aimable pour qui le mot ghetto n’évoquait que l’intérêt incompréhensible des visiteurs de l’ouest pour un quartier vieillot et désert, bien au-delà du parc qu’il fallait traverser, lui donna les numéros des tramways successifs qu’il devrait prendre et même le nom de l’arrêt le plus proche, ensuite il n’y a que l’avenue à traverser et vous y êtes.

 

Elle constella son plan de croix pour qu’il se souvienne car elle n’était pas sûre qu’il comprît tout, entre son anglais approximatif et les noms propres à vingt-cinq lettres.

 

Elle avait bien travaillé ; il arriva sur place. Le trajet en tram n’avait rien de remarquable et il n’en retint aucune image, aucune trace, aucun souvenir, à croire qu’il avait traversé une faille d’espace-temps. Seule subsistait la vision de la ville qui s’offrit à lui une fois le tram reparti, là juste en face, de l’autre côté de l’avenue. La ville oubliée, la ville sans nom, la ville noire. Faille spatio-temporelle, vertige quantique, la réalité devenait fiction, science-fiction, chape de plomb, silence de mort. Ce petit bout de passé avait échappé aux bombes et donc à la reconstruction pimpante, l’oubli avait échappé à la table rase et tout était là, sous ses yeux, immeubles témoins : de hautes constructions de briques noircies de fumées et de vieillesse, des cours intérieures délabrées et parfois étayées, des rues pavées où s’alignent les rails rouillés déjà évoqués, et, il faut le répéter, silence de mort.

 

Pierrot fut frappé par ce silence. Lieu commun que l’expression, de mort. Mais ici inévitable et pertinent. Il pénétra lentement dans les rues désertes, craignant quelque sacrilège, un pied mal placé, une respiration trop bruyante ; le quartier avait été laissé tel quel, ce quartier-là, Pierrot ignorait pourquoi lui plutôt qu’un autre, pourquoi lui seul, mais à lui seul il portait tout le poids de ce dont il fallait se souvenir, de ce dont il aurait fallu se souvenir. Ce ne sont pas les grandes photographies d’habitants d’autrefois encore accrochées aux murs, aux regards désormais impassibles, qui allaient le contredire.

 

Maintenant qu’il avait repéré les lieux et même retrouvé l’adresse, les anciens noms de rues étaient parfois encore gravés dans les pierres d’angle, tous allaient pouvoir se réunir demain et Pierrot avec eux, et tous ensemble ils se souviendraient des grands-parents disparus sans laisser de trace.

 

 

vendredi 7 novembre 2025

LES NUITS INSOLITES


Tout le monde peut te raconter sa nuit insolite, tout le monde a eu ou aura une nuit insolite à raconter. Une fois que tout le monde l’aura vécue ou inventée, bien sûr. Je n’ai aucune imagination et je n’ai jamais connu de nuit insolite. Alors je ne peux rien raconter et on se demande ce que je fais ici à écrire. Je me le demande aussi d’ailleurs et je farfouille dans mes pensées et dans mes papiers à la recherche d’un temps perdu qui viendrait me sauver de cet embarras. Voilà, j’ai trouvé.

Dans ma poubelle jaune gît un papier froissé jeté là sans réfléchir par un de mes colocs, la page centrale, celle que personne ne lit étant justement centrale, de la Gazette du Bocage le célèbre journal qu’on ne présente plus. Et, surprise, le titre de la manchette est : une nuit insolite. Alors sans avoir l’air et sans vergogne, je vais le recopier pour faire croire.

Le maire du village de Carrefour-sur-Gambette avait réussi à convaincre tous ses administrés de respecter l’arrêté communal publié six mois plus tôt : la nuit du 12 au 13, tout le monde serait tenu de dormir en dehors de sa ou ses propriétés, ou de sa location car il y avait aussi des locataires dans le village, à la belle étoile s’il faisait beau mais tentes et abris étaient autorisés en cas de mauvais temps ou de vent frisquet. Bien entendu, camping-cars et caravanes étaient strictement interdites comme d’ailleurs tout le reste de l’année, le village ayant depuis longtemps banni ces fauteurs de désordre, où n’étaient acceptés que les gens du voyage, bien établis tout là-bas derrière le petit bois.

Les palabres avaient été laborieuses et les réticences multiples mais il avait su y faire et, le jour venu ou plutôt la veille de la nuit, tout le monde était prêt pour l’aventure.

Officiellement, chacun avait gardé pour lui le lieu choisi, le nid douillet, champ de luzerne ou coin de sous-bois, discrètement aménagé au cours des semaines précédentes. Officieusement, de petits groupes s’étaient secrètement constitués, histoire de rire un bon coup et de boire le même, jusqu’à l’aube. La rumeur courait que des couples illégitimes s’étaient formés en prévision de l’évènement mais ce n’est pas la place dans cette gazette de propager des rumeurs infondées.

Depuis dix jours que régnait la canicule, cette nuit au grand air allait rafraîchir les idées de tous ; ce fut d’ailleurs l’argument final qui convainquit les derniers résistants. Le maire n’avait pas choisi la date au hasard, c’était une nuit de nouvelle lune et après un court crépuscule comme on les connaît par temps chaud et sous les tropiques, l’obscurité fit tomber sa chape.

Un observateur, journaliste par exemple qui aurait déambulé dans la rue principale ou dans les rues latérales car le travail du journaliste est de tout observer, un observateur donc aurait aperçu de furtives silhouettes errer en tous sens sans y voir goutte à la recherche du lieu magique aménagé avec soin. Par instant on devinait l’éclat d’une lampe de poche ou d’un téléphone, vite occulté, l’arrêté interdisait la lumière artificielle et l’éclairage public avait été coupé, forcément. Le ballet fantomatique a duré longtemps car l’obscure clarté des étoiles tant vantée était beaucoup plus obscure que clarté.

Pour dire les choses comme l’observateur les a observées puisque c’est lui-même qui les relate ici, plus personne ne savait où il était ni avec qui, tout juste s’il se souvenait de qui il était. Certains n’ont pas réussi à sortir du village, d’autres ont dormi dans le potager du voisin, il en est qui se sont perdus on les a retrouvés deux jours plus tard. En vérité, ils avaient dû le faire exprès pour s’accorder à la rumeur. Quant aux premières lueurs de l’aube, on se demande encore ce qu’elles sont devenues.

Il n’y a rien d’autre à raconter, sinon pour satisfaire la curiosité du lecteur insolent : qu’a fait le maire cette nuit-là ? L’observateur zélé avait devancé la question et s’était intéressé de près aux faits et gestes de l’édile. Vous le croirez si vous voulez, le maire a dormi profondément dans son lit du soir au matin sans être dérangé à aucun moment pour la première fois depuis son élection.



 

dimanche 28 septembre 2025

AVIS de TEMPÊTE

AVIS DE TEMPÊTE
Il faut toujours divaguer devant un tableau, en particulier devant ceux d’Edward Hopper :     

                              
 

     Second story sunlight, 1960.

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Il y a beaucoup d’avantages à se reposer à Cape Cod en mars.

Il n’y a personne, et parfois on a des après-midi magnifiques sur le golfe, le soleil disparaît derrière les collines dans un grand éclair blanc dont l’eau calme conserve la lumière jusqu’à la nuit.

Margaret eut un peu de mal à convaincre sa fille de l’accompagner pour ces quelques jours de villégiature, mais Charlotte accepta finalement car sa mère payait tout, en cette saison les prix sont bas.

Il y a beaucoup d’inconvénients à se reposer à Cape Cod en mars.

Il n’y a personne, et toujours il fait froid, sauf parfois un étrange après-midi ensoleillé de ce côté-ci du cap, avant que le soleil ne s’efface derrière les collines là-bas, sur le continent, annonciateur de tempête. De courts moments dont Charlotte voulait profiter pour bronzer avant le vent du soir.

"

    « Charlotte, écarte-toi, tu me fais de l’ombre ! 

    - Mais non, tu es en plein soleil, je ne te gêne pas du tout, c’est juste un prétexte pour que je rentre.

    - Tu n’as rien à faire sur cette rambarde dans cette tenue ! Pour qui va-t-on nous prendre ?

    - Il n’y a personne, voilà une semaine qu’on ne voit personne, qui pourrait bien nous prendre pour je ne sais quoi ? Et d’abord je veux bronzer, c’est le premier jour tiède après toutes ces pluies.

    - De te savoir perchée là m’empêche de me concentrer.

    - Fallait pas m’amener ici. Si c’est pour lire ton journal, on était aussi bien à Boston.

    - T’entendre tourner en rond dans l’appartement de Boston à ruminer ta séparation est encore plus gênant pour lire. Ici au moins tu as toute la plage pour tourner en rond.

    - Je ne tourne pas en rond, maman, je bronze sur toutes les faces, et je tente de récupérer les derniers rayons. J’en profite pour regarder le voilier là-bas qui rentre au port.

    - Ce n’est pas un voilier ma fille, c’est un bateau de pêche, il n’a même pas de voile.

    - Il y a peut-être le beau marin qu’on a croisé ce matin au marché.

    - Tu ne reconnais pas les bateaux mais tu sais voir un beau marin si loin ?

    - Laisse-moi le croire, maman, laisse-moi croire à ma vie sans t’en mêler, laisse-moi regarder le golfe, l’autre rive, les collines, le soleil, et les beaux gosses. Je tournerai moins en rond et tu pourras lire tranquille.

    - Tu parles comme si tu te préparais à te jeter dans une nouvelle histoire même pas guérie de l’autre.

    - Pour guérir comme tu dis, j’ai justement besoin d’une nouvelle histoire et on ne l’appellera pas histoire, on l’appellera remède. Le marin du chalutier sera mon homme-médecine.

    - On ne le voit plus, ton bateau. Ton rêve a déjà coulé avant d’être né et si tu ne bouges pas de ton perchoir tu vas attraper froid.

    - Mais si, je le vois, je le vois, je vois son mât qui dépasse de la jetée. La tempête qu’on annonce ne lui fera aucun mal et demain matin, emmitouflée dans mon ciré mais toute bronzée en dessous, je le retrouverai, mon matelot et son goût d’eau salée. »



lundi 1 septembre 2025

DU PLAISIR DE LA LECTURE

 

L’humanité un jour a découvert l’écriture et, curieusement au même moment la lecture. C’était il y a un certain temps, et ils en avaient mis, du temps, pour y parvenir. L’humanité de ces temps-là était besogneuse, et sans doute craignaient-ils les conséquences de l’invention, affiches commerciales, articles mensongers, écrits insalubres et autres abominations qui s’ensuivirent. Mais il ne fut plus possible de faire machine arrière sitôt qu’on s’aperçut que les paroles s’envolaient et que les écrits restaient. En particulier les tablettes en calcaire, que le vent laissaient de marbre.

Un certain temps, donc, mettons dix mille ans et n’en parlons plus, les chipoteurs passeront leur chemin. Le plaisir de la lecture date de ce temps-là je suppose. Je dois humblement avouer que mon plaisir à moi de mes lectures date de beaucoup plus tard quoique je ne me souvienne pas de tout. Je devais avoir cinq ou six ans et le néolithique était terminé depuis longtemps, encore qu’on ne soit jamais sûr de rien. A mon tour, j’étais happé par la magie des petits signes tordus dont l’alignement tout à coup se transformait en un nouveau monde.

Mes parents qui, en toute logique, auraient dû se réjouir de me voir franchir ce pas initiatique au sortir de la maternelle s’horripilaient de m’entendre ânonner tout imprimé passant à ma portée de vue, de la réclame du jour -on disait encore réclame- à la boîte de biscuit interdite d’accès, du journal du soir au mode d’emploi de la TSF. Je n’avais généralement pas le temps de tout parcourir de ces univers incompréhensibles, mais brièvement je sentais autour de moi un grouillement qu’il me faudrait bien un jour déchiffrer pour le défricher, sans me le formuler de quelque manière.

C’est étrange, en confrontant ces bien vagues souvenirs avec ce qu’on a pu me raconter plus tard, je réalise que la lecture m’est venue en même temps que la parole : j’étais un marmot silencieux au point de commencer à inquiéter mes parents qui ont cependant attendu que j’aie dépassé mes quatre ans pour en effet se pencher sur mon silence. Aujourd’hui, nul doute qu’on aurait convoqué le ban et l’arrière ban des médecins, des pédiatres, des orthophonistes, et des psy de tous suffixes. J’ai échappé à ce déluge et à quatre ans et huit mois sans préavis je me suis mis à tenir des discours interminables avec sujet verbe complément conjonctions coordinations et toutim, façon Proust.

C’est bien sûr ce qu’on m’a raconté, je ne me souviens de rien. Trois mois plus tard l’écriture est venue me séduire en m’agitant son alphabet sous le nez, et surtout son inséparable petite sœur, la lecture. Depuis je n’ai plus cessé ; je lis encore les boîtes de conserve, la composition détaillée des biscuits, le téléphone du fabricant, le mode d’emploi de ma nouvelle auto -trois-cent-cinquante pages sans compter les annexes-, les pubs qui défilent sur les panneaux électroniques puisque désormais on dit pubs et autour de moi comme autrefois l’on s’agace, et naturellement les livres les livres les livres, papier ou liseuse, empruntés, volés, ou même achetés, au hasard des rencontres, des pages ouvertes, ou bien du début à la fin sur un balcon de vacances.

Je n’aurai jamais fini de vagabonder dans ces univers parallèles qui ressemblent au mien, parfois en mieux parfois en pire, mais où si je me sens bien je tarde à finir et qui un temps me le font oublier, le mien d'univers. Il me faut alors un petit moment de respiration pour me retrouver où je suis, à quelle heure à quelle date, comme cette fois lointaine où l’on m’a cherché un jour entier à travers les prairies et les bois de ma campagne, quand j’étais allongé depuis le matin dans l’herbe haute du monument aux morts, sûr de n’être pas dérangé, à lire Les Misérables.

 


 

vendredi 1 août 2025

LES QUATRE GRANDS

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L’histoire n’est pas vraie du tout. La preuve en est qu’elle fait intervenir Dieu qui, chacun le sait bien, n’existe pas. Je dois pourtant la raconter, cette histoire qui n’est pas vraie et feindre de la croire, par fidélité à ceux qui jadis me l’ont racontée et que j’ai crus, toutes ces grandes personnes qui savaient à ma place ce qui était bien et ce qui était mal, ce qui était beau et ce qui était laid, ce qui était faux et ce qui était vrai. Elles m’ont tout enseigné, elles étaient immortelles et toutes puissantes, et je pouvais grandir les yeux fermés entre leurs bras : rien ne pouvait m’arriver de mal, de laid, de faux.

Puis elles sont toutes mortes et j’ai dû me débrouiller seul avec mon doigt mouillé. J’ai continué sagement de croire à ces histoires qu’elle me racontaient, j’avais ainsi une route à suivre. Et si des petites voix venaient me chuchoter des déviations, je faisais semblant de ne pas les entendre. Aujourd’hui, je sais que tout est faux, mais tout restera vrai dans l’apparence tant que je raconterai à mon tour les histoires qui jalonnent ces pages, comme celle-ci par exemple, une histoire de patrimoine.

Dieu donc puisque c’est lui, avait décidé de doter la France de tout ce qu’on pouvait imaginer de plus spectaculaire, tout en variant le ton, les sites, les styles, les plaisirs. Il sortit de sa besace les monuments de toutes les époques, vestiges antiques à moitié ensevelis, forteresses austères et imprenable façon Monségur, château fastueux façon Versailles, éparpillés façon puzzle comme dirait l’autre sur tout le territoire. Du Vauban par ci, du gothique par là, des cathédrales immortelles et parfois combustibles, de minuscules églises romanes nichées dans un recoin, des abbayes secrètes et des ruines romantiques. Bref, question patrimoine, de quoi occuper à temps plein un étage entier du ministère de la culture.

Il pensait être arrivé au bout de sa tâche, quelques minutes de travail pour lui qui avait fait l’univers en six jours, quand il découvrit qu’il lui en restait un gros stock alors qu’il avait pourvu tout le monde du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest du pays. Dieu en fut très contrarié : il regardait ces chefs-d’œuvres inutiles, pensif et penché sur son grand sac ouvert, quand Saint-Pierre surgit de son nuage attitré et éternua bruyamment comme on le lui avait conseillé pour sa santé. Dieu tressaillit. Quand Dieu tressaille, c’est l’univers entier qui branle. Le sac lui échappa, se renversa, et tout le contenu tomba en escadrille sur le département de la Dordogne que vous me permettrez de nommer Périgord.

Voilà pourquoi on y trouve la plus grande densité et la plus grande variété de monuments qui soit en Europe, et moi je dirai dans le monde entier mais je ne peux pas le prouver.

Il est vain de prétendre en faire l’inventaire à cette heure tardive, ni de tout parcourir en visiteur infatigable : un vélo serait trop lent, un drone insuffisant. Et je ne connais pas d’autre moyen. Il faut donc faire un choix, et j’ai eu l’idée d’en garder quatre, suivant une sorte de diagonale folle Nord-Sud : les quatre châteaux des quatre grands barons du Périgord, qui tinrent le territoire tout au long du Moyen-Âge autant contre les rois qu’ils soient Plantagenêts ou Capétiens que contre les vilains et autres rebelles urbains ou campagnards.

Du Nord au Sud, en descendant du Limousin granitique, on se heurte à Mareuil, une ruine au bord de la Belle, la rivière du cru, le plus dégarni sans doute trop proche des ennemis nordistes. Belle ruine en effet, quand le soleil couchant nappe de rose ses pierres blanches.

Traversons les bois, nous voici à Bourdeilles, au solide donjon bien entouré dominant la Dronne poissonneuse, où le sieur de Brantôme pouvait s’adonner à ses frasques à l’écart de l’abbaye qu’il était censé diriger.

Il faut alors s’enfoncer dans les forêts et ce n’est pas une mince affaire : denses et inquiétantes, parsemées d’étangs, de vasières et de fourrés, réputées abris sûrs de belle lurette pour fugitifs de toutes obédiences, bandits de grands chemins, déserteurs de cent ans, français et anglais en toute fraternité, et plus tard huguenots et croquants, et qui pourrait-on y croiser aujourd’hui ? Mais il le faut, suivre les routes sinueuses, étroites et sombres, sans perdre le Sud, pour atteindre les falaises de la Dordogne dominées par l’orgueilleux Beynac, le plus puissant de ces quatre mousquetaires, un Porthos médiéval bien avant Dumas.

Du haut de ses remparts on voit jusqu’en Amérique, car juste en face, rive gauche, le château des Milandes abrite le souvenir de Joséphine Baker, et ses fondations plongent jusque dans le crétacé.

Ce fut une bonne idée de commencer par le Nord. Il ne sera pas nécessaire d’escalader, la falaise de Beynac, il suffira juste de se laisser glisser jusqu’à la berge où patientent les gabarres, et de franchir le fleuve. On pourra alors parcourir un pays de collines et de molasses, et après avoir franchi quelques vallées paisibles, là-bas, perché sur sa motte, on le verra se détacher sur l’horizon, le dernier château, le dernier des quatre. C’est mon préféré, c’est une star de cinéma, et il a même un nom dans la littérature : Biron.

Il y a en lui du médiéval austère et guerrier, machicoulis et donjon, du religieux envahissant, deux chapelles superposées, du raffiné renaissance, italien avec loggia et logis ; et tout est entremêlé jusqu’à former une cohérence historique, stylistique et temporelle, comme si un seul artiste avait tout dessiné depuis le début, depuis l’an 700 et même avant, sitôt qu’on avait eu l’idée de poser un cabanon sur le monticule de remblais afin de voir loin.

Voir loin. Voir Biron, et revivre.