Il y a quelque temps de cela, par
une de ces journées de canicule dont le réchauffement climatique a le secret,
je déambulais ma transpiration dans les rues de Pézenas. Dans ces régions
habituées aux chaleurs, les anciens savaient s’en protéger et construisaient
des villes sans ligne droite en soignant l’étroitesse des rues, autant par
nécessité militaire que pour les bienfaits thermiques. Les ruelles sont un
enfer pour les conducteurs de catxcat mais une bénédiction pour le flâneur, il
y a toujours une ombre encore fraîche, une table et une chaise pour se
désaltérer, café frappé ou Campari.
J’étais là, à rêvasser devant les
anges musiciens, quand une dame s’est assise à ma table sans prévenir, tirant
une chaise restée vide de la table voisine. Je n’aime pas être coupé dans mes
rêves par lesquels ce jour-là j’aurais pu sauver le monde ; je n’ai pas
été accueillant et comme elle ne disait rien je suis resté muet. Je n’allais
pas donner une permission qu’on ne m’avait pas demandée.
« Vous êtes quand même
bizarres » dit-elle soudain après un bon moment de chiens de faïence. Elle
parlait clair en me regardant droit, avec un je ne sais quoi d’accent réfréné,
mélange d’occitan local et de québécois de Gaspésie. Interpelé, il fallut bien
que je la regardasse (l’atmosphère était propice au subjonctif des siècles
passés). J’avais fini mon campari et je ne pouvais plus feindre de contempler
le dernier glaçon et le reste de pelure d’orange qui stagnaient.
Je ne lui donnais pas d’âge et
pourquoi faudrait-il que nous donnassions un âge aux dames que nous ne donnons
jamais aux messieurs ? Un regard dur à première vue, plutôt volontaire, de
grande énergie, de grande résilience, sans doute après avoir traversé des
épreuves. J’ai soudain soupçonné qu’elle était actrice de théâtre, à l’ancienne
par cette articulation de mots si nette, à entendre toutes les lettres même à
voix basse. Je ne répondis donc pas à sa remarque qui peut-être ne s’adressait
pas à moi en personne, et il fallait la provoquer sans trop m’avancer sur ce
champ de bataille inconnu.
« Comédie
Française ? » dis-je. Effet réussi, elle resta un instant bouche bée.
-
Comment savez-vous ? ». A vrai dire,
je ne savais rien mais il fallait tenir la rampe.
-
Sociétaire ou pensionnaire ? » ai-je
répondu pour faire le malin.
-
Rien de cela, et je vois bien que vous ne savez
rien ». En bonne combattante, elle avait repris le dessus. « Je peux
vous dire que sans moi, c’est toute l’histoire de cet illustre théâtre qu’il
faudrait effacer des grimoires ».
A mon tour de rester coi. Alors elle
parla. « Pourquoi croyez-vous que je sois ici, à Pézenas plutôt que
Caracas ou ailleurs ? On fait tout un plat de ce Molière à Pézenas
histoire d’appâter le touriste et je suis venue pour une vieille vengeance
inachevée, que je crains ne plus pouvoir accomplir.
« Alors oui je suis actrice
mais je ne suis ni Sociétaire ni Pensionnaire ni rien de ces statuts dont on se
gargarise dans la Grande Maison car je suis morte huit ans avant sa création.
Et pourtant, sans moi, pas de Comédie Française ni de Molière d’ailleurs, ce
petit bonhomme à moustache un peu pervers un peu barbon. Morte trop tôt pour
recueillir les fruits de ma vie, après avoir travaillé comme une folle aux plus
fameuses créations qu’on lui attribue, à cette ordure de Jean-Bat ».
Devant mon air ahuri, elle prit un
ton condescendant. « Vous ne comprenez pas, jeune homme ? »
L’interjection dédaigneuse au moins me rajeunissait furieusement. « J’ai
trois-cent-cinquante ans de plus que vous, s’écria-t-elle alors en écartant les
bras d’un geste théâtral, forcément théâtral, je suis Madeleine
Béjart ! ». Croyez-moi ou ne me croyez pas, je la crus. Comme un
étourdi, je lui demandai pourquoi Molière, pourquoi ordure, pourquoi vengeance.
A son regard, je sus que je venais de poser le pied sur une mine et que n’avais
plus qu’à attendre l’explosion. Elle vint, postillons à l’appui.
« J’ai dit bizarres, mais ce
n’est rien de le dire, vous êtes nuls et désespérants. Je l’ai porté, je l’ai
poussé, je l’ai consolé, j’ai écrit ses plus beaux textes et ses plus célèbres
répliques, il ne s’intéressait qu’aux scènes de dépit amoureux et de coups de
bâtons, même la galère il l’a volée à Bergerac, et soudain un grand soir il
m’annonça son mariage avec ma fille, un tendron dont j’ai compris alors qu’il
l’avait subornée bien avant. Exactement comme votre Woody Allen que vous
admirez tant. Et c’est vrai que ses films sont bons, le salaud. Ne prenez pas
cet air étonné, je suis au courant car je suis dans votre temps depuis une
belle lurette.
« Ma vengeance ? Elle a
failli réussir. J’ai un don, peu vous importe d’où je le tiens, je repère en
trois pages les tics et les trucs de tout auteur, de mon temps jusqu’au vôtre,
et relire en aveugle Montaigne, Corneille, Marivaux ou Balzac me les fait
deviner aussi en trois pages. Ne parlons ni de Hugo ni de Proust, je les trouve
en deux phrases. Alors, au fur et à mesure des rééditions, les dix dernières
années de ma vie de vivante, j’ai modifié les textes, en y plaçant ici et là
les tics et les trucs de Corneille. L’autre animal n’y a vu que du feu. Un
jour, pensais-je, on lèvera le lièvre et Molière sera mis au pilon remplacé par
l’auteur du Cid. Quelle revanche !
« Il y a quelques années, des
journalistes en mal de sensation m’ont presque exaucée ; je n’avais pas si
mal travaillé. Ce ne fut pas suffisant, je n’avais pas eu le cœur de caviarder
mes tirades et mes sermons, mes portraits et mes saillies, la thèse a été
réfutée, trop de monde à reconvertir. Molière, ce pauvre type, est bien
accroché dans vos têtes, il aurait fallu beaucoup plus d’arguments : j’ai
échoué. Sachez-le pourtant jeune homme, les œuvres finissent par échapper à
leur auteur et personne n'a le droit de priver le monde du plaisir de les lire,
de les voir, de les entendre. On peut cependant en écarter l’auteur, les
attribuer à d’autres ou à personne, n’en déplaise aux juristes et aux
patriarches. Il y faut de l’énergie et s’y mettre à plusieurs. J’étais trop
seule. Et pourtant, Les Femmes Savantes de Madeleine Béjart, en voilà une belle
affiche, non ? Encore une fois morte trop tôt !»
Elle se tut et commanda un campari.
« Je ne suis jamais allée en Italie, il y a bien loin en ce pays-là, mais
on y fait des breuvages étonnants fort bons qu’il ne faut pas boire n’importe
où, n’importe quand, avec n’importe qui. Il me fait du bien ; je suis très
fatiguée. Les femmes d’aujourd’hui ont du pain sur la planche malgré les
changements qui ne m’ont pas échappés et qu’il m’aurait été bien agréable de
vivre en mon temps. Changements en vous, monsieur, messieurs, changements dans
la Société, vos lois, vos pratiques, vos enseignements, et changements chez mes sœurs aussi.
Il leur faut trouver les bonnes cibles, les bons motifs, les bons combats. Je
ne vois que trop en elles les lenteurs et les maladresses, les extrémismes et les
anathèmes qui les font régresser.
« J’ai fait mon temps. Je me suis
assise à votre table parce que vous aviez besoin de moi pour écrire, ce n’est
pas neuf, Jean-Bat était comme vous, sans moi rien. Je ne vous dirai pas tout ce qui vient de ma
plume dans les textes qu’il revendique, savoir qui a écrit importe peu pourvu
que l’œuvre existe. Alors écrivez, oubliez Jean-Bat et Mado, oubliez Pézenas et
les anges musiciens qu’on a sculptés et posés là peu avant ma naissance. Woody
a fait ce que Jean-Bat avait fait avant lui, je ne peux pas ne pas penser
qu’ils tous deux commis du Polanski, sans moyen de le prouver.
Ce n’est sans doute qu’un couteau
dans l’eau ».
Elle croqua sa rondelle d’orange et
elle disparut.