vendredi 1 août 2025

LES QUATRE GRANDS

 ______________________________________

 

L’histoire n’est pas vraie du tout. La preuve en est qu’elle fait intervenir Dieu qui, chacun le sait bien, n’existe pas. Je dois pourtant la raconter, cette histoire qui n’est pas vraie et feindre de la croire, par fidélité à ceux qui jadis me l’ont racontée et que j’ai crus, toutes ces grandes personnes qui savaient à ma place ce qui était bien et ce qui était mal, ce qui était beau et ce qui était laid, ce qui était faux et ce qui était vrai. Elles m’ont tout enseigné, elles étaient immortelles et toutes puissantes, et je pouvais grandir les yeux fermés entre leurs bras : rien ne pouvait m’arriver de mal, de laid, de faux.

Puis elles sont toutes mortes et j’ai dû me débrouiller seul avec mon doigt mouillé. J’ai continué sagement de croire à ces histoires qu’elle me racontaient, j’avais ainsi une route à suivre. Et si des petites voix venaient me chuchoter des déviations, je faisais semblant de ne pas les entendre. Aujourd’hui, je sais que tout est faux, mais tout restera vrai dans l’apparence tant que je raconterai à mon tour les histoires qui jalonnent ces pages, comme celle-ci par exemple, une histoire de patrimoine.

Dieu donc puisque c’est lui, avait décidé de doter la France de tout ce qu’on pouvait imaginer de plus spectaculaire, tout en variant le ton, les sites, les styles, les plaisirs. Il sortit de sa besace les monuments de toutes les époques, vestiges antiques à moitié ensevelis, forteresses austères et imprenable façon Monségur, château fastueux façon Versailles, éparpillés façon puzzle comme dirait l’autre sur tout le territoire. Du Vauban par ci, du gothique par là, des cathédrales immortelles et parfois combustibles, de minuscules églises romanes nichées dans un recoin, des abbayes secrètes et des ruines romantiques. Bref, question patrimoine, de quoi occuper à temps plein un étage entier du ministère de la culture.

Il pensait être arrivé au bout de sa tâche, quelques minutes de travail pour lui qui avait fait l’univers en six jours, quand il découvrit qu’il lui en restait un gros stock alors qu’il avait pourvu tout le monde du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest du pays. Dieu en fut très contrarié : il regardait ces chefs-d’œuvres inutiles, pensif et penché sur son grand sac ouvert, quand Saint-Pierre surgit de son nuage attitré et éternua bruyamment comme on le lui avait conseillé pour sa santé. Dieu tressaillit. Quand Dieu tressaille, c’est l’univers entier qui branle. Le sac lui échappa, se renversa, et tout le contenu tomba en escadrille sur le département de la Dordogne que vous me permettrez de nommer Périgord.

Voilà pourquoi on y trouve la plus grande densité et la plus grande variété de monuments qui soit en Europe, et moi je dirai dans le monde entier mais je ne peux pas le prouver.

Il est vain de prétendre en faire l’inventaire à cette heure tardive, ni de tout parcourir en visiteur infatigable : un vélo serait trop lent, un drone insuffisant. Et je ne connais pas d’autre moyen. Il faut donc faire un choix, et j’ai eu l’idée d’en garder quatre, suivant une sorte de diagonale folle Nord-Sud : les quatre châteaux des quatre grands barons du Périgord, qui tinrent le territoire tout au long du Moyen-Âge autant contre les rois qu’ils soient Plantagenêts ou Capétiens que contre les vilains et autres rebelles urbains ou campagnards.

Du Nord au Sud, en descendant du Limousin granitique, on se heurte à Mareuil, une ruine au bord de la Belle, la rivière du cru, le plus dégarni sans doute trop proche des ennemis nordistes. Belle ruine en effet, quand le soleil couchant nappe de rose ses pierres blanches.

Traversons les bois, nous voici à Bourdeilles, au solide donjon bien entouré dominant la Dronne poissonneuse, où le sieur de Brantôme pouvait s’adonner à ses frasques à l’écart de l’abbaye qu’il était censé diriger.

Il faut alors s’enfoncer dans les forêts et ce n’est pas une mince affaire : denses et inquiétantes, parsemées d’étangs, de vasières et de fourrés, réputées abris sûrs de belle lurette pour fugitifs de toutes obédiences, bandits de grands chemins, déserteurs de cent ans, français et anglais en toute fraternité, et plus tard huguenots et croquants, et qui pourrait-on y croiser aujourd’hui ? Mais il le faut, suivre les routes sinueuses, étroites et sombres, sans perdre le Sud, pour atteindre les falaises de la Dordogne dominées par l’orgueilleux Beynac, le plus puissant de ces quatre mousquetaires, un Porthos médiéval bien avant Dumas.

Du haut de ses remparts on voit jusqu’en Amérique, car juste en face, rive gauche, le château des Milandes abrite le souvenir de Joséphine Baker, et ses fondations plongent jusque dans le crétacé.

Ce fut une bonne idée de commencer par le Nord. Il ne sera pas nécessaire d’escalader, la falaise de Beynac, il suffira juste de se laisser glisser jusqu’à la berge où patientent les gabarres, et de franchir le fleuve. On pourra alors parcourir un pays de collines et de molasses, et après avoir franchi quelques vallées paisibles, là-bas, perché sur sa motte, on le verra se détacher sur l’horizon, le dernier château, le dernier des quatre. C’est mon préféré, c’est une star de cinéma, et il a même un nom dans la littérature : Biron.

Il y a en lui du médiéval austère et guerrier, machicoulis et donjon, du religieux envahissant, deux chapelles superposées, du raffiné renaissance, italien avec loggia et logis ; et tout est entremêlé jusqu’à former une cohérence historique, stylistique et temporelle, comme si un seul artiste avait tout dessiné depuis le début, depuis l’an 700 et même avant, sitôt qu’on avait eu l’idée de poser un cabanon sur le monticule de remblais afin de voir loin.

Voir loin. Voir Biron, et revivre.

 


 

Aucun commentaire: