dimanche 26 septembre 2010

HISTOIRE DE JIM - Huitième mouvement : les David et la mort.

Huitième mouvement : Les David et la mort.

Fâcheries et chipotages finissent toujours par tomber du bateau. Il faut bien de la gangue à gratter pour dénicher la pépite, du coquillage à forcer pour extraire la perle, et où pousseraient les fleurs sans fumier, où flotterait le nectar sans lie ? Les doutes passent, le plaisir est intact. Les hologrammes sonores semblent s’évanouir pour mieux se déployer au premier chant du coq. La jaserie est phénix qui renaît de ses cendres après avoir elle-même provoqué l’incendie.

Les deux David. Il ne fallait pas moins de deux David pour détruire le Goliath de mon inquiétude. Il fallait ces deux saxophonistes déchiquetés pour couvrir le bruit des saxophonistes déchiquetants. Contre l’hirsute de Madrid et l’imprécis de chez les jumeaux, Jim le magicien a sorti de sa manche, encore elle, ses deux David de derrière les fagots, virtuoses flamboyants, archanges florentins. Je les connaissais déjà, je ne les savais pas à ce point atouts-maîtres, je ne savais pas qu’ils sauraient empêcher mon Titanic de sombrer. Plût au ciel qu’ils fussent dans l’orchestre de ce paquebot le soir de l’iceberg, l’histoire aurait changé de nez.

Ma grande réconciliation avec la libre jaserie a été leur œuvre, aussi différents qu’ils étaient par leur chant et par leur place, David El Malek qui a mis dans sa poche un orchestre entier, qui l’a hypnotisé, et David Sanchez, l’homme du Barron de la mort.

El Malek fut un des artisans essentiels de la réussite du concert de Trottignon. Malgré le contexte contraignant, malgré la baguette du chef, à cause d’elle, grâce à elle, grâce à l’écriture obligatoire dans laquelle il devait se fondre, ses folles envolées de volutes, ses cascades endiamantées d’écume, venaient rappeler que la libre jaserie n’est pas un déchaînement gratuit mais une construction joyeuse, une exploration, un chemin dans la jungle, tracé non point d’arbre en arbre au gré de l’instant mais d’étoile en étoile à la recherche du Graal, l’oreille tendue vers la conférence des oiseaux, le nez aux aguets, tous sens en alerte. L’hologramme sonore en témoignait, bien en place quelque part entre l’écran central, la scène, et ma tête.

Sanchez, David le second dans l’ordre chronologique. J’avais échappé à la noyade par le premier, mais le second avait une rude tâche aussi, celle de me faire oublier le Barron. Sa jungle était celle du tourbillon de notes balancées dans la nature par le trio carnivore du pianiste et ses deux complices. En voici une, de gangue à gratter. J’ai longtemps entendu chanter les louanges de Kenny Barron, la grande tradition du piano commencée avec Art Tatum et Bud Powell. Les successeurs n’ont pas manqué, Hank Jones, Winton Kelly, et bien d’autres, ce n’est pas ici un catalogue, René Urtreger bien de chez nous, Oscar Peterson le canadien. Personne ne nommera Ahmad Jamal, un vieil ami de Jim, il ne fait pas partie de cette tradition là. Oublions tous ces noms, ce soir.

Ils ont dit que Barron était le meilleur d’entre eux, les gens qui causent dans les journaux et dans les postes. J’ai bien voulu les croire, bien que jamais la musique du Barron ne m’ait obligé à m’arrêter sur le bord de la route quand il sortait de l’autoradio. Je voulais l’entendre en vrai, et Jim m’avait promis que j’en aurais l’oreille nette. Il a tenu sa promesse, Jim. Je m’attendais à quelque illumination, à la découverte de mon ignorance, à la succession du Moine soi-même tant qu’à faire, et j’avais attaché ma ceinture pour éviter le mal de mer. Pour une déception, le mot est mal choisi, ce fut plutôt un coup de Barron, sans que ce soit un effet de la fatigue. Il n’y a pas de successeur au Moine, pas ici du moins, et je peux continuer à m’occuper de ses fiches sans craindre une concurrence. L’Oiseau peut chanter dans le ciel, le Barron perché ne l’atteindra pas. Son déluge de notes avait un goût de peur, comme s’il fallait conjurer le silence, comme s’il fallait construire un barrage contre le Pacifique, comme s’il fallait asphyxier toute vie alentours. Contrebassiste et percussionniste, en complices avertis, ajoutaient leurs sons aux sons, aucune ombre ne pouvait se poser sur ces broussailles épineuses, aucun colibri, pas même un fantôme. Il avait peur des fantômes, voilà le secret qui se faisait jour lentement en moi.

Le contrebassiste mérite mieux que ce rôle subalterne, pourtant. Quant au batteur, il eut le succès de tout batteur après un bon et long solo, cétotomatix, je ne lui refuse pas cette gâterie.
Qu’ont-ils fait de tes inventions, Bud, continuateurs ou fossoyeurs ? Pire. J’étais malheureux du massacre de la composition du Moine, prise d’un train d’enfer, sur un parcours si ahurissant que mon idée devenait précise, mon opinion arrêtée, le doute n’était plus permis : le Barron était terrifié. Les fantômes du passé lui tournaient autour en une danse macabre, et il tentait de les ensevelir sous leurs propres œuvres, sous un immense tas de notes.

Well you need’ nt chantait la chanson démantibulée, et si vite que roulât le train on entendait malgré tout le rire moqueur du Moine. En vain tu t’évertues et tu te tues si tu te tais, Barron, quarante minutes plus tôt Monsieur McCoy avait illuminé le monde et ressuscité les morts, et dans ton équipe un certain David ouvrait le chemin de la liberté dans l’épaisseur de tes épineux.

Voilà ce que fit David Sanchez. Il a sauvé le pianiste d’une apoplexie annoncée, il a rétabli l’oxygène. Sa musique ferme, droite, claire, coupante, a écarté la végétation et m’a permis d’entendre ce que je ne parvenais pas à écouter. Ce soir là, je n’étais pas venu pour Barron mais pour Monsieur McCoy, et c’est David Sanchez dont je voulais savoir ce qu’il devenait qui a été présent au rendez-vous.

Une fois pourtant, on ne m’accusera pas d’injustice absolue, Kenny Barron est rentré chez lui et a dompté sa peur. Ce qu’il aurait dû faire tout le concert, mais le pouvait-il, il a joué une composition de lui, bien à lui, bien travaillée, bien intime, il nous a ouvert sa porte. Composition élaborée pour un film qui n’est jamais sorti, à ce que j’ai cru comprendre. On sentait bien que, dans son atelier isolé, il n’y avait plus de fantômes ni de menaces. Il était sur ses terres, dans sa baronnie si je puis dire. J’ai eu plaisir à l’y accompagner, à suivre sa route au milieu des champs et des prairies, à faire le tour du propriétaire en sa compagnie, dans la forêt débroussaillée. Ce ne sont pas les décibels qui manquèrent, mais la peur n’était plus là, et parfois un silence pouvait se poser sur une branche, soulignant l’hologramme.

Puis tout s’est défait jusqu’à la reprise finale en solo où, seul, le gros pianiste m’a paru plus désemparé que jamais face à la gueule béante du néant, face à sa mort.

1 commentaire:

Marie a dit…

C'est la musique des mots qui m'entraîne et je peux dire qu'à cet exercice tu es rudement fort.