Conte philosophique - C'est arrivé en 2050 #5
5. La rencontre
Elle : « Il y a eu du
bruit ?
Moi : « C’est une chose
incroyable, je ne me souviens pas d’avoir entendu du bruit à cet instant. Le
sol s’est dérobé sous nous horizontalement, nous projetant dans un rayon de
quinze à vingt mètres. Pas de blessures grave pour quiconque, mais tu t’es mise
à hurler ce qui nous a plus effrayé encore que le spectacle des arbres rompus,
des nuages de poussière, de l’effondrement des rares cahutes que certains
avaient montées et de toutes nos tentes, mais elles étaient prévues pour cela.
Sous elles se trouvaient tous nos biens, et ma foi ils étaient moins en danger
là qu’à ciel ouvert ou dans des caves. Ce
fut comme un gros hoquet silencieux, comme pour nous mettre l’eau à la bouche.
Les trois coups de brigadier avant le drame en cinq actes en un seul cahot. Un
point de suspension, brutal mais clair et net. Nous ne perdions rien pour
attendre, ces quelques secondes suspendues et nous sur le carreau.
Vint alors le déchaînement, le vacarme
après le silence, le hurlement de la terre, et la peur, la peur, la peur, non
cette émotion qui te saisit parfois devant un danger soudain, mais une peur
ontologique, primordiale, métaphysique, une peur que je croyais réfugiée au fin
fond de quelque vieux cauchemar et qui remontait comme un remugle, en plein
éveil, en plein jour.
Elle : « Combien de temps a
duré la secousse ?
Moi : « Je te l’ai déjà dit.
Elle ne s’est plus jamais arrêtée, elle dure encore, voilà dix ans qu’elle
dure. Depuis cet instant jusqu’à aujourd’hui et pour combien de siècles je ne
sais, la terre a perdu son bel équilibre planétaire et ne cessera plus de
hoqueter ; l’idée même d’immobilité est devenue inaccessible. Bien sûr la
violence initiale a disparu, les premières secousses étaient les effets de la
rencontre. Secousses horizontales suivies de secousses verticales beaucoup plus
difficiles à vivre encore qui nous projetèrent à un bon mètre du sol comme un
trampoline devenu fou, je ne sais comment nous avons pu subir cela sans
dommages. Nombreux ont été les blessés autour de nous, sans parler des crises
cardiaques, des chutes d’arbres, des gens et des animaux rendus fous. Nous
étions tous devenus semblables, êtres vivants face à la fin du monde, tous
égaux dans la peur.
Ces ondes de choc ont détruit les
structures fragiles de la croûte terrestre en laissant juste de petits morceaux
de continent éparpillés, notre bon vieux granit a rempli sa tâche et a gardé
notre radeau intact, de ce qui était le Morvan jusqu’au pied des Cévennes et
des contreforts du Forez aux dernières collines avant le Rhône. Au-delà ce fut,
et c’est encore, l’enfer. Nous vivons désormais sur de multiples îles
flottantes dont la crème anglaise est un magma furieux d’avoir été dérangé dans
ses convections, et tu connais la difficulté que nous avons pour échanger d’une
île à l’autre, il faut franchir les lignes de feu, comme les nomades les
appellent, eux qui sont passés maîtres dans cet art dangereux.
Elle : « Tu ne m’as
toujours pas raconté la vague, papi. »
Décidément, ma petite-fille a de
la suite dans les idées. Il faut bien que j’y vienne, elle ne me lâchera pas.
J’ai vu lors d’un de mes voyages exploratoires les restes du monde où j’avais
vécu, après le passage de la vague, et je n’en suis pas guéri. Il faut
maintenant transmettre ce savoir à cette tête angélique, et les mots me
manquent. Le moment est pourtant venu.
Moi : « Oui ma chérie,
la vague. J’y viens, doucement. Je finis avec les secousses. Tu as grandi avec,
tu ne peux imaginer ce qu’est une terre immobile, tu ne tombes jamais même
lorsqu’elles sont soudain plus violentes. Tu es une fille de la nouvelle ère.
Moi je n’ai jamais pu m’y habituer et la terreur me submerge encore dès que les
secousses s’aggravent. Dix minutes de calme et j’oublie, et je tombe à la
onzième parce que dix minutes est bien le maximum qu’on puisse espérer. Tu
rigoles ou tu me ramasses, mais tu ignores à quel point je suis ravagé de
l’intérieur de ne pouvoir jamais souffler plus de dix minutes, ravagé comme
doit l’être la planète entière en son cœur. »
Depuis le début de mon histoire
j’étais déjà tombé trois fois sous l’effet des tremblements de terre
incessants, quand ma petite-fille gardait la pose impassible du vieux loup de
mer qui a toujours vécu sur un navire fou.
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