Chambres en ville
Dormir, mais pas toujours. Chambres
inattendues, inappropriées, incertaines, inévitables. Chambres de mésaventure.
1. Auberge espagnole
La dame de l’auberge ouvrit la porte pour nous montrer
la chambre. C’est le mot qu’elle a employé, le mot « habitación », que je traduis par chambre. Il y a peut-être
d’autres traductions. Elle faisait deux mètres de largeur par deux mètres
cinquante de longueur et était encombrée d’un lit à une place et d’une chaise
paillée. Aucun autre meuble n’aurait pu y loger, déjà que pour ouvrir grand la
porte il fallait déplacer la chaise. On se serait cru dans une chambre
parisienne d’étudiant, de celles qui sont louées à prix d’or par des
propriétaires délicats.
Le lit faisait face à la porte aligné le long du grand
côté, la chaise était disposée en chevet unilatéral. Une ampoule pendue à son
fil éclairait la pièce depuis le plafond. Pas de fenêtre. Rien aux murs,
beige-marron.
C’était la seule chambre disponible de la seule auberge
de la région disposant de chambres disponibles, il était dix heures du soir et
il pleuvait ; alors entre Teruel et Cuenca ce fut une longue insomnie
entrecoupée de somnolence.
2. Chambre d’amis
La maison est toute en escaliers et la chambre d’amis
est en haut, au deuxième étage. Nos hôtes nous y reçoivent volontiers ce qui
nous évite de reprendre la route après un joyeux repas avec eux. Pour
l’atteindre, nous devons franchir le premier palier où se trouve leur chambre,
ainsi que les lavabos et les commodités.
L’escalier est un ancien escalier en chêne, si fatigué
de tout ce monde qui le piétine depuis des siècles qu’il gémit et croasse à
chaque pas, à chaque marche, aucune pantoufle n’y peut rien changer. La chambre
est vaste, plutôt froide en hiver car le chemin est long de la chaudière au
radiateur, plutôt chaude en été sous les toits mansardés. Elle est claire, jour
et nuit. La grande fenêtre sans volets domine les maisons d’en face et donne
sur le puissant lampadaire de la rue dressé juste là.
Après une bonne soirée à deviser et festoyer, nous
montons nous coucher et nous restons prisonniers de la chambre jusqu’au matin,
de peur de déranger avec les gémissements du bois. Si au moins il y avait un
pot de chambre dans la table de nuit ! Si au moins il y avait une table de
nuit !
Nous aimons bien nos amis, nous leur rendons visite
souvent, mais, sauf votre respect monsieur le code de la route, nous dormons
chez eux rarement.
3. Hangar à bateaux
La chambre fait environ trois cents mètres sur
quatre-vingts. Le plafond à quinze mètres de hauteur est constellé de
projecteurs. Il y a, répartis sans logique identifiable, des petits groupes de
sièges individuels disposés en rangées de cinq, constitués de coques en
plastique donc impossibles à transformer en banquette.
La chambre est divisée en deux secteurs par le long
comptoir double, seule partie restée obscure de ce qui ressemble bien plus à un
hangar qu’au terminal d’embarquement maritime qu’il prétend être. Des
ordinateurs y sont disposés régulièrement, tous éteints. Ce sera sans doute la
zone d’enregistrement dans une vie future mais il n’y a présentement personne
derrière les comptoirs, c’est vraiment fermé. Il n’y a personne non plus pour
nous accueillir, nous parler. C’est pourtant bien ici qu’il fallait se
présenter et notre arrivée à cette heure tardive était connue de longue date,
le bateau sur lequel nous devons embarquer est d’ailleurs là, juste derrière,
il nous tendrait presque sa passerelle, mais la seule porte qui lui correspond
est verrouillée. Nous découvrirons plus tard qu’il y avait de la place pour
nous sur ce bateau.
Quelques passants passent. Certains se parlent dans des
langues inconnues. La résonnance des lieux est telle que même connue la langue
serait incompréhensible. Ils sont sans doute aussi perdus que nous, et tous
aussi prévus de longue date.
Dans un coin du hangar, un grand tapis a été posé sans
raison apparente, ainsi qu’un paravent ajouré comme on sait les faire dans ces
pays d’Orient compliqué. Il s’agit probablement d’une réminiscence des
campements bédouins qui, il n’y a pas si longtemps, était l’habitat usuel et
suffisant de ces gens du voyage. Un décor absurde posé sur le sol de
béton : tapis, coussins, paravent, en forme d’irrésistible tentation.
Alors, en attendant que l’organisation défaillante de
notre accueil se réveille enfin, nous nous y sommes endormis jusqu’au petit
matin.
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