lundi 2 novembre 2020

Un concert historique

Il y eut durant le siècle dernier des concerts historiques dont on parle encore aujourd’hui et qui sans doute ont changé, sinon la face du monde, du moins les oreilles des gens. Nul n’assiste jamais à ces concerts-là même si la salle était comble, même si les collines alentour étaient noires de monde et de boue, mais la légende va son chemin et bientôt tu ne trouveras personne qui n’y ait traîné ses guêtres. Ce fut mon cas : un soir de léger mistral, j’ai traîné mes guêtres au bon endroit au bon moment.

J’ai aimé pendant toute ma jeunesse parcourir les routes de France sur ma mobylette. Grosses sacoches, valise sur le porte-bagage, les gens me regardaient passer, interloqués, alors qu’aujourd’hui on ne se retourne même plus sur une trottinette lancée à 80 kilomètre à l’heure sur la nationale. Un été, j’avais rejoint mes parents en villégiature à Briançon, et la bougeotte m’a repris au bout de quelques jours de confort absolu dans le charmant hôtel face à la montagne : je voulais voir la mer.

Direction plein sud. Inutile ici de faire un cours de géographie, chacun sait que ce sont les Alpes qu’il faut franchir, et pas moins de trois cols majuscules se mettaient en travers de mes envies, col de Vars, col d’Allos, col de Restefond. A vrai dire, je ne suis pas certain de les avoir franchis tous les trois cette fois là, même si ma mobylette les a en effet tous passés un jour ou un autre ; j’aimais aussi les tours et les détours. Alors si les amateurs de cartes routières trouvent à redire à mes exploits, je leur laisse le soin de s’écarquiller les yeux pour imaginer d’autres chemins. Mais je suis certain du Restefond et son petit détour final, le col de la Bonette. Des montées à pédaler pour aider la vaillante tasse à café et soulager la courroie, des descentes à s’inquiéter pour les freins, et des paysages à me consoler des soucis mécaniques, paysages qu’il faut mériter sinon pourquoi seraient-ils à ce point magiques ?

A osciller entre 2200 et 2800 mètres d’altitude, il m’a fallu ma bête et moi deux jours et deux orages comme seule la montagne sait en déchaîner pour arriver sur les plages de notre mer à tous.

Une grande effervescence régnait dans la pinède de Juan-les-Pins. J’ai décidé de m’arrêter là deux autres jours, ne serait-ce que pour laisser souffler le petit cinquante centimètres-cubes qui avait été bien plus héroïque que moi. Pas d’hôtel, en été là-bas qui pourrait trouver un hôtel abordable et disponible ? J’ai repéré sur le cap un de ces terrains vagues qui en ce temps là échappait encore aux promoteurs et j’y ai caché valise et sacoches dans la prolifération des épineux méditerranéens. On a ainsi des idées saugrenues, qui imaginerait laisser dans un coin tout son barda sans surveillance ? J’ai traîné en ville, j’ai pris mes repères, j’ai acheté mon billet pour le lendemain soir. Et le lendemain soir, je suis allé au concert, non sans avoir dormi recroquevillé dans les buissons.

Cinquante minutes. Il n’a pas duré davantage. Les quatre énergumènes furibards sur scène n’auraient pas pu jouer plus longtemps, emportés sans retour. Et moi, en une heure moins dix, j’ai accumulé assez de musique pour le restant de mes jours.

Encore une nuit dans mes buissons, agitée par les notes et les mesures et le mistral, et au lever du soleil je repartais pour rejoindre Avignon à travers l’Estérel et les Maures puis le plateau provençal et je ne me souviens de rien de ce que j’y ai vu, la musique tournait dans ma tête et ne me lâchait plus. La mobylette m’a conduit jusqu’aux portes de la cité des papes et, lassée sans doute de se sentir négligée, m’a précipité contre une deux-chevaux qui passait par là. J’ai vécu cette année là le festival d’Avignon depuis l’hôpital du coin mais ce n’était pas grave, j’avais fait le plein au festival d’Antibes en 1965 à écouter Coltrane jouant Love Supreme avec son quartet.

S’il faut retenir cinq concerts dans la musique du vingtième siècle, celui-là en fait partie.

 

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