jeudi 5 novembre 2020

MON NOM EST TERRE

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Globalisation. Gléoubalaïzécheune comme ils disent parce qu’ils parlent anglais ou plutôt qu’ils veulent le faire croire, qu’ils veulent faire croire que je suis leur chose. Comme s’il suffisait de faire le tour de son voisin pour le connaître, ou de sa voisine d’ailleurs. Magellan m’a contournée, du moins il a essayé mais n’est pas arrivé au bout. Au moment de mourir sur son rafiot, qu’a-t-il bien pu penser ? Qu’il me connaissait ? Qu’il avait fait le tour de la question ? Qu’il suffisait de rentrer à la maison ? L’imprudent, présomptueux, hâtif et désordonné, qui n’a pas compris qu’une bonne connaissance passe par un travail rigoureux de procédure pour éliminer les fausses conclusions, les biais, les préjugés. Ils sont encore nombreux aujourd’hui, les champions des déductions désordonnées, hâtives, présomptueuses, imprudentes. J’en crève, de ces fats satisfaits. Non, c’est faux, je n’en crève pas ; mais nombreux sont ceux qui meurent.

Mon petit Magellan n’était pas le pire d’entre eux. D’autres ont suivi qui ont fait le tour complet, en 80 mois, puis en 80 semaines, puis en 80 jours, puis en 80 heures, puis en 80 minutes. On est rendu à 80 secondes maintenant. Me connaissent-ils mieux ? Le seul à qui j’accorderais des circonstances atténuantes pourrait bien être Phileas Fogg et ses quatre-vingts jours. Il en a vu, dans son tour, des choses inconnues de son temps et de lui, et qu’il a reçues avec curiosité et humilité, parfois à son corps défendant et diablement bien mises en scène par son Jules de mentor, inventeur infatigable qui m’a souvent inquiétée à force de se rapprocher de mes vérités sans le savoir.

Les autres passent et ne regardent rien, tout occupés à faire des affaires, à signer des contrats, à délocaliser l’indispensable, et à se jeter dans les filets des trafiquants sous prétexte qu’ils sont moins chers. Pour s’apercevoir un beau matin qu’ils sont obligés de les supplier de les dépanner, et l’économie dont ils étaient si fiers de réciter le catéchisme se transforme en coût exorbitant non seulement en dollars douloureux, mais tout bonnement en vies humaines, en raisons de vivre, en libertés, en affections, en caresses.

Et moi, bonne boule béante à la bouille bleue, je regarde ces désespoirs avec l’indifférence qui fait mon charme, car je sais très bien qu’il ne sert à rien de me faire le tour en battant des records pour me connaître et me dompter, il faut regarder, flâner, réfléchir et aimer, m’aimer. Je n’aime personne mais je demande qu’on m’aime, c’est bien la moindre des choses qu’ils me doivent tous, moi qui les fais vivre, et qui, contrairement à ce que je leur fais croire, ne mourrai pas de leurs excès.

Car ils le disent tous, à qui mieux mieux, à propos de moi : « la planète est en danger, la planète va mourir ! ». Mais non, je ne suis pas en danger, ou plutôt, les dangers qui me menacent n’ont rien à voir avec vous ni avec votre frénésie, ce sont des dangers cosmiques auxquels vous ne pourrez rien, jamais rien, ne croyez pas être les plus forts, ni maintenant ni dans dix-mille ans si vous êtes encore là. C’est vous qui mourrez, tôt ou tard et tous, sans que cela ne fasse ni chaud ni froid à mon climat, à mes rotations, à ma danse autour de mon astre.

Et vos profits de dingue à saccager mes paysages, vous les emporterez dans votre crématorium. Ceux qui veulent se faire congeler n’auront même pas un réveil difficile, ils n’auront pas de réveil du tout.

Alors comment pensez-vous pouvoir me connaître, indifférente et indispensable ? En fouillant mes entrailles, en plongeant au fond des océans, en marchant seuls dans la taïga ou sur la ligne des volcans de la Cordillera-Occidental ? Même prise à douze mille mètres de profondeur, la carotte de roche que vous aurez péniblement réussi à sortir ne vous dira rien ni de la chaleur qui la baignait, ni de ce qui se passe dix fois, cent fois plus profond. Vous aurez bien quelques idées en m’auscultant, en écoutant les échos de mes vibrations, quelques hypothèses, quelques théories. C’est bien et je vous en félicite pour une fois que vous réfléchissez, comme se réfléchissent mes ondes intérieures sur mes discontinuités.

Mais acceptez-le une fois pour toutes : ces quelques images que vous allez obtenir ne sont pas moi, mais juste des images qui vous rassurent, qui vous guident, dans vos tâtonnements d’êtres humains dépendant de mes humeurs et de mes caprices.

Et, s’il vous plaît, une bonne fois pour toutes, cessez de m’appeler « la planète ». Il y a dans l’univers des milliards et des milliards de planètes, certaines me ressemblent mais la plupart sont si différentes que ce que vous pourriez savoir sur moi ne vous servira de rien pour les comprendre, des petits bouts de roche qui croisent à des vitesses folles aux géantes gazeuses entourées d’anneaux multicolores et de satellites plus gros que moi. Moi, je me nomme La Terre, et aucune autre de mes collègues n’a ce nom, depuis quatre milliards d’années que je me prélasse au Soleil.

La Terre. Répète un peu pour voir : La Terre. Voilà. C’est mon nom.

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