lundi 22 février 2021

MONOLOGUE de THEO-DORA

Voilà qu’il m’appelle sa Dora maintenant. Sûr que bavarder pendant sept mois crée de l’intimité. Mais j’y tiens, à mon dieu de préfixe, il me relie à la grande histoire. Je ne vais pas non plus en faire tout un plat. Mais de quoi avons-nous pu parler tout ce temps ? Je me souviens que nous n’avons pas arrêté, comme si après notre rencontre nous avions l’un comme l’autre un besoin violent de cracher notre vie, comme si nous nous étions reconnus comme réceptacle réciproque.

 Si quelque dieu avait mis en forme tout ce que nous avons créé en vibrations d’air, il y aurait maintenant sept univers supplémentaires, un par mois de parlottes, un par an de vie commune. Ils existent peut-être vraiment désormais, ces univers avec leurs 13 milliards d’années d’âge, treize virgule sept pour être précis bien qu’on ne soit plus à sept-cent millions près après sept mois immobile sur ma chaise capitonnée, après sept ans à s’affronter.

Heureusement qu’elle était capitonnée, je n’ose imaginer les univers d’angles aigus que nous aurions ajoutés dans nos discours si la chaise avait été raide, angles aigus qu’il aurait placés sur sa toile alors qu’elle est déjà un peu tordue à mon goût. Rien que ce chapeau ridicule dont il m’a affublée alors que je ne l’ai porté à aucun moment de ces longs mois à se découvrir.

Mais je l’avais en effet quand il m’a séduite de son regard de braise il y a sept ans, et il me l’a posé au sommet du crâne en souvenir de ce moment déjà lointain, en supposant qu’il s’agit bien du sommet de mon crâne ; avec lui on ne sait jamais et c’est ce que j’aime en lui, qui on est, où on est, où on va, qui on devient, ce qu’il voit, ce qu’il aime. Lui sait pourtant exactement de quoi il retourne mais il ne répondra pas si on lui pose la question. Regarde le tableau, grommellera-t-il sans doute dans ses bons jours.

Il est l’incarnation du principe d’incertitude d’Heisenberg et je me demande qui l’a formulé le mieux, l’allemand avec ses formules ou l’espagnol sur ses toiles.

Je m’en souviens très bien, de ces séances de pose, et de celle-ci en particulier où justement il m’a bassiné avec cette histoire de vitesse et de position. Voilà ce qu’il cherchait, à les faire voir simultanément dans son ouvrage, quand l’autre prétendait que c’était impossible. A ce compte-là, toutes les grandes idées du XXème siècle, les bonnes, parce qu’il n’y a pas eu que de bonnes idées dans mon siècle, toutes les idées viendraient de Pablo. Moi je ne dis rien, j’ai déjà du mal à suivre et pourtant je sais que je fais de la bonne photographie et qu’un jour viendra où je ne serai plus seulement ce modèle qui pleure. Alors je laisse les particules élémentaires se placer et se déplacer avec toutes les incertitudes qui leur plaisent, du moment que je reste assise sur mon capiton.

Voici que moi, minuscule particule amoureuse, il m’a agrandie de toutes mes coutures, il a superposé mes poses, il a immobilisé mes trajectoires sans les figer et sur l’écran secret de son atelier intérieur, il a projeté ma vie entière aux yeux de tous quand je me croyais impassible. C’est en parlant qu’il m’a retournée et, taureau incandescent, qu’il m’a mise à nu, tout habillée que j’étais.

 

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