mercredi 7 juin 2023

Les yeux du passé

 

 

Je l’ai déjà croisé, ce type. Impossible de me souvenir ni où ni quand, mais je suis certain de l’avoir déjà croisé. Et cette certitude mêlée à cette ignorance me met en colère. Colère contre lui, colère contre moi, colère contre l’image, colère contre l’auteur de l’image, peintre ou photographe ou imprimeur ou journaliste, colère contre la terre entière. Je me souviens de lui parce que, déjà à l’époque, je veux dire à l’époque où je l’ai déjà croisé, il avait ce regard sévère et bienveillant qui te couvrait de honte pour peu que tu aies quelque chose à te reprocher. Et bien entendu, à cette époque indéterminée mais précise, j’avais toujours quelque chose à me reprocher.

Pourquoi faut-il que, sous son regard sévère et bienveillant sans aucune émotion apparente, sans même qu’une seule parole soit prononcée, on ressente de la honte ? Il n’y a aucune raison d’avoir peur le glaive de la punition est rangé au plus profond des placards, il n’y a aucune raison d’être en colère ce serait lui qui devrait l’être et il ne l’est pas, il n’y a aucune raison d’être agressif il ne demande aucune justification aucun alibi aucun repentir. Il est là et il te regarde avec son air de ne pas y toucher tout en te tenant solidement dans ses filets mentaux. Alors voilà, tu n’as qu’une issue, la honte, je n’ai que cette issue.

Pourtant, je ne sais plus ce que j’avais fait de répréhensible en ce temps-là. A quoi bon s’en souvenir, devant cette image j’ai le sentiment d’avoir un nouveau méfait à mon passif, là, tout de suite, il y a cinq minutes ou une heure. Ce ne sont plus les revenants d’une autre vie, ce n’est plus cette honte lointaine survenue en croisant Balthazar vivant, oui j’ai décidé de le nommer Balthazar.

Ce que je ressens, hic et nunc, ce n’est pas cette autre vie d’histoire ancienne, mais juste là, dans le métro où chez moi ce matin en prenant mon café, c’est aujourd’hui même. Pourtant la porte était fermée à clé il n’a pas pu entrer dans la maison, le métro n’était pas si bondé on l’aurait remarqué avec son chapeau. Et il n’est pas l’homme invisible, j’ai son visage sous le nez.

Son regard ne me quitte pas des yeux, si j’ose dire. Il va falloir que j’avoue mes fautes des siècles passés ou celles de cette journée qui se termine. Le Balthazar que je pourrais tout aussi bien appeler Léonard mais ce serait trop facile doit faire un auxiliaire de police particulièrement redoutable : devant lui, on est prêt à avouer les plus abominables forfaits avant le tout début de l’interrogatoire, il est une sorte de créateur d’erreurs judiciaires en série. Je l’imagine volontiers avoir traîné ses guêtres du côté d’Outreau ou de la Vologne. Dreyfus ? Non, pas Dreyfus. Dreyfus était une erreur judiciaire très bien organisée, ils n’ont pas eu besoin de Balthazar.

Si j’invente des histoires à dormir debout pour éteindre son Å“il attentif et hérisser sa barbe soignée, il ne sera pas dupe car il verra que je n’y crois pas, à mes histoires. Elle réside dans ce terrier, la honte, au fin fond de l’impossibilité de se raconter des histoires, de l’impossibilité d’habiller avec des robes de princesses et des collants de princes charmants les noirceurs qu’on n’oublie jamais. Les diamants brillent quelques minutes, quelques heures, quelques jours, quelques siècles, et la noirceur finit par tout recouvrir. Alors tu baisses la tête, tu regardes le bout de tes chaussures, tu te serres la poitrine dans les bras, et tu attends que cesse le silence de l’image.

février 2020


 

Aucun commentaire: