jeudi 3 août 2023

MA VIE EN PEINTURE

 

Première partie : UN MARIAGE A VENISE

Je n’étais pas invité. Les portes du palais étaient pourtant grandes ouvertes et je voyais la fête battre son plein : le vin coulait à flots, et les tenues des convives les plus rigides commençaient à mollir, sans parler des arsouilles il y a toujours des arsouilles dans les festins. Les chiens eux-mêmes prenaient un air penché, alors je me suis enhardi. Il me fallait rejoindre la terrasse dans le fond, celle qui donne sur la lagune qu’on devine derrière entre les balustres, et j’ai décidé de passer par la salle du banquet. J’étais déjà un peu en retard et j’évitais ainsi le grand détour par l’autre côté du canal et les risques de mauvaise rencontre. Une dame m’attendait au pied du campanile et je serai ponctuel, ponctuel pour une fois, et soyons fous, pourquoi pas en avance.

Je ne m’étais pas trompé, les chiens n’ont même pas fait attention. Ils étaient pourtant en première ligne et j’étais obligé de leur passer devant. Si les chiens ne remarquent rien, que dire des humains, tous attablés, affalés, avachis, j’aurais pu être l’homme invisible. Ils m’ont sans doute pris pour un serveur perdu dans ce branle-bas, et pourtant mon costume-cravate aurait dû les surprendre, les faire sortir de leur torpeur. Déguisé en éléphant rose, je serais passé inaperçu ; c’est vexant à la fin. La faute au vin, certainement, on en parlera longtemps de ce vin, venu de nulle part, surgi d’amphores imprévues, qu’on en n’a jamais bu de pareil, un vin divin.

Seul le gars assis au milieu de la table m’a suivi du regard. Il n’a rien dit mais je jurerais qu’il a eu un petit sourire en coin qui m’était adressé.

Ce fut beaucoup plus compliqué de rejoindre les escaliers derrière le premier portique. Enjamber les corps des ivrognes, éviter les rixes, contourner les groupes agglutinés, fut un passage éprouvant. Du devant on ne voit rien mais ces belles colonnes de marbre rose veiné cachent une pétaudière qui m’a presque fait regretter de ne pas avoir entrepris le grand détour. Jouer des coudes en douceur, un mauvais coup est vite parti, éviter les crachats et le vomi, ne regarder personne dans les yeux, et tenter de donner une suite à mon statut d’homme invisible que je croyais avoir obtenu quelques minutes auparavant. Enfin la première marche, l’escalier n’est pas bien long ni bien haut, et me voici sur la terrasse où s’activent les cuistots, les bouchers, les aides, les commis, les gâte-sauces et les pique-assiettes, en plus des arsouilles il y a aussi des pique-assiettes dans les festins et parfois ce sont les mêmes. J’ai respiré un bon coup.

Je n’irai jamais à mon rendez-vous. La dame du campanile doit se demander pourquoi elle attend encore, quatre siècles plus tard. J’espère pour elle qu’elle n’existe pas, qu’elle n’a jamais existé, ce serait trop humiliant : pas un mot d’excuse, aucun messager, pas même un texto. Mais je le jure, je n’y suis pour rien. Paolo, le peintre bien connu, m’a repéré en train de monter sur le soubassement d’une colonne du portique arrière et il a aussitôt noté mon accoutrement absurde, comme une tache sur son tableau. D’un geste sûr de son pinceau, il n’avait pas vingt-cinq ans de métier pour rien, il m’a affublé d’un drapé rose pâle et m’a figé dans une posture inconfortable, accroché d’une main à la colonne et tendant l’autre vers je ne sais quelle friandise, ou un verre de ce vin pourquoi pas on voit mal de loin, en équilibre précaire sur une jambe. Je ne me souviens plus, j’avais peut-être tenté un signe vers la belle, in extremis. Et voilà, je ne bouge plus depuis ce temps-là, quatre-cents ans et quelques crampes.

Je ne suis plus qu’un personnage inconnu qui se tortille au milieu d’une fête où il n’était pas invité, un mariage à Venise en 1562. Rose pâle ! Quelle idée ! Je me serais bien arrangé de ce joli vert comme sait les faire ce monsieur Paolo Caliari, ce peintre dont on a d’ailleurs donné le nom à ce joli vert qu’il avait rapporté des Noces de Cana, le vert Véronèse.

 

Seconde partie : LES NOCES DE CANA

Il faut que je m’explique. Mes aventures vénitiennes de 1562 n’intéressent personne et d’ailleurs ne serions-nous pas plutôt en l’an 31 après JC ? JC dont je suppose que le nom complet est Jean-Claude. Le temps est diablement malin, pléonasme, qui nous file entre les doigts et transforme l’eau en vin et les vessies en lanternes. Alors, explique !

Chacun et chacune se souviennent d’un maître ou d’une maîtresse pendant son adolescence qui a su les tirer de l’ornière où elle pensait mener toute sa vie, où il se croyait englué pour toujours. Un professeur, une enseignante, un animateur, une directrice, a surgi et s’est penchée sur son cas, et le monde s’est éclairé. Ils furent cinq ou six à se relayer tout au long de mes apprentissages d’écolier, et leur nom ne dirait rien à personne. Je ne vais pas en faire la litanie et me contenterai d’évoquer, d’invoquer plutôt, ce professeur d’histoire que je croisai en classe de seconde. Histoire-Géo, disait-on. Le programme portait sur ce qu’il était convenu de nommer les temps modernes, nomenclature sortie de quelque cerveau ministériel dérangé, commençant en 1492 annus horribilis, et finissant en 1789, espérance et déceptions. Il y avait matière à histoire et bien entendu il n’a pas terminé le programme, Louis XV et Louis XVI sont passés à la trappe. Louis XVI surtout d’ailleurs.

Ce professeur a su me passionner, histoire et géographie sont devenues mes mamelles de connaissance. Mais ici c’est l’histoire qui compte. Au lieu de nous ânonner des évènements et des dates, des batailles et des rois, des assassinats et des massacres, il nous a parlé des gens, des vies à la campagne, des villes grandissantes, des polémiques et des argumentations, des rues de Paris et des rivières de France, de l’Italie de ces temps-là saccagées par nos soudards, et de l’Angleterre philosophique. Chaque semaine nous devions préparer un exposé, et il en choisissait un parmi nous pour monter le défendre sur l’estrade face à la contestation de la classe, pendant qu’il observait et équilibrait les forces en cas de dérive.

On a ainsi parlé des guerres d’Italie, justement, des guerres de religion, de l’absolutisme Bourbon, ou de la régence d’Orléans. De bien autres choses encore, apprenant plus sûrement qu’en se trompant sur les dates, les traités, les édits. Mais, je l’ai dit, on n’a pas dépassé la régence, la fête n’a pas pu commencer, l’année scolaire était morte avant. Peu importe, j’ai eu le temps de préparer l’exposé, comme mes petits camarades, qu’un vendredi il nous a proposé pour le vendredi suivant : vous vous choisissez un tableau du musée du Louvre, n’importe lequel pourvu qu’il soit de la période et vous l’étudiez, thème, style, technique, peintre, contexte, tout ce que vous pourrez relier à ce tableau. La période était l’Italie d’après les guerres d’Italie, encore elles.

Me voici au Louvre avec mes parents, le dimanche suivant où j’aurais bien aimé jouer au foot avec mes copains, à parcourir les salles consacrées à la Renaissance Italienne, car ma mère ne jurait que par la Renaissance Italienne, ainsi que par les impressionnistes mais ce jour-là c’était Renaissance Italienne. Nous étions donc dans l’aile Denon, enfin ce qui aujourd’hui se nomme l’aile Denon à l’époque je ne savais rien, et c’était à moi de décider du tableau. La Joconde m’a souri, ce n’est pas la dernière fois nous en aurons des aventures ensemble par la suite, Raphaël a déployé ses charmes religieux et ses madones ne m’ont jamais laissé insensible depuis. Je ne vais pas énumérer tous les autres ils sont trop nombreux, ils ont joué des coudes pour être vus mais franchement, qu’avais-je à faire de ces allégories, de ces crucifiés, de ces dormitions, et de toutes ces images dont on me rebattait déjà les jeudis au catéchisme, c’était caté le jeudi en 1960.

Il fallait pourtant choisir et revenir à la maison avec son butin. Tout le monde a deviné maintenant : ce fut le plus grand de tous en taille, soixante-dix mètres carrés comme un joli appartement dans Paris, le plus habité de personnages cent-trente à ce qu’on dit mais je n’ai pas vérifié, le plus haut en couleurs et encore il n’avait pas été restauré. C’est bien sûr le seul tableau de la Grande Galerie où l’on peut entrer sans se baisser puisque tout le monde y est grandeur nature : les Noces de Cana par Véronèse né Paolo Caliari.

Je peux arrêter mon histoire ici. Je ne me souviens pas de l’exposé que j’en ai tiré ni de la note que j’ai obtenue, le professeur notait tous les exposés rendus et pas seulement celui désigné pour l’estrade. Mais cette semaine-là, entre les deux vendredis, je suis entré en peinture comme on entre au couvent et je sais, au fond de moi, non seulement que le peintre a peint ce tableau en 1562 pour moi et pour personne d’autre quatre-cents ans plus tôt, mais aussi que c’est le tableau qui m’a choisi et non l’inverse. Comme d’ailleurs tous les tableaux qui m’ont immobilisé depuis.

Régulièrement, je profite qu’il soit de plain-pied pour y faire un petit tour, une petite promenade. Personne ne me voit sauf Jean-Claude assis au centre de la scène, mais j’ai bien compris qu’il était le seul avec moi à ne pas être vraiment de la fête : elle lui annonçait trop un moment difficile de sa vie, dans les deux ans qui viennent.

Pour autant, il ne m’a jamais fait de Cène.

 

 

 

 

 

 

 

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