mardi 9 avril 2024

LA MEMOIRE D'UN ÂNE

 

          

Je suis un âne. Ne te trompe pas, ne crois pas que je vais me coiffer du bonnet du même nom après quelque bêtise. Je veux que tu comprennes bien ce que je raconte ici : je suis un âne parce que je le suis, ma mère était une ânesse et mon père un baudet du Poitou, célèbre dans toute la contrée.

Je suis un âne intelligent.

Mon patron se nomme Buridan. Oui, voilà, tu y es, je suis l’âne de Buridan. J’aurais sans doute dû commencer par là, nous aurions gagné du temps et un paragraphe entier. Mais sommes-nous ici pour gagner du temps et des paragraphes, alors que j’écris mes mémoires et que tu les lis ? Il faudrait d’ailleurs tout mettre au passé car mon histoire est finie depuis longtemps et que je suis mort. Les vautours et les chacals m’ont transformé en un beau squelette qui orne cette route d’Aragon où s’est achevée ma longue marche.

Buridan est espagnol d’Aragon. Silencieux, frugal, bourru, rien ne lui échappe, même mes pensées les plus cachées. Le monde n’a pas de secret pour lui et il avance dans sa vie comme dans un livre ouvert. C’est un philosophe sans écriture, un péripatéticien sans élève, une bibliothèque sans lendemain. Mais c’est un bon patron. Toujours à l’heure pour m’apporter ma brassée de chardons quotidienne et mes deux seaux d’eau fraîche. Il en pose un devant moi et l’autre un peu plus loin à l’ombre pour qu’elle ne s’échauffe pas trop dans le cagnard. Tu le sais mieux que tout le monde, le cagnard du côté de Teruel de juin à septembre, c’est quelque chose.

Je ne sais pas comment il s’en est aperçu, mais il a senti que sa méthode des seaux d’eau décalés m’irrite, que je rejette cette sorte d’injonction de boire d’abord ce seau ci avant d’aller boire ce seau là, que je perds ainsi un peu de cette liberté qu’il me laisse le reste du temps, à choisir mon chargement et mon itinéraire, à s’accommoder de mes choix, à faire semblant de croire que je choisis toujours ce qui l’arrange bien qu’à l’insu de mon plein gré comme dit l’autre.

Alors un beau matin, qui est plutôt un torride midi de solstice, il me déverse les meilleurs chardons de la région puis il dépose les deux seaux avec un soin extrême, juste devant moi, je te le dis comme tu me vois, les deux. Avec une tige droite qu’il s’était fabriquée, il fait en sorte qu’ils soient très exactement à la même distance de mon museau. Et il me dit :

« J’espère que j’ai bien fait tout comme tu veux, que je n’ai rien tenté, volontairement ou involontairement, qui puisse influencer ta liberté de choix. Je t’ai mis la même eau, de même température, dans les mêmes seaux, même forme même métal même contenance. Je te laisse et je m’éloigne, je ne te regarde pas, surtout pas, on ne sait jamais, mon regard pourrait agir sur ton inconscient. Tu ne penseras plus que je te prive de ton libre-arbitre ! ».

Et il part comme il a dit. Je suis impressionné avec quelle finesse d’esprit il a deviné mon tourment secret, mon irritation à peine consciente. Je le regarde s’éloigner avec reconnaissance. Puis, n’y tenant plus, il fait vraiment trop soif sur cette plaine caillouteuse, j’observe les deux seaux. Le ciel s’y reflète en petits éclats frais et tentateurs, de la même façon sur un seau et sur l’autre, Buridan a bien travaillé, j’ai affaire à deux jumeaux parfaits. Il ne me reste plus qu’à m’approcher et boire jusqu’à plus soif.

M’approcher. Oui, bien sûr. Mais de quel seau ? Il faut m’approcher de l’un ou de l’autre, ils sont tous deux exactement à la même distance, à vue de museau un petit mètre cinquante. Je n’ai ni deux têtes ni deux langues, il faut bien que ce soit l’un ou l’autre seau. Quelle main, quel papillon, quelle raison démonstrative, quelle divagation tectonique, va me pousser vers celui-ci plutôt que celui-ci ? Pourquoi devrais-je renoncer à commencer par l’un et non par l’autre, renoncer au premier pour m’attaquer au second ? La première gorgée de bière est dit-on la meilleure, pourquoi donnerais-je ce privilège à un seau et non à son jumeau, et réciproquement ?

Les questions, les ruminations, les pensées se sont mises à tourner dans ma tête ensoleillée pendant que ma langue gonflait. Quoi, disait ce morceau de cerveau, tu hésites ? Ce n’est pourtant pas compliqué de plonger la tête dans l’eau qui t’attend ! Oui, répondait la cervelle voisine, mais rien ne me pousse plus d’un côté que de l’autre, l’équilibre est parfait, et si quelque cataclysme ne survient pas, la gémellité restera parfaite et je ne pourrai sortir de mon immobilité. J’ai commencé à m’énerver et j’ai commencé à t’écrire au passé parce que je me souviens très bien de ce moment. J’ai voulu tout reprendre à zéro, comme on dit dans les interrogatoires, pour tenter de mettre le doigt sur le détail qui fera éclater la vérité.

Parce que la vérité, là maintenant, je ne la connais toujours pas, monsieur l’inspecteur. Je sais seulement que je suis mort de soif à force de ne pouvoir disposer d’aucune pulsion ne serait-ce qu’infinitésimale, à force de tourner dans ma tête devant cette eau bienfaisante qui n’attendait qu’un coup de langue.

Quand Buridan est revenu du village, à la tombée de la nuit, les vautours avaient commencé leur dîner. Il parait qu’il aurait dit, je ne sais pas qui a pu l’entendre mais il y a toujours des oreilles qui traînent dans ces champs de cailloux, des oreilles d’âne évidemment, il parait qu’il a dit « que ce qui doit arriver arrive ».

Tu n’es pas obligé de me croire car tu es libre.

 


 

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