L'hymne à la joie
C’est un fouillis d’herbes folles et d’avoine
sauvage. Parfois une ortie vient te caresser le mollet mais tu ne sens plus la
brûlure. Tu avances, tu ne peux rien qu’avancer. Tu as dix ans. Tes cheveux
ébouriffés dépassent à peine du végétal. Elle ne serait pas si sombre cette
tignasse qu’elle se fondrait dans les épis, les chardons, les bourgeons. Mais
on la voit trop bien dans la prairie dorée, elle se déplace laissant un sillage
hésitant qui lentement se refermera aux prochains vents.
Soudain tu t’arrêtes et j’entends ton
essoufflement. Ce n’est pas la fatigue mais l’étonnement. Comme souvent pendant
un effort soutenu, si quelque aspérité retient le regard, on s’arrête et on
souffle, on joint l’utile à la curiosité, et le cerveau se penche sur
l’aspérité pour en détailler les contours, tandis que le corps profite de
l’accalmie pour reprendre sa respiration ; ainsi devant l’étrange pancarte
qui vient d’apparaitre entre deux épineux tu halètes et tu récupères l’oxygène
qui commençait à manquer.
J’ai tant mené joyeuse vie
Cent ans libre
Les bien-pensants ont espéré
Me faire bien penser
Les culs-serrés ont bien cherché
A me serrer les fesses
Les culs-bénis m’ont entraîné
A la confesse
Mais j’ai sauté de la falaise
Comme l’air
Et les sirènes du grand bain
M’ont offert leur peau lisse
Leur ventre fut mon paradis
Reste attaché Ulysse
Je n’ai rien tant oui ni tant joui
Du chant joli
Lis de tes yeux et de ton cœur
Toi l’ami
Gagne et perds croque à ton aise
N’attends pas n’aies pas peur
Gai ton chemin de terre et mer
Quatre-vingt-dix années
Te verront vivre avec ardeur
A chanter ton refrain
D’âme qui vibre
Tu as du mal à lire la pancarte. La peinture est
dissoute, le bois du contreplaqué vermoulu. Les coulures de mousse couvrent les
lettres et tu dois réfléchir pour inventer celles qui manquent. Tu réussis
pourtant le premier paragraphe et tu te prends au jeu, tout fier, avec ces mots
que tu n’imaginais pas voir un jour écrits sur un panneau de grande personne.
Alors tu t’acharnes sur la suite plus abîmée encore, tu devinerais presque
combien il fallut de ratures pour obtenir ce charabia.
Tu n’es pas sûr du résultat. Tu ne comprends pas
bien, pas tout. Tu te demandes si les lettres que tu as posées sur la peinture
écaillée, si les mots qui ont comblé les vides, sont les lettres exactes et les
mots justes. Tu as appris il y a peu le mot EPITAPHE, et tu reconnais là une
épitaphe, petit malin, même si le lieu ne correspond pas, même si tu te
demandes ce qu’elle fait là, pourquoi cette épitaphe a-t-elle surgi là devant
toi : aucun cimetière à la ronde, pas même un tombeau. Nul silence de mort
ne vient troubler le murmure du vent, le bourdonnement des insectes, le ressac
un peu plus loin, et tout le bruit de la vie qui t’entoure ; aucun
squelette, aucun ricanement, aucun fantôme, mais un clair après-midi d’été dans
les dernières prairies avant la mer. Appliqué, tu te concentres sur la pancarte
abandonnée.
Tu arrives au bout de ta lecture, ou plutôt tu
décides que ce que tu as décidé de lire est exactement ce qui avait été écrit,
et tant pis pour les mystères. Avant de repartir vers le rivage, tu te mets sur
la pointe des pieds pour apercevoir l’horizon, pour repérer là-bas le rebord
des rochers : le petit sémaphore est toujours là, il t’attend. De l’autre
côté, vers la montagne, tu sais qu’il y a l’église et son école enfermée, tu
entends la cloche qui bat le rappel.
Ils sont tous en train de partir à ta recherche. La
cloche ne sonne jamais au milieu des après-midi d’été ni d’aucune autre saison
d’ailleurs. Tu as retrouvé ton oxygène, tu contournes la pancarte et tu
reprends ta marche insolente, tu ne vas quand même pas te laisser rattraper par
ces curés grimaçants, avec leurs règles implacables quand elles ne sont pas
douloureuses. La jeune fille t’a promis qu’il y aurait une barque et il n’y a
plus beaucoup à marcher pour en finir. La mer aussi devient ton alliée. Quand
les herbes montent trop haut, elle force sur les vagues pour que tu puisses te
diriger au bruit, tu connais l’endroit, juste en bas du sémaphore il y a une
grotte où l’eau s’engouffre en une sourde explosion.
Et le voici, le sémaphore et la plateforme qui
s’avance au dessus de la calanque. La mer aussi t’a vu ; les vagues
s’apaisent. Sur la rive d’en-face, tu aperçois la petite plage où jadis, c’est
ton arrière-grand-père Homère qui te l’a raconté quand tu étais très petit mais
tu te rappelles toute l’histoire, un marin épuisé avait été recueilli par la
fille du roi. Et la barque est là que viennent lécher les derniers rouleaux, le
décor peint sur la proue te fait de l’œil. Tu regardes l’eau changeante, il
faut y aller maintenant, tu ne t’es pas lancé dans cette aventure pour renoncer
au dernier geste avant la liberté.
Encore une fois, comme toujours depuis la nuit des
temps, la mer te fait signe. Là, en contrebas, dans le camaïeu de turquoise et
d’émeraude, un bleu profond apparaît, juste assez grand pour toi et ton
imprécision. Et tu sautes de la falaise.
… ... ... ...
Il y avait grande fête pour mon anniversaire. On
avait convoqué le ban et l’arrière-ban des parents et des amis, des descendants
des parents et des amis pour être plus exact parce que centenaire on n’en a
plus beaucoup, des parents et des amis, et je n’en avais plus aucun. Enfants,
petits-enfants, arrière-petits-enfants, petits-cousins ni d’Eve ni d’Adam, et
les ribambelles de rejetons de mes chers disparus, ils sont venus ils sont tous
là.
Évidemment j’étais au bout de la grande table.
J’avais bien essayé d’expliquer qu’une table longue comme un jour sans pain
n’avait aucun sens et que je ne verrais que deux personnes quand il y aurait
cent ou mille invités, rien n’y fit et je m’emmerdais ferme, à mon âge on est
trivial.
D’ennui ma pensée vagabondait, pourtant heureuse
que tant de monde soit venu. Certes, beaucoup d’entre eux ne m’avaient jamais
vu, et j’en soupçonnais certains d’ignorer le pourquoi des réjouissances. Elle
titubait à travers le temps, étourdie du vin servi, je me plaisais encore au
bon vin vieux, curieuse aussi de toute l’agitation qui se montrait à moi dans
sa force de vie et de renouveau. Ainsi gambadait ma pensée.
Tout à coup je me souvins de la pancarte que
j’avais déchiffrée le jour de mes dix ans, ce jour où je m’étais enfui pour
enfin vivre, qu’on ne m’avait jamais retrouvé. Je me souvins de tous les mots
que j’avais lus et des vers de mirliton. Je compris alors, je devrais dire
enfin, que ma vie toute entière était ce contreplaqué vermoulu.
Une grande joie m’envahit, j’éclatai de rire, et je
mourus.
Printemps 2012
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