Tôt ou tard, ou le bal des contraires
Tôt ou tard, ou le bal des contraires
Je me suis souvent
interrogé sur la question des contraires, et sur la difficulté du choix.
Choisir son camp, il faut toujours choisir son camp. Car bien sûr, quand on ne
le voudrait pas, tôt ou tard il faut choisir, tôt ou tard le chemin de la vie
et tous ceux qui vous y emboîtent le pas vous obligent à choisir. Tiens
justement, faut-il plutôt choisir plus tard, ou le contraire ?
Il va bien falloir
décider : si je traîne je n’aurai rien sous les yeux à lire le moment venu,
mais sinon je vais me précipiter dans le grand n’importe quoi. Entre ces deux
maux, ou bien entre ces deux mots tôt et tard, lequel est bien lequel est
mal ?
Tu peux répéter la
question ?
Je n’ai pas peur et je
répète : lequel est bien lequel est mal ?
Nous y voici, face à face
avec les deux contraires fondamentaux, le bien et le mal, si évidents en
apparence si embrouillés en réalité, alors qu’on ne sait même pas distinguer
ces deux autres contraires ci, l’apparence et la réalité, qui tôt ou tard se révèleront
le contraire de ce qu’on avait cru. Nous sommes tous ici dans le camp du bien,
forcément. C’est une étrange chose que de voir à quel point tout le monde est
dans le camp du bien. Sept milliards d’individus, en voilà un camp qui fait
nombre.
Où sont-ils alors ceux
d’en-face, ceux qui se revendiquent du camp du mal ? Ne répondez pas tous
à la fois … Le silence règne dans les rangs, personne ne se présente, morne
plaine. Et pourtant, nous tous ici qui sommes dans le camp du bien, nous
pouvons les désigner, nous avons tous notre catalogue, notre liste noire, sept
milliards de listes noires. Je serais bien surpris de n’être inscrit sur
aucune, nous tous nous sommes assurés de figurer sur au moins l’une d’elle, ce
serait un évènement planétaire d’y échapper. C’est tellement simple de savoir
ce qui est abominable et ce qui ne l’est pas ; et voici pourtant qu’un
doute s’installe car je comprends que l’abomination que je vois ne l’est pas à
d’autres yeux, à d’autres mains, à d’autres moyens.
On va me reprocher de
vouloir du bien au mal, de chercher le mal pour un bien, on va soupçonner
quelque double jeu ou une crise du moi. Qu’on ne se trompe pas de chemin :
je reste dans mon camp, j’y campe résolument ; si je dois combattre ce mal
qui se croit bien, je combattrai et je prévois très sérieusement de me donner
tous les moyens de vaincre. Mais je garde en tête une question
lancinante : quand viendra ma victoire certaine – la victoire est toujours
certaine pour un combattant tant qu’il n’est pas vaincu – quand elle viendra,
cette victoire sur le mal, suis-je sûr que je me sentirai vraiment bien ?
Dix fois ou cent fois ou
mille fois tu as choisi entre le bien et le mal et bien sûr tu as toujours
choisi le bien. Réfléchis un moment, ne me dis rien, garde le pour toi : à
l’une des dix ou cent ou mille fois, peut-être as-tu fait le mauvais choix,
volontairement ou sans le savoir, à l’insu de ton plein gré comme disait
l’autre, et cette seule fois-là vient entacher les neuf, les
quatre-vingt-dix-neuf, les neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf autres.
Faute de choisir au doigt
mouillé je reste sec dans mes contradictions. J’ai mangé la pomme de l’arbre du
bien et du mal et je n’en suis pas plus avancé, mes bonnes intentions m’ont
conduit en enfer et je rêve au paradis perdu. Je vois bien que je suis mal
parti car ce qui me semblait bon devient mauvais pour d’autres qui pourtant
comme moi connaissaient des hauts et des bas. Des bas et des hauts, des hauts
et des bas, des débats et des cahots, nous avons tous vécu ces alternances,
mais les choisissons-nous vraiment, en toute liberté d’arbitre ? Qui se
croit au plus haut tombe au trente-sixième dessous sans aucun mal et y perd
tout son bien.
Alors bien ou mal, tôt ou
tard, haut et bas, quelle importance, quelle différence ? Du moment que ce
ne soit pas trop tôt pour choisir ni trop tard pour regretter. De cet océan
d’incertitude émerge un seul ilot de sécurité auquel le Robinson naufragé que
je suis s’accroche mordicus nec mergitur : rien n’existe si son contraire n’existe pas.
A bientôt.
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