LE CARNAVAL DES ANIMAUX #5 - Le Corbeau et le Renard
VARIATIONS Façon Diabelli Von Beethoven
ou Jean-Sébastien Goldberg.
Roman policier
La nuit et le crachin tombaient sur
les pavés. Maître Fox ne voyait plus personne hormis ce maudit corbeau perché
sur le seul arbre de l’avenue. Pratiquant avec aisance ce qu’on appelle le
paradoxe du renard, il s’approcha à pas de loup et il constata que le sale
volatile était bien en possession du camembert où il avait caché le microfilm.
Il fallait le récupérer sans
dommage. Sinon, comment expliquer au patron la perte du précieux témoin à cause
d’un corbeau affamé mais rapide ? Voilà huit mois qu’on était sur les
dents pour récupérer le bout de celluloïd. Lui seul permettrait de terminer
l’enquête et de confondre les menteurs professionnels qui les avaient baladés
tout ce temps, ce serait une drôle de queue de poisson finale en forme d’oiseau
de malheur ! Et il allait être le héros, le zéro, de cette farce. Quelle
idée stupide avait-il eu d’une telle cachette !
Fox prit soin de faire l’inventaire
des erreurs à ne pas encore commettre. Mieux valait tard que jamais.
Premièrement, ne pas tirer de coup de feu. Son arme n’était pas assez précise
pour toucher l’animal, il n’était pas Clint Eastwood et ce n’était pas du
cinéma. L’oiseau s’envolerait et tout le quartier se mettrait aux fenêtres. On
fait mieux dans la discrétion.
Secondement, ne pas effrayer le
corbeau. Il est encore vaguement accessible sur son arbre perché, il doit bien
rester un moyen, alors que là-haut sur la tour tout serait perdu. Ne pas faire
du retour au dépôt un chemin de croix, il devinait déjà la chanson qui
l’attendrait jusqu’à la fin de sa carrière.
Il décida de lui parler doucement.
On ne sait jamais ce que comprennent les animaux quand on leur parle doucement,
peut-être beaucoup plus qu’on ne s’imagine, peut-être bien au-delà de ce qu’on
croit leur dire, quand ce serait un lion affamé, un escargot de bruyère, un
corbeau de fable. Parler doucement, user de la flatterie, de la persuasion,
comme avec un enfant qui ne veut pas manger, comme dans les vieux contes
d’antan.
Il parla longtemps. Et comme prévu
l’oiseau comprit. Il ne sut pas ce que l’oiseau comprit, mais il sut que
l’oiseau comprit. Il avait fallu toute la nuit de monologue et déjà les
premières lueurs de l’aube commençaient à faire apparaître la ligne des
héberges avoisinantes ; ce sont toujours les premières lueurs de l’aube
qui le font, et personne n’écrit jamais sur les secondes lueurs de l’aube qui
en conçoivent une jalousie secrète, mais malheureusement une fois de plus cette
histoire se termine aux premières lueurs et les secondes attendront leur tour.
L’oiseau comprend, se gonfle
d’importance, s’ébroue de noirceur, et soigneusement commence à dépiauter le
camembert un peu trop plâtreux à son goût, mais il le fallait plâtreux pour
l’usage que Fox lui destinait. Il y trouve la fève tant recherchée, s’écrie vive le roi, et la
laisse tomber avec dédain dans la bouche d’égout au pied de l’arbre.
Tel est pris qui croyait prendre.
Nouveau roman
On aurait pu décider que ce serait
un camembert plutôt qu’un comté dans ce conte, encore que la préhension au bec
d’un très coulant puisse paraître trop malaisée à concevoir et pire encore à
réaliser, mais après tout il n’est pas interdit de se placer dans une sorte
d’entre-deux, entre le plâtre industriel affublé du nom de camembert et
l’affinage longuement maturé dans le secret des bactéries aussi gourmandes que
normandes, et cet entre-deux rendrait l’histoire plausible.
Un bec, un long bec jaune sur une
masse noire de plumes au cri rocailleux, vol antipathique et noir sur nos
plaines, mais le bec du corbeau est-il jaune ? Brun peut-être ou gris
cendré, n’est pas merle qui veut ni Corneille à Rouen. Ce sera donc un corbeau
à bec pourpre comme on n’en trouve pour ainsi dire jamais.
Quel arbre ? Un arbre perché,
bien entendu. Mais faut-il un arbre ? Dans ce pays où de noirs corbeaux
volent des camemberts entre-deux, il y a sans doute des arbres perchés pour
déjeuner. Il sera donc planté là, dans le pré en pente, descendant vers un
ruisseau inutile, car dans cette histoire tous les ruisseaux sont inutiles et
celui-ci en particulier, bien que ce soit le plus proche de l’arbre où s’est posé
l’oiseau de jais. Autour de l’arbre tourne depuis le début le renard qui attend
son heure, entre chien et loup. C’est un lent manège interminable et roux, qui
justifie à lui seul la présence des autres personnages, car ce sont bien des
personnages, le camembert, le corbeau, l’arbre. Il ne faut pas les prendre pour
des accessoires, des décors, des ustensiles, des figurants, ce sont des
personnages et comme tels ils font ce qu’ils veulent, ce qu’ils croient
vouloir, ce qu’ils peuvent : le camembert odore, le corbeau croasse et
l’arbre croît.
Mais il pourrait s’agir d’une
circonstance où le corbeau le tiendrait dans son bec, le fromage, et ce serait
une bonne hypothèse qui, ajoutée à la faim qu’on peut imaginer tenailler le
renard pour qu’il tourne ainsi, fait de notre théâtre une scène véridique.
Maître Renard a faim et le camembert émoustille son odorat de renard, et l’on
comprend ainsi sans risquer d’erreur de jugement trop excessive que le renard
tourne dans l’attente d’une échappée belle.
Il faut alors tenter de réfléchir à
la pensée du renard, Maître Renard, toute entière tournée vers les lois de la
gravitation universelle et de la chute des corps réunies, dans les limites
raisonnables du principe de la réflexion sur la pensée, a fortiori d’un renard
qu’on ne connaît même pas. Car s’il est un domaine difficile à concevoir, c’est
bien celui du dialogue qui va s’établir entre l’oiseau noir et le mammifère
roux.
Qu’importe au fond qui le mangera,
ce camembert, puisque de toute façon ce ne sera ni vous ni moi.
Romantisme sublime
Le gigantesque orage se fatiguait de
sa propre férocité et les cataractes du ciel prenaient un air de cascade
alanguie. L’oiseau noir avait su tromper la vigilance du jeune berger étourdi
et s’était enfui à tire d’aile vers le soleil renaissant d’entre les nuées,
emportant son trophée : bien plus qu’un fromage, un caprice des dieux. Il
avisa le plus noble des chênes de la contrée, qui résistait impérial aux orages
apocalyptiques malgré la horde de roseaux qui le cernait, et se percha sur la
plus haute branche juste à côté du rossignol de la chanson.
En déployant ses ailes l’oiseau
faisait de l’ombre à toute la plaine dans le soleil couchant et l’arc-en-ciel
glorieux, et les éclairs noirs de ses plumes éclaboussaient les dernières
gouttes. Tout en bas du plus loin du contrebas, plus petit dirait-on qu’un
limaçon, passa en se pavanant néanmoins Maître Renard dans sa cape flamboyante.
L’univers entier séparait semble-t-il ces deux là, de la terre au ciel, de
l’abîme au paradis, de l’obscurité à la lumière.
Maître Renard salua le prince des
ténèbres et, tout vibrant de passion, lui témoigna son admiration, sa
sidération, sa soumission, sa foi. « Il ne tient qu’à vous, empereur de la
nuit, de faire tonner votre grandeur plus haut que la tempête en fuite ».
Ivre de certitude grandiose, le
corbeau fit grincer sa crécelle et le fromage tomba du paradis en enfer.
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