Objets inanimés 2 - Le gousset
Le gousset
Le poète s’est interrogé bruyamment :
« objets inanimés, avez-vous donc une âme ? ». Monsieur le
poète, enfin, la question ne se pose même pas, ils ont une âme. Tant qu’ils ne
sont pas pulvérisés dans la nature ils conservent en eux le souvenir de leurs
errances et les marques qu’on leur a imprimées ne serait-ce qu’en les
caressant, en les saisissant au vol, en les prenant délicatement pour en
observer le mécanisme. Parce que parfois ils ont un mécanisme qui les fait
tourner, chanter ou scintiller.
Il ne faut pas confondre cette apparence de vie donnée
aux objets par un ressort remonté ou une pile bouton, avec leur âme. Comme pour
nous tous, l’âme est inhérente au corps et disparaît avec lui, mais pile
épuisée ou ressort détendu, l’âme est là, tapie dans le métal, le tissu, le
bois, et même ô décadence la matière plastique, qui constituent l’objet et son
unicité définitive. Et quand le ressort serait cassé, le mécanisme irréparable,
l’âme est là qui guette.
Car c’est bien la montre gousset de mon père que je
regarde à cet instant où j’écris ces lignes, posée sur le joli porte-montre en
bronze imitant quelque dieu grec, Mercure ou Apollon, qui eux-aussi savaient
jouer du temps. Elle est fixée à un crochet qui n’est autre que la main droite
du dieu, artifice astucieux du fabricant pour éviter une excroissance
encombrante. Elle repose sur la poitrine bombée, inerte. Voilà quinze ans que
je l’ai cassée en la laissant tomber et sur le coup j’ai senti que mon père
était mort une seconde fois.
Je la lui avais toujours connue. Un chef-d’œuvre de
précision des années trente, spécialement conçu à l’époque pour les cheminots
et qui aurait été offert à mon père par son frère qui travaillait aux chemins
de fer, on ne disait pas encore la SNCF. Marque Auricoste. Toute en subtilité
mécanique, elle disposait d’un remontoir qui tenait largement ses deux
semaines. Tiré d’un cran, il permettait de régler l’heure ce qui n’était jamais
nécessaire, elle savait défier le temps atomique.
Bien à l’abri dans la poche basse de son gilet qu’il ne
quittait jamais, elle laissait dépasser la chaînette fixée quelque part, sans
doute une boutonnière placée là tout exprès. Mon père la sortait de sa poche
avec solennité et annonçait l’heure d’une voix douce, toujours au moment où
comme par hasard l’un d’entre nous était en retard.
Raffinement suprême, un petit poussoir au centre du
remontoir lançait la trotteuse pour chronométrer mes apprentissages de vélo,
avec un cadran intérieur pour compter les minutes. On poussait une deuxième
fois et la trotteuse s’arrêtait, une troisième fois et tout revenait à zéro, je
pouvais recommencer le tour du pâté de maisons. Merveille des merveilles, sans
aucun secours d’aucune électronique, uniquement à travers des engrenages, des
basculeurs, des cliquets et des micro-ressorts, entièrement forgés à la main.
Nulle part la montre ne s’abaissait à se croire obligée de mentionner qu’elle
était étanche, antimagnétique, antichoc. L’était-elle ?
C’est dire comme mon père veillait, et je n’ai vu cette
montre que de loin sauf s’il acceptait de la tenir dans sa main pour que je
voie de près. Je l’aurais contemplée pendant des heures, j’aurais chronométré
tout ce que la terre compte de mouvements, mais pas question de la prendre
moi-même et les deux ou trois tentatives furent sévèrement réprimées, à sa
façon inimitablement douce et sans élever la voix.
Et puis mon père est mort, ce sont des choses qui
arrivent. Montre ou pas, le temps est le plus fort. Je découvris lors de ces
moments difficiles où il faut bien fouiner dans les affaires que cette montre
avait un passé et qu’elle était arrivée dans la poche du gilet de papa après
bien d’autres traverses que ce qui m’avait été vaguement dit. Celles-là ne
m’appartiennent pas, elles sont la mémoire de la montre, sa plus profonde
mémoire. Elle me racontera ce qu’elle veut, si elle trouve le moyen de me le
raconter et, sans m’avancer beaucoup, je crains que les circuits de
communication entre elle et moi soient légèrement défectueux. Mais je sais que
cette histoire est tragique.
Quand il fallut partager l’héritage, nous étions quatre
sur le coup, nous voulions tous la montre. Le tirage au sort qui dans ces cas
là prévaut m’a donné l’avantage au moins sur ce point, il ne faut jamais
espérer tout avoir. Et j’ai enfin réussi, comme j’en avais rêvé toute mon
enfance et bien plus tard, à arborer sur mon pantalon une chaîne argentée qui
disparaissait dans ma poche où trottinait le gousset et à chronométrer tout ce
qui bouge.
J’ai maintenu la flamme, et un dimanche sur deux, avec
conscience, je retendais le mécanisme avec précaution. Je suis vigilant et
soigneux et j’ai encore en bon état bien des affaires que tout un chacun aurait
cassées ou perdues depuis longtemps. Il n’y a aucune raison raisonnable pour
que cette montre m’ait échappé des mains après des années d’appropriation.
Alors rien n’y fait, ni mes raisonnements rationnels, ni Aristote et sa
logique, ni mon indécrottable mécréance, c’est la montre elle-même qui s’est
jetée par terre.
D’ailleurs j’aurais pu demander une enquête de
gendarmerie. Je suis sûr qu’ils auraient conclu au suicide.
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