Objets inanimés 6 . Le Photomètre
Vous avez sous les yeux un boîtier oblong assez dense
en métal laqué noir. Du fer probablement, un fer doux pour une meilleure
plasticité, bien protégé dans sa peinture à chaud. Sur sa face avant s’ouvre
une fenêtre incurvée sur toute la largeur, comme une bouche qui aurait dévoré
le visage, souriante à l’endroit, grimaçante à l’envers. De l’autre côté, un
orifice est fermé par un écran dépoli laiteux.
Sur le dessus différentes aiguilles gambadent parmi des
secteurs mobiles commandés par de petits leviers latéraux, et croyez-le si vous
voulez on peut ainsi trouver les bons réglages à prendre en compte pour réussir
la photographie de la vieille tante et du dernier rejeton, ou bien du paysage
vu du Pic du Midi ce serait dommage qu’il soit surexposé après toute cette
montée.
Il mesure la lumière incidente sur le sujet. On le nomme
photomètre. Et je vais vous raconter son histoire, ou plutôt l’inventer devant
vous faute de la connaître.
Il a été construit pendant l’entre-deux guerres, et il
a appartenu à l’un de mes deux parents. Ils faisaient tous deux des photos avec
ces mastodontes à soufflets où il fallait changer de pellicule chaque douze
clichés. Mon père se chargeait en outre d’un appareil à plaques qu’il traitait
lui-même enfermé dans un réduit obscur avec des années de retard.
Evidemment, de toute cette vie là je ne connais que les
boîtes à chaussures remplies de photos ni datées, ni localisées, avec parmi des
dizaines d’inconnus de temps à autre un visage identifié si jeune, mon dieu, si
jeune. Je suis né quand les photos avaient déjà jauni. Mes parents avaient
alors comme tout le monde ces petits appareils à télémètre imaginés par kodak ; enfin, imaginés non,
imités, copiés effrontément sur Leica,
en moins bien et moins cher. Et moi tout fiérot, je faisais des flous aussi
artistiques qu’involontaires avec mon instamatic.
Alors vous allez peut-être pouvoir m’expliquer
pourquoi, mais pourquoi donc, dès ma première paye, j’ai tout dépensé dans un rolleifleix bi-objectif, un nikkormat, un agrandisseur et toute la
chaîne de traitement du noir et blanc argentique ? D’où a bien pu me venir
cette folie de développer mes photos, enfermé dans un réduit obscur, et
d’exhiber mes 30x40 avec des années de retard ?
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