Objets inanimés 7 - Le caillou
Le caillou
Le chemin était comme le chemin de la fable, en pire.
Montant, malaisé, sablonneux, et ces mouches qui ne cessent de nous tourner
autour. Nous voulions monter en haut de la montagne d’où la vue était
magnifique ; le guide nous avaient entraînés là, vous verrez disait-il
c’est plus court. Tout lui avait l’air facile et il semblait savoir où il
était, mais il avait oublié nos âges et nous houspillait comme des garnements
paresseux, tout frétillant en tête du groupe quand nos cœurs et nos muscles
manifestaient un net début de lassitude. J’étais loin derrière, je transpirais
et je croyais reculer de deux pas à chaque pas, dans le sable instable.
Elle ne finira donc jamais, cette côte. Au départ il
paraissait proche pourtant, ce petit sommet, cette montagne à vaches. Je
n’aurais jamais dû le penser à haute voix, montagne à vaches, ma colline s’est
vexée et s’est haussée du col, pour sûr.
Le chemin a tourné à une rupture de pente. Au lieu de
viser directement le sommet, il a pris un petit air de détour me laissant
souffler un peu dans le faux plat. Le sable avait fait place à la roche native
qu’il avait fallu briser pour permettre le passage. Content de trouver un
rythme raisonnable et de sentir sous moi la terre ferme, je me suis distrait
dans les arbustes et les paysages lointains qui commençaient à apparaître, et
bien entendu mes pieds se sont entravés dans une pierre mal dégrossie.
Je suis tombé de tout mon long, elle était vraiment
ferme, la terre ferme. J’avais mal. Rien de grave, mais furieux du piège de la
montagne, des rires des compagnons qui en profitaient pour une pause, et malgré
tout, écorchures bien présentes et bleus en préparation.
A dix centimètres de ma tête, juste posée là comme si
elle m’attendait, une quartzite dorée m’a fait oublier l’incident et tout ce
qui s’ensuit en m’enveloppant de ses reflets moirés, comment dire, en
m’hypnotisant comme le ferait une sculpture non figurative à laquelle le
mouvement des facettes, le rythme des arêtes, la texture des cristaux donnent
une vie intérieure et révèlent un passé chahuté qu’il me faut absolument
découvrir. Elle me regardait, elle n’avait pas besoin d’yeux pour cela, je
voyais bien qu’elle me regardait, qu’elle s’était organisée depuis un petit
milliard d’années pour être à cet endroit à ce moment. Hic et nunc, on parlait
latin dans les ères primaires.
Les cailloux ont tout leur temps, eux. Ils n’ont aucun
congénère qui les houspille pour aller plus vite que la musique, pour être au
four et au moulin, et pour démarrer le premier au feu rouge. Ils commencent
leur carrière, carrière est le bon mot, dans une fournaise dont on n’a pas
idée, à ne pas mettre un chat dehors, où l’acide sulfurique et la
nitroglycérine sont les plus tranquilles des matériaux primordiaux. Puis
lentement l’acide se neutralise et les explosifs se détendent, et des cristaux
naissent et prospèrent, youp là. Il suffit d’attendre un petit peu, deux cents
millions d’années, un clin d’œil de géologue.
Le caillou n’est pas quitte pour autant. Les grands
radeaux de croûte vont s’entrechoquer, se chevaucher, se tordre et sombrer ou
se dresser vers le ciel. Le petit caillou va être mis sous pression au milieu
de ses comparses, il va réchauffer ou refroidir selon l’humeur de la planète,
il va se noyer dans des laves furieuses ou se rafraîchir dans un joyeux torrent
de montagne. Perdu au fond d’une strate endormie, il va devoir jouer de tous
ses atomes pour, très lentement, très obstinément, mais très sûrement, remonter
à la surface.
Et le jour dit il sera à l’heure à notre rendez-vous,
devenu quartzite avec ces quelques impuretés qui me l’ont rendue si belle.
Elle ne m’a plus quitté depuis, et je ne me souviens
pas de ce que nous avons vu au sommet de la montagne.
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