"ELLE"
« ELLE »
C’était une drôle de soirée. La copine et néanmoins
collègue voulait absolument aller manger dans ce restau ; certes il
suffisait de traverser le boulevard en sortant du cinéma mais elle, elle
aurait préféré rentrer directement. Demain il y avait cours, et sa tranche de
poisson pané qui l’attendait aurait largement suffi à son appétit et à son
budget. Mais rien à faire, la copine était un bulldozer, un bouteur en bon
français des travaux publics, et en sortant du cinéma elles sont allées toutes
deux s’installer dans la brasserie encore un peu branchée à l’époque.
Les tables y sont disposées dans des alvéoles ce qui
donne un peu d’intimité. Quatre personnes y tiennent facilement mais à deux
c’est encore mieux on peut laisser traîner les sacs à main. Les plats tardent
et elles parlent du film, enfin c’est surtout la copine qui pérore sur tout et sur
rien, très savante et péremptoire sur les mouvements de caméra et le profil des
acteurs. Elle, elle sent la fatigue et ne sait trop que répondre alors elle
écoute vaguement, ce qui ne dérange pas la copine qui continue.
Elle, elle observe machinalement les allées et venues
des clients, des couples pour la plupart, sans doute sortis d’un des cinémas
d’en face, ou peut-être riverains venus dîner en voisins. Ces deux garçons qui
viennent d’entrer, par exemple, semblent des habitués. Elle croit reconnaitre l’un
d’eux qu’elle a croisé ailleurs mais elle ne sait plus trop où. Une expo d’un
ami mais je ne suis pas sûre. Il lui fait un petit signe, c’est bien lui, elle
se trompe rarement elle est très physionomiste. Ils s’installent à leur table,
la vague connaissance et le garçon inconnu qui l’accompagne, vite il faut
ranger les sacs.
Les plats arrivent, omelette frites, steak tartare
salade, ce qui reste sage pour le banquier caché sous le chéquier. La copine
volubile tient toujours le crachoir, visiblement à destination du garçon
inconnu, avec une véhémence accrue. Elle, elle observe qu’il se passe soudain
quelque chose à côté d’elle, entre ces deux là. Elle évite les regards de la
vague connaissance, elle est fatiguée et n’aime pas ces prolongations
imprévues. Le temps de boire deux bières pour les garçons, et pour les deux
collègues de finir leur en-cas, et les voilà dehors. Le garçon inconnu a une
voiture, justement, et il propose un dernier verre chez lui. Il faut bien
accepter de suivre tout le monde, il n’y a plus de métro. La copine est aux
anges ; elle, elle est plus circonspecte.
Pendant le trajet, le conducteur inconnu mais
entreprenant prévient les passagers : attention, j’ai un ami chez moi qui
dort, il ne faudra pas faire de bruit. Sous-entendu, il n’y aura pas de place
pour tout le monde et il faudra se serrer un peu. La traversée de Paris est
vite bouclée et on monte, à l’étroit dans l’ascenseur haussmannien, au
cinquième étage. Se serrer oui, mais pas trop, l’appartement est immense et
l’ami qui dort est bien à l’écart. On prend le dernier verre et on bavarde.
Bien entendu, la copine finira la nuit avec le
conducteur. Elle, elle fera de son mieux dans son coin et la vague connaissance
se repliera en bon ordre. Quant à l’ami dormeur, il se réveillera quand les
deux copines seront parties donner leurs cours. Il faudra qu’il attende une
interminable quinzaine de jours pour la voir, elle, la retrouver, elle, dont il
avait entendu la voix dans son sommeil.
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