Mes climats #5 - Orages méditerrannéens
1. L’orage de la première personne.
J’achète toujours mon pain à la boulangerie qui fait
l’angle du Boulevard et de la petite rue en pente. On le voit sur le
plan : le boulevard sépare la colline du centre historique et descend
doucement du plateau vers le rond-point du contrebas avant de remonter de
l’autre côté de la dépression. Personne ne se souvient du nom officiel du
rond-point, probablement un ancien maire de la ville que tout le monde a oublié
parce que, pour tout le monde, il s’appelle le rond-point du contrebas, ou plus
simplement le Contrebas, tout comme ailleurs il y a une Etoile, un Bois, des
Quinconces, et même un Rond-Point du temps où c’était le seul rond-point de la
ville. C’était avant et ailleurs.
La petite rue descend abruptement des jardins ouvriers
éparpillés sur les hauteurs, et que chacun nomme les jardins de la colline,
c’est pourtant facile à retenir.
La boulangerie fabrique et vend le meilleur pain de la
ville, sinon de la région. C’est pourquoi c’est là que j’achète mon pain, bien
que je sois obligé d’y venir en voiture. Je me gare avant le carrefour, je
marche quelques dizaines de mètres jusqu’au magasin faisant ainsi ma
gymnastique quotidienne, sans me soucier de mon empreinte carbone. Je n’y peux
rien si ailleurs le pain est moins bon et plus cher.
Les premières gouttes sont tombées quand je sortais
avec ma baguette sous le bras. Comme j’avais mon béret j’ai rejoint ma voiture
sans me presser ; mal m’en a pris. L’orage caché derrière la colline a
transformé l’averse rafraîchissante en déluge d’apocalypse en moins de treize
secondes. Arrivé à la voiture, le temps de trouver les clés en essayant de
rester digne mon pain n’était plus que chiffe molle, le temps de claquer la
portière la rue en pente était devenue torrent, le temps de démarrer le
boulevard était fleuve de boue.
Face à moi, au Contrebas, l’eau affluait de toute part
et un embouteillage se formait déjà derrière trois voitures au moteur noyé.
Alors j’ai fait demi-tour à l’aveugle dans la bourrasque, j’ai évité je ne sais
comment quelques pierres qui roulaient dans la rue en pente, et j’ai remonté le
boulevard dont le terre-plein central émergeait comme une île. Les rambardes
manquaient sur une dizaine de mètres, je suis monté sur la possibilité de cette
île.
Enfin j’étais en lieu sûr. Alors, tout en mâchouillant
ma mie mouillée, j’ai attendu le retour de la canicule.
2. L’orage de la deuxième personne.
Après une matinée passée dans ton jardin à consoler tes
plantations assoiffées, depuis que sévissait la canicule, une fois avalé ton
frugal déjeuner et fini ta petite sieste avec vue sur la vieille ville en
contrebas, tu as bien vu que le temps se couvrait. Le jardin n’aurait plus
besoin de toi, c’était le bon moment pour te rafraîchir les idées. Tu as fermé
ton abri après y avoir rangé chapeau de paille et tablier de vigneron, tu
jardines toujours avec un tablier de vigneron, les aubergines et les panais ne
se méfient pas en te voyant, et tu as commencé à descendre tête nue la rue en
pente raide vers la ville.
Un petit en-cas à la boulangerie du coin ne te ferait
pas de mal, surtout que tes genoux haïssent cette descente-là, et leurs
cartilages fatigués.
La pluie devenue violente te ruisselait dans le cou et,
au début, elle put calmer la fièvre de chaleur emmagasinée depuis le matin et
tous les jours précédents, à laquelle tu ne t’habituais pas malgré tes origines
basanées. Il fallait pourtant bien l’entretenir, ce potager hérité de ton père
et de ton grand-père, grâce auquel tant de monde avait pu survivre même dans
les plus rudes époques. Les jardins ouvriers, disait-on, faisaient la renommée
de la ville et la force de ses habitants. Ton jardin, tu l’avais laissé à la
merci des éléments, sur le haut de la colline et tu savais que cette fois ce
serait bénéfique, monsieur voulait de l’eau, monsieur était servi. En
attendant, la pluie de calmante devenait importune, et même indiscrète dans ses
infiltrations. La plaisanterie avait assez duré.
La boulangerie n’était plus très loin. Au milieu de la
rue, tu marchais dans le lit d’un torrent, tu avais renoncé aux trottoirs
défoncés dont tu ne voyais plus les obstacles. En approchant du carrefour tu as
obliqué vers la boutique et machinalement tu as regardé vers l’amont, comme
pour vérifier si une voiture n’arrivait pas, c’est ce qu’on fait quand on
traverse une rue, bien sûr. On peut difficilement imaginer qu’une voiture descende
la pente de son plein gré par un temps pareil, mais les réflexes sont les
réflexes. Et tu ne sais pas comment, par une détente douloureuse mais
magistrale de tes genoux endoloris, tu as évité la grosse pierre qui dévalait
vers toi dans le courant.
Tu voulais te rafraîchir et finalement tu as eu chaud.
3. L’orage de la troisième personne.
Il a décidé qu’il passerait par le boulevard. Il ne
tenait pas à se retrouver dans les encombrements fréquents du centre historique
avec ses rues étroites et sinueuses. Un livreur s’arrête en pleine rue au motif
qu’il ne peut se garer, et il faut attendre des plombes qu’il ait monté ses
étages sans ascenseur, fait signer le bon, redescendu les escaliers, et fait
quelques gestes inélégants vers les impatients du klaxon. Il n’a jamais
remarqué qu’il était lui-même livreur et que parfois il s’arrêtait en pleine
rue et les étages et le bon et les klaxons ...
Par le boulevard le trajet serait plus long mais plus
fluide. Après avoir pris son déjeuner au frais, il est remonté dans la
camionnette surchauffée, depuis le temps qu’il réclame une clim il faudrait que
le patron se décide, c’est de pire en pire chaque année un de ces quatre un
chauffeur prendra un coup de chaud.
La pluie le surprend. Il n’a pas vu le cumulo-nimbus en
embuscade derrière la colline aux jardins. Il commence la longue descente du
boulevard. La chaussée poussiéreuse vite devenue glissante l’oblige à ralentir.
Il déteste ralentir mais les livraisons préfèrent arriver intactes en retard
qu’à l’heure mais irrecevables comme lui serine le patron. La prime,
c’est : « et intact et à l’heure », et ce n’est pas pour cette
fois.
Maintenant il n’y voit plus rien. Les essuie-glaces
fatigués ne parviennent pas à évacuer l’eau qui tombe dru à décourager les plus
performants des essuie-glaces. Au carrefour de la boulangerie où parfois il
s’arrête pour prendre une baguette, la meilleure du pays lui dit sa femme, il
doit freiner brutalement pour éviter un malade qui fait demi-tour sans rien
regarder, il cale et une grosse pierre entraînée par le courant violent
descendu de la rue transversale heurte la caisse déjà bosselée, la camionnette
en est tout ébranlée. Pas question de descendre, il y a bien trente centimètres
d’eau, il vaut mieux se sortir du carrefour, échapper au déboulé de la ruelle
en pente venue des jardins.
Le moteur repart, il commence à rouler en direction du
Contrebas mais se trouve bloqué rapidement dans la file de voiture. Là-bas, au
rond-point, l’eau arrive à la hauteur des fenêtres des voitures immobilisées.
Il aperçoit les occupants tenter d’en sortir sans y parvenir, et personne ne
sait jusqu’où l’eau va monter.
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